Au Maroc, la beauté à tout prix

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  • Au Maroc, la beauté à tout prix
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    La procédure popularisée au Brésil consiste à prélever de la graisse dans une autre partie du corps, généralement le ventre, pour la transférer dans les fesses. Au Maroc, le BBL, ou son dérivé, « MBL », pour Moroccan Butt Lift, est une des chirurgies les plus prisées par les jeunes femmes qui rêvent d’un postérieur imposant tout en ayant une taille de guêpe. « En résumé, toutes les Marocaines ! », sourit Fadela.

    « Depuis mon opération des fesses,
    j’ai rencontré un gars qui me loue un appartement au centre-ville. Il prend soin de moi, me fait des cadeaux, m’emmène au restaurant. » Fadela, 28 ans

    Depuis qu’elle s’est payé cette nouvelle paire de fesses aux proportions impressionnantes, la jeune femme de 28 ans a enterré sa vie d’avant. Fini les réveils à 6 heures du matin pour se rendre au travail depuis son quartier périphérique de la ville, les galères financières et les gens ordinaires. Fadela ne fréquente désormais plus que les beaux quartiers, sauf lorsqu’elle rend visite à sa famille. « J’ai dit que j’avais pris des vitamines pour grossir. Je les aide financièrement, alors ils ne posent pas de questions. »

    Le soleil se couche, c’est l’heure de la pause selfie. La terrasse avec vue sur l’océan est bientôt envahie par une demi-douzaine de jeunes femmes. Chaque visage présente une ressemblance troublante avec celui des stars d’Instagram, cloné comme pour effacer tout signe de distinction sociale. On les reconnaît à leurs pommettes saillantes, leurs nez fins, leurs lèvres gonflées à l’acide hyaluronique, leur poitrine siliconée, leurs muscles du visage paralysés par les injections de botox et, bien sûr, à leur fessier disproportionné.

    Fadela gonfle la poitrine, se déhanche pour faire apparaître la courbe de ses fesses et ajoute un filtre pour lisser davantage son grain de peau. La photo viendra alimenter les stories Instagram de ses 10 000 abonnés. « Sans mes fesses, je n’aurais jamais pu venir dans un endroit pareil. »

    Elles sont de plus en plus nombreuses à passer sur la table d’opération pour se plier aux nouveaux diktats de beauté de l’ère Instagram. La démocratisation de l’accès à Internet et le succès fulgurant du marketing d’influence ont transformé le rapport des Marocaines à leur corps.
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    « Nous assistons à une “Kardashianisation” de la société. Elle est d’autant plus forte au Maroc où le poids des apparences est très important. Les patientes arrivent avec des photos de modèles Instagram auxquels elles veulent rassembler, persuadées que cela leur permettra d’échapper à leur condition sociale ou de gravir les échelons », déplore une dermatologue à Casablanca, qui souhaite conserver l’anonymat.

    En juin dernier, le décès d’Imane Bensmina a provoqué un vif émoi dans la presse marocaine et sur les réseaux sociaux, où elle était suivie par une communauté de blogueuses. La jeune femme de 32 ans, créatrice d’une marque de vêtements, s’était rendue dans une clinique privée de la capitale pour une liposuccion. Elle a succombé à une embolie graisseuse.

    « On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé. Elle était très jolie, peut-être qu’elle avait deux kg en trop, témoigne sa cousine, Aïcha Zaimi Sakhri. L’opération a duré huit heures, c’est bizarre pour une liposuccion. Est-ce qu’elle a voulu avoir les fesses de Kim ? Elle ne nous avait rien dit. »
    « Si tu n’es pas riche, si tu n’es pas refaite, tu n’es rien »

    L’annonce du décès a eu l’effet d’une bombe dans le petit monde des Instagrameuses. Sollicitées ­fréquemment par les cliniques pour faire la promotion d’interventions et de soins esthétiques, elles ont été pointées du doigt, accusées d’encourager la chirurgie sans en évoquer les risques.

    « C’est vrai qu’Imane avait des complexes. Mais elle a été influencée par les blogueuses qui font de la pub pour les interventions comme on vend un parfum, dénonce une de ses amies. Sur Instagram, les influenceuses marocaines montrent un monde illusoire dans lequel si tu n’es pas riche, si tu n’es pas refaite, tu n’es rien. Elles oublient qu’elles ont une audience de filles très jeunes, parfois pauvres, et que cela crée des frustrations. »

    Il est appelé à l’étage, où de jeunes femmes attendent silencieusement leur tour en consultation. Elles ressemblent à s’y méprendre aux instagrameuses aperçues à La Corniche. Les dents d’un blanc aveuglant, les cheveux lisses et longs jusqu’aux fesses, le sac, la montre, tout y est. « Nos patientes viennent de tous les milieux, certaines sont voilées. Nous avons même de jeunes secrétaires, des femmes avec des salaires très bas », assure-t-on à la clinique, qui a signé une convention avec une société de crédit spécialisée dans l’esthétique.

    « Etre bien dans son corps, c’est un plein droit. C’est pourquoi je permets d’échelonner les paiements et je fais des rabais aux plus nécessiteux. C’est mon credo depuis le début : démocratiser l’accès à la médecine esthétique car c’est un besoin essentiel », déclare le docteur Guessous d’un ton rassurant.

    Il y a quelque chose d’hypnotisant dans sa façon de parler de chirurgie. La peur s’efface, l’acte devient anodin, inoffensif. « C’est tout ce que tu veux faire ? », glisse-t-il dans un clin d’œil charmeur à une Tangéroise vêtue d’un trench Balenciaga, un foulard en soie camouflant ses cheveux.

    « Les choses sont allées trop loin. C’est devenu un commerce : les médecins n’ont plus d’infirmières mais des community managers ! Pourtant, le Conseil national de l’ordre des médecins ne fait rien. » Un médecin marocain

    Elle a fait le chemin jusqu’à Casablanca avec sa fille de 20 ans pour faire des injections de plasma riche en plaquettes (PRP), le fameux « vampire lift », une technique permettant de régénérer la peau du visage grâce à son propre plasma, également popularisée par Kim Kardashian. Sa fille, qui a déjà subi une rhinoplastie, a opté pour un gonflement des lèvres. « Mon mari n’est pas au courant. Même si c’est devenu banal, ça ne se dit pas. Si les voisines remarquent une différence, on dira qu’on sort d’une cure de repos », confie la mère dans un éclat de rire.

    #Chirurgie_esthétique #Instagram #Influenceuses #Kardashianisation (excellent celui-là, fallait l’inventer ;-)