• Éducation : « La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement n’est pas vraiment neuve » (Claude Lelièvre, LeMonde.fr)
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/22/education-la-situation-dans-laquelle-nous-nous-trouvons-actuellement-n-est-p

    En matière d’« anticlérialisme » contre le « catholicisme politique » – l’Eglise catholique est alors foncièrement antirépublicaine –, Jules Ferry se montre tout particulièrement intransigeant (et c’est une leçon) pour ce qui concerne le cœur même de l’école, à savoir ce qui doit et peut y être enseigné. […]
    En revanche, il se montre très soucieux que l’école laïque et ses acteurs ne basculent pas dans l’antireligion, sous quelque forme que ce soit.

    #éducation #histoire #laïcité

    • L’historien Claude Lelièvre, spécialiste de l’éducation, rappelle dans une tribune au « Monde » que si Jules Ferry était inflexible sur les enseignements, le cœur même de l’école laïque, il veillait aussi à ce qu’elle ne tombe pas dans l’antireligion, sous quelque forme que ce soit

      Il ne faudrait pas que les sentiments tout à fait légitimes d’horreur et de colère face à l’ignoble assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty l’emportent sur toutes les autres considérations, qualifiées parfois par certains d’« islamo-gauchisme ».

      La situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement n’est pas vraiment neuve, car elle a été, à certains égards, constitutive de l’institution de l’école laïque et républicaine en France. Ainsi Jules Ferry (1832-1893), président du Conseil, s’exprimait de la manière suivante au Sénat, le 10 juin 1881 : « Nous sommes institués pour défendre les droits de l’Etat contre un certain catholicisme, bien différent du catholicisme religieux, et que j’appellerai le catholicisme politique. Quant au catholicisme religieux, il a droit à notre protection (…). Oui, nous avons voulu la lutte anticléricale, mais la lutte antireligieuse, jamais, jamais. »

      Des « devoirs envers Dieu »

      En matière d’« anticlérialisme » contre le « catholicisme politique » – l’Eglise catholique est alors foncièrement antirépublicaine –, Jules Ferry se montre tout particulièrement intransigeant (et c’est une leçon) pour ce qui concerne le cœur même de l’école, à savoir ce qui doit et peut y être enseigné. Par exemple, il place les manuels d’histoire et d’instruction civique qui ont été mis à l’index par l’Eglise de France parmi les manuels recommandés en annexe de sa célèbre lettre-circulaire aux instituteurs du 17 novembre 1883.

      En revanche, il se montre très soucieux que l’école laïque et ses acteurs ne basculent pas dans l’antireligion, sous quelque forme que ce soit. D’abord dans cette même lettre-circulaire : « Parlez avec force et autorité toutes les fois qu’il s’agit d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge . »

      Plus significatif et plus étonnant encore, c’est sous le ministère de Jules Ferry que des « devoirs envers Dieu » sont inscrits dans le texte réglementaire, publié le 27 juillet 1882, du programme de morale au cours moyen : « L’instituteur apprend aux élèves à ne pas prononcer légèrement le nom de Dieu (…) ; et il habitue chacun d’eux à environner du même respect cette notion de Dieu, alors même qu’elle se présenterait à lui sous des formes différentes de celles de sa propre religion. »

      Et pour l’islam ? En 1891, Jules Ferry critique le manque d’une réelle « politique musulmane » et invite le Sénat à constituer une « grande commission » (Journal officiel du Sénat, débats parlementaires, séance du 26 février 1891, page 117). Une commission d’étude sur l’Algérie de dix-huit membres est instituée, et elle est présidée par Jules Ferry lui-même.

      « Profond respect »

      Sept rapports publiés en 1892 vont en découler, dont le rapport confié par Jules Ferry à Emile Combes (1835-1921) sur « l’instruction primaire des indigènes ». On ne manquera sans doute pas d’être quelque peu surpris, en prenant connaissance de ce rapport, si l’on a à l’esprit à quel point Emile Combes s’est distingué dans la lutte anticléricale. Il a été, entre autres, le principal responsable de l’interdiction des congrégations enseignantes en 1904.

