• Affaire Théo : la démonstration implacable d’une lourde série de manquements policiers

    Après trois ans d’enquête, la Défenseure des droits publie une « décision » que « Le Monde » a pu consulter. La liste des manquements et des comportements contraires à la déontologie des forces de sécurité, à tous les niveaux de la hiérarchie, est longue.

    Par Nicolas Chapuis Publié le 24 novembre 2020
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/11/24/affaire-theo-la-demonstration-implacable-d-une-lourde-serie-de-manquements-p

    Captures d’écran vidéo issues d’une caméra de surveillance, sur lesquelles les policiers apparaissent floutés, montrant l’interpellation de Théodore Luhaka, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), le 2 février 2017. L’enquête avait été relancée après la diffusion de ces images par Europe 1, en janvier 2018. EUROPE 1

    « Petite altercation avec des jeunes, ramenez-nous un petit véhicule ! » Quand le message du gardien de la paix B. passe sur les ondes de la police d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ce jeudi 2 février 2017, l’affaire ne paraît pas très sérieuse. Presque banale. Un après-midi d’hiver comme un autre sur la dalle située devant le centre culturel, lieu habituel du trafic de drogue de la ville. Aux pieds du chef d’équipage qui s’exprime à la radio, gît pourtant un jeune homme de 22 ans, mains menottées dans le dos. Théodore Luhaka est très grièvement blessé après avoir reçu un coup de matraque au niveau de l’anus.

    Une « petite altercation » donc, qui a donné naissance à « l’affaire Théo », un dossier emblématique des violences policières ayant provoqué des émeutes urbaines et l’intervention du chef de l’Etat, François Hollande, qui s’était rendu au chevet du jeune homme.

    Alors que l’information judiciaire est sur le point d’être clôturée, la Défenseure des droits, Claire Hédon, publie, mardi 24 novembre, une « décision », que Le Monde a pu consulter. Il s’agit d’un travail d’enquête de plus de trois ans, mené par une équipe de juristes qui a eu accès à l’ensemble du dossier d’instruction, aux rapports de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), à des documents administratifs inédits et qui a auditionné toutes les personnes impliquées.

    Il ne s’agit pas pour l’institution de se prononcer sur les infractions commises dans cette affaire mais d’évaluer l’intégralité des faits au regard du code de la déontologie qui régit l’action des forces de l’ordre et de proposer des sanctions au ministère de l’intérieur. Le débat judiciaire a jusqu’à présent gravité principalement autour de la blessure anale du jeune homme, qui gardera une infirmité à vie et autour de la qualification de viol aggravé, retenue lors de l’ouverture de l’information judiciaire, et abandonnée ensuite par le parquet dans ses réquisitions.

    La procureure de la République a demandé en octobre le renvoi de trois des quatre fonctionnaires impliqués devant la cour d’assises pour violences volontaires. La juge d’instruction doit rendre prochainement son ordonnance, dans laquelle elle donnera son interprétation sur le caractère sexuel ou non de ces violences.
    Manquements documentés

    L’enquête édifiante, la première du genre publiée par la Défenseure des droits, complétée par des documents que Le Monde s’est procurés, dépasse largement ce débat juridique. Au-delà du coup de matraque, Claire Hédon pointe une accumulation de comportements en contradiction totale avec la déontologie policière, du début de l’intervention réalisée sur des bases juridiques floues, à la gestion in fine du commissaire divisionnaire responsable du commissariat – qui n’a pas pris les mesures nécessaires pour préserver l’enquête –, en passant par les nombreux coups portés sur Théo – avant et après son menottage –, l’humiliation par la prise de photo, les coups portés dans le véhicule de police, l’usage d’armes intermédiaires en toute illégalité, l’introduction de données fausses dans les fichiers de police… Tous ces manquements sont documentés par des vidéos, des éléments d’enquête ou par des pièces obtenues de l’administration, qui a obligation de les fournir à la Défenseure des droits. (...)

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    • Place de la République, les images de la honte

      Des forces de l’ordre en roue libre et heureusement des vidéos pour le montrer. Alors que la diffusion d’images non floutées de policiers ou de gendarmes dans l’exercice de leurs fonctions reste un sujet épidermique place Beauvau, c’est justement par des images de journalistes vidéastes, couvrant lundi dans la soirée l’évacuation d’un campement de migrants place de la République, que le ministre de l’Intérieur a pris conscience que quelque chose avait dérapé.

      C’est en tout cas ainsi qu’il a tweeté, affirmant en fin de soirée que devant les « images choquantes » qu’il avait vu circuler, il avait demandé au préfet de police un « rapport circonstancié » sur « la réalité des faits », promettant « des décisions dès sa réception » dans les heures qui viennent. Où comment prendre les devants, au moins en façade, alors que les images de violences des forces de l’ordre à l’encontre de migrants, d’abord, mais aussi de journalistes, ne peuvent qu’embraser encore un peu plus la scène politico-médiatique.
      Déchaînés

      Le témoignage effaré du vidéaste de Brut, Rémy Buisine, qui n’en est pas à sa première évacuation de campement et qui a lui même été frappé plusieurs fois lundi soir, est particulièrement saisissant. Il décrit des policiers plus déchaînés que dépassés, repoussant violemment les migrants, leur arrachant leurs tentes et pourchassant lacrymo à la main dans les rues alentour ceux qui tardaient à s’éloigner. Plusieurs vidéos montrent des groupes de migrants retourner ensuite en pleine nuit à pied en Seine-Saint-Denis, sans point de chute mais escortés ou plutôt encadrés par des voitures de police.

      Lundi soir, place de la République, au cœur de Paris, il ne s’agissait pas de « mettre à l’abri » des êtres humains en détresse, la plupart errant depuis l’évacuation mardi 17 novembre du camp de Saint-Denis : faute de place dans les centres d’hébergements, plusieurs centaines de personnes sont en effet à la rue dans le nord de la capitale, sans solution et harcelés ces derniers jours selon plusieurs témoins par des policiers et des agents de sécurité.

      C’est justement pour attirer les regards et alerter sur leur sort qu’ils avaient choisi République pour se rassembler, entourés d’avocats et d’associations. Mais de la République, ils n’auront goûté qu’à une opération de « dispersion » selon le mot utilisé par le ministre dans son tweet. Comme à la fin d’une manifestation qui dégénère. Sans ménagement donc. Et même avec un usage manifestement excessif de la force qui s’apparente à de la violence gratuite. Aux commandes de ce grossier déblayage, Didier Lallement, préfet de police de sinistre réputation qui s’est illustré dans la répression du mouvement des Gilets jaunes. Ce dernier pourrait cette fois avoir, enfin, des comptes à rendre. Le choc et la revanche des images non floutées.

      Jonathan Bouchet-Petersen

      https://www.liberation.fr/france/2020/11/24/place-de-la-republique-les-images-de-la-honte_1806527