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  • En prison, des avocates victimes de discriminations sexistes
    https://www.mediapart.fr/journal/france/141120/en-prison-des-avocates-victimes-de-discriminations-sexistes

    Août 2020. Sur le parking de la maison d’arrêt de Seysses, en Haute-Garonne, non loin des murs blanc cassé et orange de l’entrée, dans sa voiture, Stella Bisseuil se contorsionne pour retirer son soutien-gorge. L’avocate est venue voir un client. Mais les agents pénitentiaires viennent de refuser de la laisser entrer, le portique sonnant à son passage, même pieds nus et délestée de ses bijoux. « Cela ne pouvait plus être que mon soutien-gorge et ils n’avaient aucun matériel approprié du type détecteur manuel », retrace Me Bisseuil, depuis son cabinet toulousain.

    Ce jour-là, quand elle voit arriver la directrice adjointe, elle pense qu’elle va l’aider. « Mais elle m’a confirmé que, tant que le portique sonnait, je ne pourrais pas entrer et que la seule solution consistait à retirer mon soutien-gorge ! J’ai protesté en disant que je n’allais pas retourner à mon véhicule pour l’utiliser comme vestiaire, mais elle m’a rétorqué qu’il n’y avait rien d’autre à faire et que, sinon, je devais repartir », précise Me Bisseuil dans sa saisine du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) du 19 août.

    L’avocate reste incrédule aujourd’hui : « La maison d’arrêt comme moi sommes garantes des droits des détenus : nous aurions donc dû trouver une solution ensemble. Cet épisode est révélateur du mépris pour celles et ceux qui viennent de l’extérieur. »

    Stella Bisseuil a déposé, le 25 octobre, un recours devant le tribunal administratif pour « excès de pouvoir » contre la maison d’arrêt de Seysses, auquel Mediapart a eu accès. Elle signale que sa réaction n’est « pas conforme aux principes de dignité des personnes et de non-discrimination des femmes ». Selon elle, l’administration a tout faux : « La direction s’est justifiée en disant que, d’habitude, ils proposent les toilettes pour se déshabiller. Mais aucun texte ne préconise de se déshabiller. Il y a uniquement une circulaire (du 20 février 2012) selon laquelle on passe un détecteur manuel de métaux. » Sollicitée, la direction n’a pas répondu.

    Dominique Simonnot, récemment nommée contrôleuse des lieux de privation de liberté, déplore la situation : « Qu’on ose faire déshabiller une avocate sur un parking, c’est dément. »

    Le cas de Me Bisseuil est loin d’être isolé. L’Association des avocats pour la défense des droits des détenus (A3D) avait déjà saisi, en décembre 2019, le CGLPL, relatant huit problèmes de retrait de soutien-gorge.

    Manifestation des avocat·e·s contre la réforme des retraites, en janvier 2020. © Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP Manifestation des avocat·e·s contre la réforme des retraites, en janvier 2020. © Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP

    Ainsi, à Grasse, en février 2018, l’A3D racontait qu’une avocate convoquée pour une commission de discipline s’était vu interdire l’accès à la maison d’arrêt : « L’agent refusait [de lui passer le détecteur manuel dit “poêle”] et l’invitait à retirer son soutien-gorge, lui suggérant de sortir pour se dévêtir », alors qu’il neigeait. Elle avait pu se rhabiller dans une salle d’attente dont elle apprendrait qu’elle était sous vidéosurveillance.

    À Fleury-Mérogis, en 2017, un surveillant avait invité une avocate à enlever son soutien-gorge dans sa voiture, comme cela « se faisait toujours ». Venue par les transports en commun, elle n’avait pu s’exécuter et on lui avait interdit d’entrer.

    Idem en 2015 à Villefranche-sur-Saône, où la cheffe de détention avait signalé à une avocate que « la prochaine fois [elle] mettrait une brassière ». À Caen, en 2017, des agents auraient exigé d’une avocate portant un corset pour raisons médicales qu’elle le retire dans une salle de fouille présentée comme « salle de repos ».

    L’avocate Adélaïde Jacquin évoque, pour Mediapart, un moment « humiliant ». À la maison d’arrêt d’Orléans, en novembre 2019, à la sonnerie du portique, les surveillants lui suggèrent d’aller dans son véhicule retirer son soutien-gorge, mais elle est venue en train. « Toutes les familles de détenus passaient, je me suis recroquevillée au-dessus de mon sac, pour que l’on me voie moins que debout. J’étais agenouillée face au casier en train de faire glisser mon soutien-gorge dans ma manche. »

    Sans espace pour remettre son sous-vêtement, elle est restée ainsi. « J’étais choquée. Après, il a fallu ne rien laisser transparaître avec mon client, car il est hors de question qu’un problème personnel vienne affecter sa défense. »

    Désormais, Me Jacquin part « du principe que ça va prendre plus de temps pour [elle] que pour un homme d’entrer en détention. C’est inadmissible qu’il y ait encore des résidus de disparités machistes dans la façon dont on traite les avocates aujourd’hui ».