      « Ce peuple aime sa religion et il entend qu’on la respecte (…). Ce qu’on a regardé comme une opposition religieuse n’était que le désir bien naturel à un peuple croyant de s’assurer que sa religion nationale ne courait aucun danger dans les écoles ouvertes à la jeunesse (…). Le sentiment religieux et le sentiment patriotique s’unissent pour recommander le Coran, qui est à la fois le symbole de la doctrine religieuse et le monument par excellence d’une littérature. Le Coran tenant au cœur de l’arabe par ce double lien, il est naturel que l’arabe s’irrite d’une attaque dirigée contre le Coran comme d’une offense faite à sa croyance et à sa race. De là, pour nos instituteurs, l’obligation étroite de témoigner le plus profond respect à la religion indigène, c’est-à-dire au livre qui en est l’expression » (Rapport Combes, documents parlementaires, Sénat, annexe n° 50, 18 mars 1892, page 244).

      Tout cela n’a pas empêché les grands dirigeants républicains de mener une lutte « anticléricale » résolue, là où elle est au cœur des enjeux, à savoir : quelle culture et quels enseignements ?

      Amendes

      En septembre 1909, les cardinaux, archevêques et évêques de France préconisent l’organisation d’associations des pères de famille : « Vous avez le devoir et le droit de surveiller l’école publique. Il faut que vous connaissiez les maîtres qui la dirigent et l’enseignement qu’ils y donnent. Rien de ce qui est mis entre les mains et sous les yeux de vos enfants ne doit échapper à votre sollicitude : livres, cahiers, images, tout doit être contrôlé par vous (…). Nous interdisons l’usage de certains livres dans les écoles, et nous défendons à tous les fidèles de les posséder, de les lire et de les laisser entre les mains de leurs enfants, quelle que soit l’autorité qui prétend les leur imposer. » Suit une liste d’une quinzaine de manuels d’histoire, de morale ou d’instruction civique condamnés.

      En janvier 1914, la Chambre des députés ira jusqu’à voter une série de dispositions afin d’assurer « la défense de l’école laïque » . Les parents qui empêcheront leurs enfants de participer aux exercices réglementaires de l’école ou de se servir des livres qui y sont régulièrement mis en usage seront frappés de peines d’amende.

      D’autre part, quiconque, exerçant sur les parents une pression, les aura déterminés à empêcher leurs enfants de participer aux exercices réglementaires de l’école, sera puni d’un emprisonnement de six jours à un mois ou d’une amende de seize francs à deux cents francs or. Ces peines seront sensiblement aggravées s’il y a eu violence, injures ou menaces.

      Les grands républicains d’avant la première guerre mondiale savaient et proclamaient que ce n’est pas ce qu’on a sur la tête qui importe, mais ce que l’on a dans la tête. Mais c’étaient des grands.

      Loin du laïcisme actuel, donc.

      #islamo-gauchisme
      https://seenthis.net/messages/702616

  • Covid-19 : « Aucune leçon n’a été tirée de la gestion de la crise entre mars et mai »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/22/covid-19-aucune-lecon-n-a-ete-tiree-de-la-gestion-de-la-crise-entre-mars-et-


    La rue de Rivoli déserte après l’entrée en vigueur du couvre-feu, à Paris, le 17 octobre. ODHRAN DUNNE POUR « LE MONDE »

    Trois sociologues, spécialistes des catastrophes et co-auteurs du livre « Covid-19, une crise organisationnelle », analysent, dans un entretien au « Monde », les dysfonctionnements observés dans la réponse des pouvoirs publics à la pandémie.
    Propos recueillis par Hervé Morin et David Larousserie

    Les sciences humaines et sociales commencent à faire entendre leur voix pour analyser la pandémie de Covid-19. Dans un livre stimulant, Covid-19, une crise organisationnelle (Les Presses de Sciences Po, 136 pages, 14 euros), quatre spécialistes des crises et des catastrophes apportent leur lecture originale des événements.

    Henri Bergeron, Olivier Borraz (directeurs de recherche CNRS au Centre de sociologie des organisations – CSO – de Sciences Po), Patrick Castel (chargé de recherche à la Fondation nationale des sciences politiques au CSO) et François Dedieu (chargé de recherche à l’Inrae) y dévoilent de nombreux dysfonctionnements dans la gestion de crise. Les trois premiers, pour Le Monde, en tirent déjà des enseignements.

    Comment analysez-vous la décision du couvre-feu pour l’Ile-de-France et huit métropoles ?

    Oliver Borraz : Cette annonce inspire un sentiment de déjà-vu. Elle ressemble, par bien des points, à l’annonce du confinement il y a sept mois. D’abord, aucune des deux ne faisait partie de l’arsenal des mesures prévues pour gérer une crise sanitaire. Aucune des deux ne constitue à proprement parler une mesure de santé publique. Ensuite, ce sont deux mesures sur lesquelles on ne dispose que de très peu de connaissances, qu’il s’agisse de leurs effets pour contrôler une épidémie, ou de leurs « effets secondaires », sanitaires, économiques ou sociaux. C’est d’autant plus surprenant que la science est mise en avant pour justifier ces décisions, sans qu’elles n’aient jamais été véritablement testées ou étudiées.

