Qui est Charlie ? — Wikipédia

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  • C’est toujours pénible (et un peu risqué, en ces temps de fichage S) à rappeler, mais organiser de grandes manifestations sur le thème unique de la « liberté d’expression », après chaque tuerie liée aux caricatures de Mahomet, c’est largement un thème imposé par l’extrême-droite depuis les assassinats de Pim Fortuyn (2002) et de Theo van Gogh (2004). Les caricatures sont nées dans Jyllands-Posten, explicitement en référence à ces meurtres, en 2005.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Caricatures_de_Mahomet_du_journal_Jyllands-Posten

    Les « caricatures de Mahomet » sont les caricatures de douze dessinateurs parues le 30 septembre 2005 dans le quotidien danois Jyllands-Posten, en réponse à Kåre Bluitgen, un écrivain se plaignant que personne n’ose illustrer son livre sur Mahomet depuis l’assassinat de Theo van Gogh aux Pays-Bas le 2 novembre 2004.

    Ce sont ces mêmes caricatures qui sont « republiées » par Charlie Hebdo en 2006, agrémentées de nouveaux dessins maison.

    C’est un piège, puisqu’évidemment il est impossible de discuter réellement de liberté d’expression, alors que l’horreur des assassinats interdit (implicitement et explicitement) de dire ce que l’on pense, par ailleurs, de ces dessins. En France, c’est très explicite : on doit « accepter » la liberté d’expression de ces dessins, mais si on exprime mal le fait qu’on trouve ces dessins gerbants, on est bien prévenu que ce sera conseil de discipline et signalement aux autorités.
    https://www.20minutes.fr/societe/2888467-20201019-attentat-conflans-lr-propose-serie-mesures-urgence-partic

    A l’école, il estime que les élèves à partir du collège devront lors de la rentrée du 2 novembre avoir « des débats sur ce qui s’est passé à Conflans-Sainte-Honorine », pour « crever l’abcès », et « en cas de manifestation d’une forme ou d’une autre de soutien à cette action barbare, il faudra convoquer les parents et un conseil de discipline ! »

    Encore ce mois-ci, pendant le procès du massacre de Charlie Hebdo, on a largement fait savoir que Mediapart, la France insoumise et plus généralement les islamo-gauchistes étaient carrément complices des frères Kouachi. C’est tout de même une vision très orientée de la liberté d’expression.

    On ne peut pas aborder la liberté d’expression en répétant l’apocryphe voltairien « Je déteste ce que vous dites, mais je me battrai pour votre droit à le dire » (comprendre ici : les musulmans doivent accepter les caricatures), tout en interdisant d’exprimer que l’« on déteste ce que vous dites ». Je veux bien qu’on se « batte » pour que Charlie ait le droit de publier ses merdes, mais je dois avoir le droit de dire que je déteste ces merdes ; c’est le fondement de la branchitude voltairienne. Pourtant on se souvient à quel point il fallait manifester « pour » la liberté d’expression, mais à quelle point il était dangereux de dire qu’« on n’était pas Charlie » pour autant. Des familles convoquées parce que le gamin n’était pas assez Charlie… jusqu’au pourtant très poli Emmanuel Todd et les polémiques autour de son bouquin Qui est Charlie ? :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Qui_est_Charlie_%3F

    Parmi les membres de la rédaction de Charlie Hebdo, Patrick Pelloux estime que l’ouvrage d’Emmanuel Todd constitue une insulte aux millions de manifestants et « soutient en quelque sorte l’intégrisme religieux ». Le journaliste Philippe Lançon, blessé dans l’attentat, compare la démarche d’Emmanuel Todd à celle d’« un corbeau, les corbeaux qui se déposent sur les champs de cadavres une fois que la bataille a eu lieu » et s’agace du « mépris » exprimé envers « les gens qui avaient été, je crois pour la plupart, sincèrement horrifiés par cet événement ». Pour lui, l’ouvrage de Todd constitue « une prime à la pensée pour la violence, une sorte de justification sous-jacente à l’acte qui avait été commis en faisant des frères Kouachi les représentants d’un peuple, d’une population ou d’une communauté opprimés ». La dessinatrice Coco juge quant à elle qu’« Emmanuel Todd s’est branlé sur des trucs sociologiques à la mords-moi-le-nœud ».

    Par ailleurs, le choix unique des caricatures comme héritage de Theo van Gogh, c’est encore une indication nette du piège que représente cette « défense et illustration de la liberté d’expression en Europe » dans ces conditions. Si l’on reprend la fiche Wikipédia du bonhomme, on a aussi un assez brillant passif antisémite :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Theo_van_Gogh_(réalisateur)

    Ses propos sur « la préoccupation juive autour d’Auschwitz » provoquent une vive indignation de la part de nombreux intellectuels juifs. Critiqué par l’historienne juive Evelien Gans, il écrit dans le magazine Folia Civitatis : « Je pense que madame Gans fait des rêves érotiques où elle se fait baiser par Josef Mengele ». En 1991, il est condamné à une amende pour ses propos dans le magazine Moviola où il parle d’« étoiles jaunes copulant dans la chambre à gaz » et l’« odeur de caramel » qu’il sent alors qu’on brûle des juifs diabétiques. En 1995, une autre plainte suit un éditorial dans lequel il reprend la formule de l’écrivain Robert Loesberg qui qualifie Jésus de « poisson pourri de Nazareth ».

    De fait, dans leur « défense de la liberté d’expression », il est particulièrement criant que ni le Jyllands-Posten ni Charlie Hebdo n’ont fait le choix d’illustrer ces désopilantes plaisanteries sur les chambres à gaz.

    Je ne fais pas cette remarque par whataboutisme (ne serait-ce que parce que je n’ai non plus envie qu’on s’impose les spectacles de Dieudonné en primetime sur France 2, au motif qu’il faudrait à tout crin défendre la liberté d’expression), mais pour bien faire ressortir que, dans leur approche de la liberté d’expression qu’il faudrait défendre après l’assassinat de Theo Van Gogh, Jyllands-Posten et Charlie Hebdo ont eux-mêmes fait un choix dans le nauséabond, choix qui permet de défendre une idée ainsi orientée de la liberté d’expression. Non comme un absolu libertaire au cœur de la « civilisation européenne », mais comme un provocation, une de plus, contre les populations racisées d’Europe.

    Je suppose que ceux qui réclament bruyamment qu’on affiche les caricatures du prophète dans toutes les classes et au fronton des mairies, au motif qu’elles incarneraient les valeurs de la République, auraient beaucoup plus de mal avec l’idée de baser des cours de « liberté d’expression » républicaine sur « l’odeur de caramel des juifs diabétiques à Auschwitz », en affichant ça dans toutes les classes ou sur les façades des bâtiments publiques. On aurait là un excellent sujet sur la persistance de l’antisémitisme en Europe, mais un cours très problématique sous l’angle de la seule liberté d’expression.

    Le choix de l’angle unique de la défense de la liberté d’expression est un piège, en ce que, très visiblement, il sert à légitimer (tu me diras : la faute aux assassins, oui pourquoi pas) des formes d’expression qui, auparavant, étaient déjà extrêmement problématiques. Parce que la question est vite réglée : évidemment que personne ne devrait mourir pour des dessins.

    Mais pour autant, cela ne fait pas de ces discours et de ces dessins des martyrs idéalisés des « valeurs » républicaines.