    Me Élise Arfi a subi un traitement similaire en juin 2017, à Fresnes. Après un tweet, un syndicat pénitentiaire avait déposé plainte contre elle pour injures – plainte classée sans suite. « J’avais dit que le problème, ce n’était pas le portique, mais le gros porc qui m’avait demandé d’enlever mon soutien-gorge. » Selon elle, le surveillant lui avait affirmé que, si elle se déshabillait dans le sas, il « porterait plainte pour exhibition sexuelle ».

    « J’ai dû l’enlever dans une contre-allée. J’étais en débardeur, c’était l’été. J’ai quand même une grosse poitrine, raconte Me Arfi. Je l’ai remis dans les toilettes, c’était humiliant, de l’intimidation. Le directeur s’est excusé. Mais le stress que cela provoque n’est pas acceptable. »

    « Cette question ne doit plus relever arbitrairement de l’administration pénitentiaire locale : il faut obtenir une réponse nationale », indique Me Amélie Morineau d’A3D. La CGLPL a déjà saisi « en janvier et en septembre » 2020 la direction de l’administration pénitentiaire. « La réponse fut qu’il était interdit, sous peine de recadrage par le chef de détention ou de blâme, d’obliger une avocate à se déshabiller. On voudrait au moins que cela soit respecté », explique l’ancienne journaliste.

    La CGLPL précise qu’elle va relancer l’administration et assure « réfléchir à intégrer » ce sujet dans son axe de réflexion sur l’exercice des droits de défense.

    Mais ces problèmes récurrents ne concernent pas que des avocates. Pour Flore Dionisio, secrétaire nationale de la CGT Insertion-probation, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP) depuis vingt ans, les réflexions sexistes font partie des murs de la prison : « Le soutif qui sonne, ça arrive souvent, mais nos collègues banalisent pour pouvoir travailler. Même s’il y a parfois des remarques déplacées, de l’humour à la con, on prend sur nous, parce qu’on a besoin de voir les détenus, que le temps est précieux. »

    La CPIP note qu’il arrive qu’il y ait des « remarques sur le physique, sur l’habillement, de la part des surveillants, et que, par conséquent, des collègues ont tendance à gommer la manière de s’habiller, à éviter les décolletés ».

    Elle se félicite tout de même des progrès : « On parle plus de sexisme désormais et la présence des professionnelles femmes se banalise. » En revanche, elle s’interroge sur la formation à l’École nationale d’administration pénitentiaire (Enap) : « Est-ce qu’il n’y aurait pas des actes sexistes dès l’école qui seraient repris ensuite ? Il faudrait rappeler en formation ce qu’est le sexisme. »

    Sollicitées par Mediapart, l’Enap ne nous a répondu. L’administration pénitentiaire, quant à elle, n’a pas souhaité commenter, « un recours étant en cours ».

    Hélène D., psychologue en maison d’arrêt depuis 2007, relativise : « C’est dix fois pire dans le milieu médical. » Elle se remémore tout de même des événements récents. Une fois, dit-elle, avec une autre psychologue à l’entrée, un surveillant lui a demandé : « Et moi, qui s’occupe de moi ? » Elle se souvient aussi d’un surveillant qui lui avait dit lors d’une sonnerie au portique : « Vous n’avez pas un piercing au téton ? » « Ce sont des glissements, une attitude plus que limite », pointe Hélène D.

    Louisa*, trentenaire et infirmière dans une unité de soins en milieu pénitentiaire depuis un an, relate plusieurs incidents « déplacés » : « Le jour où je suis arrivée, le surveillant médical m’a raconté qu’un surveillant de l’entrée l’avait appelé pour lui dire : “Attention, y a un avion de chasse qui arrive.” C’est déplacé, vulgaire, mais est-ce que c’est sexiste ? J’ai aussi eu une altercation avec un surveillant qui avait dit à une surveillante : “Essaye de m’arranger un coup avec cette infirmière, la Rebeu avec un gros cul.” Et comme je n’ai pas voulu, il m’a mal parlé pendant une distribution de médicaments. » Dans la foulée, Louisa avertit un cadre de la prison.

    Elle évoque également de « la drague à deux balles » quand, alors qu’elle est seule le week-end, nombre de surveillants lui demandent du Doliprane. Elle assure avoir été obligée de les recadrer en leur précisant qu’elle était infirmière pour les détenus. Elle décrit aussi « une dinguerie d’un surveillant » en octobre 2020, un dimanche, alors qu’ils n’étaient que tous les deux dans l’unité. Il lui demande si elle peut regarder un problème de peau au mollet. Elle accepte, lui dit d’aller dans le box et de remonter son pantalon. Quand elle arrive, il n’a plus de pantalon.

    « J’étais tellement gênée, je lui ai lancé : “C’est rien, prends une crème.” Il m’a dit qu’il voulait me montrer autre chose sur ses cuisses, j’ai répondu sèchement : “Tu te rhabilles, t’iras voir un dermato.” Et je suis partie vite. » Elle en parle à une collègue le soir même, qui lui conseille d’appeler la gradée. Elle n’a pas osé le faire par manque de temps, d’envie et par crainte que cela ne lui « attire des ennuis ».

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