    Une troisième ressemblance tient au fait que ces décisions ont été toutes les deux prises dans l’urgence, sans anticipation ou préparation. Dans les deux cas, les services de l’Etat n’ont que quelques jours pour définir les modalités de mise en œuvre.

    Enfin, dernier point de similitude, l’argument selon lequel « d’autres pays le font » justifie la décision. Il est intéressant de voir que les Etats, qui ont du mal à se coordonner internationalement en matière sanitaire, finissent par converger par mimétisme pendant cette crise.
    Néanmoins, il faut pointer une différence majeure par rapport à mars : les enjeux économiques et sociaux sont venus tempérer les actions essentiellement curatives et sanitaires, même si l’on reste dominé par l’idée que les morts du présent comptent plus que les morts du futur.

    Aucune leçon n’a donc été tirée ?

    O. B. : Le paradoxe et la constante dans ces crises tiennent au fait qu’on ne sait pas tirer des leçons des crises passées. En juillet 2019, Edouard Philippe [alors premier ministre] met à jour une circulaire de 2012 sur la gestion de crise [celle qui crée une cellule interministérielle de crise (CIC)], mais sans apprendre de la mauvaise gestion de l’ouragan Irma de 2017 [qui avait dévasté, le 6 septembre, les îles de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy].

    Qui plus est, lorsqu’arrive le Covid-19 en 2020, l’Etat ne s’appuie même pas sur cette circulaire pour élaborer la réponse ! Mais, au contraire, improvise en créant de nouvelles organisations. Et aujourd’hui, on constate qu’aucune leçon n’a été tirée de la gestion de la crise entre mars et mai : à titre d’exemple, l’approche reste centrée sur l’hôpital et continue de négliger tous les autres acteurs du système de soins (cliniques privées, médecine de ville, réseaux de soins…).

    Quelles en sont les conséquences ?

    O. B. : Prenons par exemple la cellule de crise interministérielle. Activée tardivement, elle se voit immédiatement dotée d’autres cellules qui ne correspondent pas aux protocoles auxquels les responsables de la gestion de crise, dans les ministères, ont été formés et habitués. Ils éprouvent les pires difficultés pour s’y retrouver. Ils ne comprennent pas comment et où se prennent les décisions auxquelles ils ne sont pas associés.

    Ainsi, la décision de réquisitionner les masques pour les soignants ne tient pas compte du fait que de nombreux autres secteurs en ont aussi besoin pour continuer à travailler, comme l’énergie ou les transports. Nous avons trouvé plein d’exemples de décisions de ce genre prises sans consultation, qui ont amplifié les effets de la crise.

    Henri Bergeron : Ce qui est paradoxal, c’est la croyance que les problèmes de coordination peuvent être réglés par la création de nouvelles structures. C’est typique de la technocratie française : accorder aux structures, aux organisations, à la technologie un pouvoir de coordination , certainement un peu excessif .

    Comment expliquer ces nombreux dysfonctionnements ?

    H. B. : Entre autres défauts, nous avons été frappés par cette multiplication d’organisations nouvelles, comme par exemple le conseil scientifique, au lieu de s’appuyer sur les structures existantes. Cela traduit plusieurs choses. D’une part, la volonté, pour le président et son premier ministre, de ne pas se lier les mains en travaillant avec des organisations existantes. Ils craignaient de se voir imposer les solutions et les routines de ces organisations, voire les intérêts de ces acteurs institués. Ensuite, il existe clairement, depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017, une méfiance vis-à-vis de la haute administration.

    Enfin, il y a une défiance vis-à-vis de la gestion de crise, à la suite de la mauvaise gestion de la tempête Irma, imputée à tort ou à raison à la sécurité civile. Cette défiance pourrait expliquer pourquoi, dans la crise du Covid-19, le plan pandémie grippale n’a pas été activé dès le mois de janvier ou que la sécurité civile a été tenue à l’écart.

    Mais n’y a-t-il pas aussi des responsabilités individuelles derrière ces dysfonctionnements collectifs ?

