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  • Place de la République : le déshonneur
    https://www.mediapart.fr/journal/france/241120/place-de-la-republique-le-deshonneur

    C’est de l’effroi que suscite, dans son ensemble, l’évacuation manu militari ordonnée par le préfet Didier Lallement qui a eu lieu en pleine trêve hivernale, dans l’obscurité et le froid, place de la République, au centre de Paris, capitale du monde progressiste tel que se le rêve Emmanuel Macron.

    En plus de leur inhumanité, ces images de coups de matraque et de gaz lacrymogène racontent la cruauté d’une stratégie policière visant à empêcher les militants d’accompagner les exilés, en les divisant et les nassant par petits groupes ; et l’absurdité de cette « mission », aux airs de ratonnade, aboutissant à la dispersion hors de la ville des exilés, pour certains contraints de quitter les lieux sans chaussures.

    Ces images – et c’était le sens de l’action d’occupation menée par les migrants avec le soutien de l’association Utopia 56 – ont le mérite de dévoiler ce que les responsables politiques s’efforcent généralement de camoufler plus ou moins habilement : l’objectif n’est pas de soigner, d’aider, d’accueillir, mais de rejeter, de se débarrasser, d’invisibiliser.

    Car derrière la brutalité des forces de l’ordre se cache l’hypocrisie de membres du gouvernement faisant mine de découvrir la situation. Que le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, se dise choqué par ce déferlement de violence est écœurant. Qu’il mette en cause le préfet de Paris est la preuve d’un cynisme et d’une lâcheté supplémentaires.

    La soirée d’hier montre ce à quoi mènent des politiques publiques toujours plus agressives à l’encontre des migrants. Évidemment, cela ne remonte pas à la présidence d’Emmanuel Macron, même si cela ne l’excuse en rien (on se souvient de ses engagements de juillet 2017 à ne plus laisser personne dormir à la rue). En quelques années, la fermeture des frontières, autrefois l’apanage de l’extrême droite, est devenue l’alpha et l’oméga des gouvernants.

    Les images de la place de la République en rappellent d’autres, par exemple celles de familles roms sorties de leur maison de fortune à coups de bulldozers, ou celles, ineffaçables dans notre esprit, des innombrables « évacuations » de campements réalisées à Paris, Calais ou Nice, depuis 2015, le plus souvent dans la peur : encadrés par des policiers, ces démantèlements, à l’issue desquels aucune mise à l’abri durable n’est jamais proposée, ne font que déplacer le « problème ». Dans leur sillage, les pratiques de harcèlement, quasi quotidiennes, sont documentées de longue date sans que cela n’ait eu d’effet notable jusque-là.

    Sans doute faut-il aussi rappeler que ces opérations policières, lorsqu’elles se déroulent de l’autre côté du périphérique, laissent souvent de marbre les médias et les élus. Les quelques rares récits racontant la dernière évacuation, celle du 17 novembre, à Saint-Denis (lire ici), n’ont pas suscité d’émoi généralisé, alors même qu’ils témoignent d’une atmosphère de fin du monde.

    Mais ce qui s’est joué dans la nuit de lundi à mardi déborde, de beaucoup, la question des exilés. Survenue sur l’une des places les plus symboliques de Paris, la scène apparaît comme un précipité des dérives du pouvoir, que certains observateurs s’échinaient à relativiser jusqu’ici (à gauche) ou à ne pas regarder (dans la majorité). Comme dans une éprouvette, tous les ingrédients liberticides ont soudain « pris » corps sous nos yeux, offrant un condensé du macronisme. Une heure de vérité, en somme.

    En deux heures, plus exactement, on a revu défiler tout l’arsenal des violences déployées depuis trois ans par les forces de l’ordre contre les gilets jaunes, les opposants à la loi travail ou à la réforme des retraites. Face à des exilés absolument pacifistes et des militants soucieux d’éviter la moindre provocation, des policiers déchaînés ont reproduit gazages, coups de pied et coups de matraque, re-mimant jusqu’au fameux croche-pied qui avait fait chuter une manifestante à Toulouse en janvier 2020 et contraint le chef de l’État à concéder du bout des lèvres l’existence de « comportements pas acceptables » au sein de la police nationale.

