Les débats sur la proposition de loi visant à lutter contre l’antisémitisme, le racisme, les discriminations, les violences et la haine dans l’enseignement supérieur se sont tenus dans un climat houleux, mardi 6 et mercredi 7 mai. Le texte a finalement été adopté dans la soirée de mercredi, par 131 voix pour et 28 contre – celles des groupes communiste et « insoumis ».
Suspensions de séances, rappels au règlement, les provocations se sont multipliées, jusqu’aux insultes parfois, chaque camp accusant l’autre de chercher, « pour des raisons électoralistes », à « invisibiliser l’antisémitisme » ou au contraire à le « nourrir ».
La proposition de loi avait pourtant été adoptée à l’unanimité au Sénat, le 20 janvier, initiée par Bernard Fialaire (Rassemblement démocratique et social européen, Rhône) et Pierre-Antoine Levi (Union centriste, Tarn-et-Garonne). Dans le rapport d’information, qui a précédé le dépôt de leur texte, les deux sénateurs avaient souligné un « antisémitisme d’atmosphère », une expression largement reprise par les rapporteurs du texte à l’Assemblée nationale, Pierre Henriet (Horizons, Vendée) et Constance Le Grip (Renaissance, Hauts-de-Seine). En commission, le 30 avril, les députés avaient néanmoins étendu le champ de la proposition de loi « à toutes les formes de racismes et de discriminations ».
« Nouveau visage »
Harcèlement insidieux, blagues répétées, tags anonymes : « un climat anxiogène » s’est installé dans les universités, « qui contraint parfois les étudiants juifs à s’effacer et à taire leur identité », a affirmé Pierre Henriet. Quelque 70 signalements d’antisémitisme ont été recensés depuis les attentats du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, qui relèvent en majorité de « manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien, mais incluent également des inscriptions, injures, menaces, apologie du terrorisme ou du nazisme, et, plus marginalement, des faits de violence », selon le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Six de ces faits ont donné lieu à des procédures disciplinaires et quatorze à des signalements au procureur de la République.
« On ne peut pas accepter que des juifs soient traités de “sales fascistes sionistes” par des jeunes biberonnés à La France insoumise [LFI] ! Vous êtes responsables de la montée de l’antisémitisme dans notre pays », a lancé Jérémie Patrier-Leitus (Horizons, Calvados) envers les bancs de la gauche, en soulignant que les personnes de confession juive représentent « 1 % de la population française et 65 % des attaques discriminatoires ».
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Mardi, au terme d’une soirée de débat, seul le premier article du texte avait été voté : il prévoit d’inscrire la sensibilisation à la lutte contre l’antisémitisme et le racisme parmi les missions de formation des établissements. Un amendement de Caroline Yadan (Renaissance, Français établis hors de France), adopté contre l’avis du gouvernement, ajoute que ce module de formation, outre l’histoire de l’antisémitisme, couvre également « ses formes renouvelées », « son nouveau visage », car « il est maintenant aussi beaucoup d’extrême gauche, lié à la haine d’Israël », selon la députée, qui a accusé le groupe LFI de jouer aux « aveugles ».
Une définition qui introduit « un biais notable »
Mercredi, a été adopté l’article 2, qui renforce les dispositifs de prévention et de signalement grâce à un « référent » dédié à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme dans chaque établissement. Un amendement de Mme Yadan, adopté là encore contre l’avis du gouvernement, prévoit que ce référent bénéficie d’une formation incluant « les formes renouvelées d’antisémitisme telles que définies par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste [IHRA] », une organisation intergouvernementale transnationale, qui vise à renforcer l’enseignement de la Shoah, la recherche et la mémoire.
La définition de l’antisémitisme établie, en 2016, par l’IHRA et avalisée par deux résolutions votées à l’Assemblée nationale en 2019 et au Sénat en 2021, pose question à certains juristes, de par la difficulté qu’elle induit pour opérer une distinction entre l’antisémitisme et la critique politique de l’Etat d’Israël – à travers des exemples qu’elle fournit tels que « l’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’Etat d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive ».
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Dans un rapport publié le 23 mars 2024, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan, jugeait cette définition contraire à la liberté d’expression. Près de 400 universitaires, dont nombre de juifs israéliens, avaient fait une nouvelle proposition dès 2021 avec la déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme.
Le ministre chargé de l’enseignement supérieur, Philippe Baptiste, s’est ainsi opposé à l’intégration de cette définition, appelant à « un débat de fond sur le statut de l’IHRA ». « Cette définition n’est pas opposable juridiquement » et l’adopter comme référence reviendra « à faire évoluer nos formations sans qu’on en ait nous-mêmes le contrôle, ce qui introduit un biais notable », a-t-il mis en garde. « Cette définition a fait l’objet d’un rejet par l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, par la Ligue des droits de l’Homme, par la Commission nationale consultative des droits de l’homme », s’est inquiété le député « insoumis » du Val-de-Marne Louis Boyard.
Au contraire, pour le député Les Républicains du Rhône Alexandre Portier, elle est la seule à même « d’intégrer les formes renouvelées de l’antisémitisme, qui a changé de camp et prend souvent le visage de l’antisionisme militant ».
« Motif trop large »
Enfin, l’article 3, supprimé lors de son examen en commission, a été rétabli. Il prévoit une adaptation de la procédure disciplinaire au sein des universités pour les actes d’antisémitisme, de racisme, de violence, de discrimination et d’incitation à la haine, qui passe par l’élargissement des motifs permettant d’engager la procédure. Il instaure également une nouvelle commission disciplinaire à l’échelon des régions académiques, placée sous l’autorité des recteurs, présidée par un membre de la justice administrative, et à laquelle un président d’université pourra décider de recourir s’il ne souhaite pas utiliser sa propre juridiction universitaire.
« Cet article va éviter que des citadelles idéologiques que sont devenues certaines universités soient juges et partie », s’est félicitée Mme Yadan. Pour le groupe « insoumis », au contraire, « cet article est là pour permettre l’amplification de la répression contre les mouvements pour la paix ». « C’est le ministre qui, par décret, va décider de qui compose cette commission académique, et l’université n’aura rien à dire », a dénoncé Louis Boyard.
L’adoption d’un sous-amendement atténue néanmoins l’article 3. Il supprime la sanction à l’égard des « faits susceptibles de porter atteinte au bon déroulement des activités qui sont organisées [dans les établissements] ». Cette nouvelle qualification juridique, en vertu d’un « motif trop large » pourrait « brider la liberté d’expression et de manifestation universitaire », a justifié le député écologiste de l’Essonne Steevy Gustave.