    H. B. : Il y a bien sûr des individus dans les organisations. Mais nous nous intéressons aux effets de structure, qui se manifestent principalement sous deux formes.
    La première, c’est la culture de l’organisation qui fait qu’on voit ou pas certaines choses : les signaux d’alerte aux mois de janvier et février ne sont pas interprétés comme suffisamment sérieux par des services qui ont pris l’habitude de menaces s’avérant finalement moins graves que prévu. La seconde, c’est le tissu de relations dites de pouvoir et d’interdépendance qui influence les actions. Il y a suffisamment de répétitions des gestes de gestion de crise pour penser que ces effets sont prégnants.

    N’est-ce pas un peu facile de taper sur la bureaucratie, les technostructures… ?

    H. B. : Le terme « bureaucratie » n’est pas du tout péjoratif pour nous. Il renvoie à un mode d’organisation qui a sa logique et qui peut se montrer efficace pour gérer tout un ensemble de problèmes. Ce que nous critiquons, c’est le geste technocratique qui consiste à croire que la technologie ou l’organisation suffit à permettre la coordination entre les individus. C’est également cette tendance à penser que « l’intendance suivra » et donc à négliger les considérations de mise en œuvre, certes moins nobles que la création de structures, de plans stratégiques ou de nouvelles applications… mais qui s’avèrent pourtant décisives pour l’efficacité des politiques publiques.

    Nous ne sommes pas sur le terrain de la remise en cause de l’Etat, de la technocratie, d’une sorte d’Etat profond mal défini… Il faut bien se rendre compte que cette crise a été largement gérée par le politique, plus que par la bureaucratie, dont on a vu qu’elle subissait une sorte de méfiance, voire de défiance. On a eu une gestion parallèle très politique de la crise, s’appuyant sur de nouveaux dispositifs comme le conseil scientifique ou la mission Castex chargée du déconfinement.

    L’administration, elle, a le sentiment d’avoir bien tenu et bien géré la crise. Elle ne s’est pas « effondrée », comme cela a pu être le cas par exemple au Japon lors de l’accident de Fukushima en 2011, aux Etats-Unis après l’ouragan Katrina en 2005, ou même en France, localement, pendant la tempête de 1999. Mais elle a le sentiment d’avoir dû se débrouiller souvent toute seule pour régler les problèmes qui survenaient.

    Vous reconnaissez d’ailleurs que l’hôpital a pour sa part plutôt bien géré cette crise. Pourquoi ?

    Patrick Castel : Tous les soignants que nous avons interrogés nous ont dit que c’était à la fois la plus dure et la meilleure expérience de leur vie. Mais cet héroïsme ne suffit pas à expliquer la collaboration qui a été observée. Il a besoin de conditions structurelles pour s’épanouir. Ce n’est pas seulement une affaire de traitements, de techniques…, c’est aussi une bonne coordination, et notre travail est justement d’identifier les déterminants de la coopération.

    Nous avons ainsi repéré quatre conditions favorables. Premièrement, le pouvoir a basculé des directeurs vers les médecins , qui ont eu beaucoup plus d’autonomie pour organiser la gestion de la crise. Ensuite, la question des moyens n’était plus un problème puisqu’on était dans le « quoi qu’il en coûte ». Les dépenses sont restées justifiées, mais il y avait moins de contrôle budgétaire. En outre, grâce à l’activation du plan blanc, les autres activités ont été suspendues, apportant de la souplesse pour faire face à l’afflux de malades. Enfin, l’habituelle « guerre » entre services pour avoir des patients a disparu. Tout le monde était débordé.

    Cela va-t-il durer ?

    P. C. : Dès les mois de mai-juin, pendant ce qui a été appelé la désescalade, des tensions sont réapparues, avec par exemple des médecins qui voulaient préserver l’activité non-Covid-19 de leur service et ne voulaient plus renoncer à prendre des patients car ils ont vu les conséquences sanitaires secondaires de la pandémie. Les freins budgétaires et les contrôles sur les dépenses ont aussi fait leur retour dès cet été.

    On entre aujourd’hui donc dans une période qui risque d’être plus difficile, moins brutale mais plus usante car elle s’inscrira dans la durée et nécessitera de concilier le fonctionnement ordinaire des hôpitaux avec la gestion des patients Covid-19. C’est vrai plus largement pour l’ensemble des services de l’Etat : ils vont devoir concilier retour à la normale et gestion d’une situation qui reste critique.

    Quelles pistes d’amélioration suggérez-vous ?

    O. B. : Après chaque crise, il y a des rapports d’inspection et des enquêtes parlementaires qui singularisent l’événement, pointent des responsabilités, mais ne tirent pas des leçons pour préparer les prochaines réponses. Il faut inscrire les retours d’expérience dans une démarche cumulative, en mettant les différentes crises en série et en s’intéressant aux récurrences qui surviennent à chaque fois.