    En deux heures, on a vu s’exercer à nouveau toute la palette des entraves au travail des journalistes (bientôt inscrites dans le marbre des lois « sécurité globale » et « séparatisme »), infligées depuis trois ans et dans des proportions inédites, comme à celui des vidéastes amateurs exerçant un contrôle citoyen sur le maintien de l’ordre. Le journaliste Rémy Buisine (envoyé sur place pour Brut) a ainsi été molesté au sol par un policier qui l’avait déjà, un peu plus tôt, « pris à la gorge », selon son témoignage, rappelant le sort réservé à Gaspard Glanz en décembre 2019 (blessé par une grenade) ou à Taha Bouhafs.

    En deux heures, on a encore visualisé tout le mépris que le pouvoir réserve depuis le début du quinquennat aux élus locaux (dans sa gestion de la pandémie) ou aux parlementaires (priés de voter sans barguigner l’état d’urgence sanitaire et d’autoriser des ordonnances en série). Alors que plusieurs élus de Paris (Ian Brossat, Audrey Pulvar, Fatoumata Koné, Danielle Simonnet, etc.) et parlementaires (Esther Benbassa, Éric Coquerel, etc.) étaient présents place de la République, ils ont été bloqués, nassés, empêchés d’observer.

    En deux heures, enfin, le pouvoir a refait la démonstration de son dédain envers les avocats, fragilisés par une réforme des retraites qu’une grève historique n’a pas fait évoluer d’un iota, et dont il a ignoré toutes les alertes relatives à l’état d’urgence et aux libertés fondamentales. Présents en nombre, et en robe, pour faire barrage aux brutalités et documenter les violences, les avocats ont été évacués lundi soir en même temps que les tentes Quechua. Circulez, rien à voir et plus rien à plaider.

    À elle seule, cette scène de la place de la République, pitoyable chanson de geste récapitulant tous les « exploits » liberticides de la présidence Macron, pourrait représenter un tournant.

    Déjà poussé dans ses retranchements par les contestations contre son « nouveau schéma du maintien de l’ordre » ou sa volonté d’imposer le floutage des policiers, Gérald Darmanin a été contraint, dès lundi soir, d’admettre sur Twitter : « Certaines images de la dispersion du campement illicite de migrants place de la République sont choquantes. Je viens de demander un rapport circonstancié sur la réalité des faits au Préfet de police d’ici demain midi. Je prendrai des décisions dès sa réception. » Mardi matin, il a annoncé que l’IGPN rendrait ses conclusions « sous 48 heures ». On les attend.

    Sachant que le ministre de l’intérieur cherche à se débarrasser de l’encombrant préfet de Paris depuis un moment, il n’est pas exclu que le sort de Didier Lallement soit scellé. Mais qui serait dupe ? Faire sauter un fusible n’a jamais suffi à ramener la lumière.

    Par ces quelques mots, le ministre de l’intérieur fait surtout la démonstration que les images de policiers « au travail », celles diffusées en direct sur les réseaux sociaux et qu’il a pu regarder lui-même, sont indispensables à la manifestation de la vérité des violences policières. Après cet aveu, maintenir l’article 24 de la proposition de loi « sécurité globale » (qui prétend interdire la diffusion de vidéos portant atteinte à l’intégrité psychique et physique de policiers mais entraverait surtout le travail des journalistes) n’est plus une option pour le gouvernement.

    Désormais, même au sein de la majorité, les réactions se multiplient. « Une réaction d’outrage », a déclaré mardi matin, sur RMC, la députée Nathalie Sarles (LREM). « On ne peut pas tolérer ce genre d’agissements dans notre pays […]. On se dirige vers un État autoritaire, c’est absolument inacceptable. » La faute commise place de la République pourrait cristalliser bien des déceptions, des agacements, des frustrations. Si certains, au sein de la majorité, ont absous bien des fautes en silence depuis 2017, pardonneront-ils le déshonneur ?