    Quant à la formation des élites, elle n’est pas tout mais elle devrait être l’occasion de confronter les étudiants avec les sciences, et les sciences sociales notamment. D’une façon générale, les sciences humaines et sociales ont été peu mobilisées durant cette crise alors qu’elles ont beaucoup à dire sur, par exemple, la résistance des citoyens à certaines informations ou injonctions. N’oublions pas non plus que les dynamiques de diffusion du virus sont aussi des dynamiques sociales. Les raisonnements ont été trop technicistes (capacité à tester) ou hospitalo-centrés. La formation doit aussi apprendre à se frotter à l’incertitude et à la complexité.

    Comment ?

    H. B. : Ce n’est pas facile. L’une des façons de faire est de favoriser des tensions. A nos étudiants, nous apportons sur un même objet plusieurs regards disciplinaires. Par exemple sur le travail, on fera appel à des spécialistes du droit, de l’anthropologie, de la sociologie, de l’économie… On peut aussi, après avoir présenté certains outils techniques comme la comptabilité, inviter des spécialistes pour critiquer ces outils, montrer qu’ils ne sont pas neutres, mais proposent au contraire des visions politiques du social. La tension produit de la sensibilité à la complexité.

    Quel est votre pronostic pour l’après-crise ?

    H. B. : Le pire serait de retenir qu’une administration a failli et qu’on en change le nom, c’est-à-dire de se contenter de faire comme on a souvent fait par des mesures cosmétiques.

    Dans nos entretiens, nous avons senti chez nos interlocuteurs le souhait de partager cette expérience inouïe. Ils ont conscience qu’on ne tire pas assez les leçons des crises passées. Et en les voyant archiver leurs documents, leurs courriels…, on sent qu’il y a dans cette crise déjà l’anticipation de la manière dont elle sera regardée plus tard.

    #crise_sanitaire #santé_publique #hospitalo-centrisme #technocratie

    • D’un confinement à l’autre, une puissance publique inorganisée
      https://www.mediapart.fr/journal/france/021120/d-un-confinement-l-autre-une-puissance-publique-inorganisee

      Quatre sociologues ont dressé le bilan critique de la gestion de la crise sanitaire. Le tableau est celui d’une puissance publique inorganisée, mal préparée, n’en tirant pas les bonnes leçons et formant mal ses élites.

      « Par quelle suite de choix et de non-choix en arrive-t-on, face à ce qui est présenté comme un “tsunami” qui s’apprête à déferler sur les hôpitaux publics, à devoir décider dans l’urgence de mesures radicales et aux conséquences potentielles aussi massives qu’inconnues ? » L’interrogation, émise à propos du premier confinement par les auteurs de Covid-19, une crise organisationnelle (Presses de Sciences-Po, 2020), est dans bien des têtes, alors que nous expérimentons à nouveau une restriction hors norme de la vie sociale.

      Cette solution « fruste, massive et indistincte » était la seule qui restait à l’exécutif pour espérer « maîtriser le virus », expliquait dans nos colonnes Caroline Coq-Chodorge, au lendemain de l’annonce présidentielle. C’est justement cette logique d’inévitabilité, et l’idée que la décision « s’imposait » d’elle-même, que questionnent les chercheurs Henri Bergeron, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu, affiliés pour les trois premiers au Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences-Po, et pour le quatrième à l’Institut de la recherche agronomique (INRA).

      Pour cette étude, ils ont mené une quarantaine d’entretiens et dépouillé toute une littérature scientifique, administrative et journalistique. Le confinement, insistent-ils à plusieurs reprises, est la décision qui fait la singularité de la crise du Covid-19. Problème : elle ne figurait dans aucun plan, n’a jamais été mise en œuvre dans l’histoire récente et n’a donc donné lieu à aucune évaluation qui permette d’en apprécier les effets. Toute une partie de leur investigation consiste à comprendre comment nous en sommes arrivés là.

      Les auteurs expliquent que les élites dirigeantes ont baigné dans un « excès de confiance », transformé en « sidération » lorsqu’elles ont fait le constat trop tardif de l’impréparation de la puissance publique face au virus. Cette assurance n’était pas complètement dénuée de fondement : le risque d’une pandémie avait été identifié de longue date et des scénarios de gestion de crise avaient été élaborés à cet effet, ainsi que pour d’autres menaces. « Autrement dit, c’est parce que les responsables politiques pensaient réellement disposer des moyens nécessaires qu’ils ont été autant pris par surprise lors de l’arrivée du virus. »

      Remontant 15 ans en arrière, les quatre sociologues font l’hypothèse d’une « dérive organisationnelle » pour expliquer cette confiance mal placée. Dans le passé, ce phénomène fut mis en évidence par d’autres chercheurs pour expliquer des accidents dans l’industrie spatiale ou dans l’armée. Lorsqu’un risque identifié tarde à se produire, la crédibilité de son avènement s’amenuise. Il peut en résulter, de manière progressive et peu alarmante a priori, un relâchement des procédures, une confusion croissante des responsabilités de chaque acteur de la chaîne de prévention et une diminution globale des moyens alloués (lire, à ce sujet, l’article de François Bonnet et son entretien avec Didier Torny).

      Les auteurs convoquent une autre notion, celle de « risque scélérat », pour décrire la sous-estimation des alertes accumulées entre janvier et mars. Il s’agit d’un risque « annoncé et connu », mais dont « l’apparente familiarité » endort la vigilance, jusqu’au point de non-retour. Durant la première quinzaine du mois de mars, les pouvoirs publics sont en effet passés d’une promesse de maîtrise à une véritable panique face au « tsunami » et au « carnage » annoncés dans les hôpitaux. D’où « un remède radical, présenté par les experts comme “le seul possible” : le confinement généralisé de la population ».

      La lecture de ce récit stylisé, en plein deuxième confinement, est saisissante, dans la mesure où il vient de se rejouer un scénario comparable. Lorsque Emmanuel Macron explique que « nous avons tous été surpris par l’accélération de l’épidémie », c’est au mépris des multiples alertes lancées depuis cet été, y compris par son propre Conseil scientifique. Et c’est avec le même argument, celui d’un « carnage » annoncé, que le confinement apparaît comme la seule solution viable. Il est vrai que l’absence d’apprentissage est un autre thème du livre…

      Avant d’y venir, les quatre sociologues pointent un autre phénomène frappant, inscrit dans la temporalité beaucoup plus courte de la crise du printemps. Au lieu d’un « effondrement organisationnel », constatent-ils, nous avons assisté à une exubérante « créativité » en la matière.

      L’épuisement du « décisionnisme » à la française

      Du sommet des administrations jusqu’aux hôpitaux, les interlocuteurs des sociologues leur ont témoigné des difficultés de coopération et de coordination qu’ils ont rencontrées, les contraignant souvent à agir en dehors des règles. « L’action collective, concluent-ils, s’est le plus souvent déployée en dehors de tout ce qui avait été programmé, prévu, anticipé. Cette crise sans précédent est donc aussi celle de l’inorganisation. Formidable paradoxe d’une société saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à “organiser ces organisations”. »

      Devant les défaillances constatées, un réflexe technocratique a conduit à la création de nouvelles structures, quitte à ajouter à la confusion.

      Alors que le domaine sanitaire est l’un des plus dotés en structures d’expertises, deux instances ad hoc ont ainsi été créées (le Conseil scientifique et le Comité analyse, recherche et expertise), aux règles de recrutement et de fonctionnement inventées dans le feu de l’action. Et alors que la cellule interministérielle de crise n’a été activée que le 17 mars, un audit a été confié « quinze jours plus tard à peine » au général Lizurey, afin d’évaluer une coopération interministérielle à la peine (Mediapart en a récemment publié plusieurs extraits).

      Jean Castex, avant de reconfiner, fut "Monsieur déconfinement" sous le gouvernement Philippe (ici, à la sortie du ministère de l’intérieur le 13 mai 2020). © Ludovic MARIN / AFP

      Mi-avril, c’est sous forme d’une mission qu’un travail de coordination a été confié à Jean Castex, afin de préparer la fin du confinement. On apprend au passage qu’elle n’était qu’une des cinq structures, au minimum, « chargées de l’anticipation et du déconfinement ».

      Cette exceptionnelle « inventivité institutionnelle » ne s’est cependant pas traduite par une meilleure association des citoyens. Elle a surtout été mise au service d’une « gestion élitaire » de la pandémie. De manière significative, la proposition du président du Conseil scientifique de créer un « comité de liaison avec la société » est restée lettre morte. Pourtant, préviennent les auteurs, « ce que le dirigeant gagne (ou plutôt croit gagner) en autonomie de décision, il le perd souvent en capacité de mise en œuvre. Il prend le risque de susciter la contestation de ceux qui n’ont pas été associés aux débats et de ceux qui veulent pointer, après coup, les dysfonctionnements dans la gestion de la crise ».

      On peut voir, à travers les polémiques et les décisions kafkaïennes concernant les rayons de la grande distribution, une illustration de ce risque en plein reconfinement. Celui-ci, visiblement, n’a fait l’objet d’aucune anticipation en amont, que ce soit à propos de ses modalités précises ou des résistances qu’il pourrait engendrer. Les décisions ont été prises au fil de l’eau, en petit comité, sans vraie concertation et en envoyant des messages contradictoires envers la population. S’il y a eu sidération des élites face au virus, il y a de quoi être sidéré, au sein de la population, face à une telle inadaptation et impréparation de l’appareil d’État.

      La valeur ajoutée de Covid-19 : une crise organisationnelle est de ne pas se contenter de mises en cause individuelles, ni même d’explications mono-causales (quoique réelles) comme le manque de moyens. La tradition intellectuelle des auteurs et leur enquête empirique les amènent à rechercher, derrière les décisions particulières, ce qu’elles doivent à l’action collective. Dédaignant les récits culpabilisants ou héroïsants, ils pointent surtout des problèmes structurels et systémiques dans la gestion de crise à la française.

      Contrecarrer la logique de « désapprentissage »

      Si ce point est aussi crucial, c’est que d’autres moments comparables surviendront. Sur les fronts de la sécurité, de l’économie ou d’un système-Terre dégradé tous azimuts, les conditions s’accumulent même pour que leur fréquence s’accroisse. « Aussi est-il crucial que l’État se dote d’outils plus fiables, qui ne considèrent plus les crises comme des événements singuliers qui sortent de l’ordinaire, mais au contraire comme des phénomènes récurrents dont on peut tirer des enseignements », écrivent les quatre sociologues.

      Trop souvent, expliquent-ils, les rapports publics ou les retours d’expérience en restent aux problèmes survenus et proposent « des solutions à peu de frais ». Au contraire, il faudrait traquer ce qu’il y a de commun entre les crises, et assurer la transmission de ce que la puissance publique en apprend. Avertis de la logique de « désapprentissage » qui peut frapper n’importe quelle organisation, notre préoccupation devrait être de la contrecarrer du mieux possible.

      En termes de préparation aux crises, ficeler des plans minutieux et réaliser des exercices de simulation n’apparaît pas plus convaincant aux yeux des auteurs. Pour toute une série de raisons, « des études de cas concrets » leur semblent préférables pour préparer au mieux les acteurs. De façon plus générale, « la formation de nos élites » devrait être revue, dans la mesure où elle « ne les prépare pas à penser et à agir dans l’incertitude ».

      Les modalités de leur sélection et de leur avancement les encourageraient en effet au conformisme, de même qu’elles les conforteraient dans une vision individualiste du leadership. Les savoirs ingurgités, essentiellement techniques, ne les rendent pas aptes à gérer des situations instables ni à faire preuve de réflexivité. Il s’agirait donc de les frotter à « une culture de recherche et scientifique », et notamment à des connaissances issues des sciences sociales, afin de les aider à « coordonner des ensembles très complexes ».

      On se demande toutefois si la force de l’ouvrage, qui consiste à formuler une critique subtile, profonde et informée des failles organisationnelles auxquelles on assiste, n’est pas une faiblesse dès lors qu’elle évite un questionnement sur les qualités individuelles de nos dirigeants français. Après tout, il est possible qu’en plus des problèmes pointés par les sociologues, la Macronie et son chef ne fassent la preuve de compétences et d’une expérience trop frustes pour affronter la situation. Le problème, et l’on en revient ici à un niveau plus systémique, c’est que les institutions de la Ve République maximisent la marge de manœuvre du président et de son premier cercle choisi.

      Non pas qu’il faille surestimer la qualité démocratique de la gestion de crise ailleurs en Europe. Mais avec l’usage intensif des Conseils de défense, l’autonomie présidentielle vis-à-vis de la société, des élus du peuple et des ministres eux-mêmes est poussée à son acmé. L’historien Nicolas Roussellier, dans L’Opinion, estime ainsi que la tendance est à « ce que l’on pourrait appeler un décisionnisme parfait, en éliminant le débat parlementaire contradictoire, libre et approfondi ». En fonction de quoi, « la critique, l’opposition, l’expression du doute ou de l’hésitation, la nécessité de convaincre se font désormais en dehors des institutions ».

      Rappelons que cette exorbitante « puissance de commander » propre à la Ve, mise en œuvre par le général de Gaulle en pleine guerre d’Algérie, avait pour pendant une promesse d’efficacité dans la résolution des crises. Outre que ce mode de gouvernement n’est peut-être pas adapté à n’importe quel dirigeant ou à n’importe quel moment dans l’histoire, les performances de la France dans la crise sanitaire sont assez médiocres pour justifier sa remise en cause.

      En s’intéressant davantage aux individus dirigeants et à leurs croyances, on pourrait par ailleurs mieux comprendre la désastreuse politique de « stop-and-go » dans le confinement, et le supplice chinois des restrictions sociales auquel nous sommes soumis. Les auteurs ont raison de dire que la thèse de dirigeants inféodés aux intérêts économiques, prise dans un sens maximaliste, voire complotiste, ne tient pas : elle n’explique pas, en effet, la volte-face en faveur du confinement. Mais on peut aussi considérer, comme le développe Romaric Godin dans Mediapart, que le gouvernement est justement pris en tenaille entre ses convictions néolibérales, qui le poussent à ranimer le plus longtemps possible la logique économique « d’avant », et sa contrainte morale à éviter le « carnage », qui le pousse à des solutions sanitaires drastiques. Quitte à perdre sur les deux tableaux.

      « Nous sommes en guerre », n’a pas hésité à marteler Emmanuel Macron au printemps. Devant le fiasco actuel, on se demande à quelle comparaison historique devrait nous conduire cette métaphore impropre. En choisissant un passage de L’Étrange Défaite de Marc Bloch comme exergue à leur ouvrage, les auteurs ont l’air d’avoir spontanément pensé à 1940.

      L’historien y relevait que « s’adapter, par avance, à une réalité simplement prévue et analysée par les seules forces de l’esprit, c’est là probablement, pour la plupart des hommes, un exercice mental singulièrement plus difficile que de modeler leur action, au fur et à mesure, sur des faits directement observés ». Un exercice impérieux, cependant, à l’âge de l’Anthropocène et d’un capitalisme fossile à bout de souffle.

      #livre #bureaucratie #État

  • Covid-19 : « Les habits neufs de la mondialisation »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/22/covid-19-les-habits-neufs-de-la-mondialisation_6056951_3232.html

    Un mouvement inverse est en cours : la reconquête de la souveraineté économique dans certains secteurs, quitte à en assumer les surcoûts. Cette évolution ne mettra pas un terme à la mondialisation. Intimement liée à la technologie, l’internationalisation des échanges va se poursuivre. Mais elle sera peut-être plus régionale que globale. Peut-on parler d’une mondialisation de proximité ? Voilà dix ans déjà que Jean-Louis Guigou, le président de l’Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen), parle de trois « zones d’influence privilégiée » appelées à former les grands espaces d’intégration économique de demain : le bloc américain ; les Asies ; enfin, un axe Europe-Afrique.
    Les deux premiers cités, observe Guigou, économiste et ancien haut fonctionnaire, sont dotés des instruments d’une telle évolution : centres de réflexion économiques communs ; banques régionales ad hoc ; organisations politiques multilatérales (qu’il s’agisse de l’Organisation des Etats américains ou de l’Association des nations d’Asie du sud-est).
    La guerre tarifaire que Donald Trump a déclarée à la Chine est un échec. Elle n’a produit aucune relocalisation aux Etats-Unis d’entreprises américaines installées en Chine. Elle n’a en rien amélioré le sort des travailleurs américains. En revanche, la renégociation par Trump du marché commun nord-américain (ex-Aléna, devenu AEUMC) entre le Canada, le Mexique et les Etats-Unis est un bon exemple des évolutions en cours de la mondialisation Elle protège cette zone : les biens y circulent libres de droits dès lors qu’ils sont largement fabriqués dans cet espace. Elle protège les travailleurs : dans l’automobile, un Mexicain ne peut gagner moins de 70 % de ce qu’il gagnerait à Detroit. L’intégration commerciale passe par l’harmonisation progressive des normes – salariales, environnementales et autres.
    Jean-Louis Guigou regarde ses cartes de géographie : « L’Afrique du Nord, ce devrait être le Mexique de l’Union européenne. » Le développement de demain, ce n’est pas l’échange d’hier (matières premières contre biens à forte plus-value), mais la coproduction. La Méditerranée, dit-il encore, « ce nest pas un obstacle, mais un trait d’union entre l’Europe et l’ensemble du continent africain ». Au « manque de vision, d’anticipation, de passion » qui caractériserait le Vieux Continent, Guigou oppose l’ambition d’une « Verticale Afrique-Méditerranée-Europe ».

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