• Faire de nouvelles découvertes scientifiques est inutile
    https://www.courrierinternational.com/article/progres-faire-de-nouvelles-decouvertes-scientifiques-est-inut

    Pour relever les grands défis contemporains comme le changement climatique ou les inégalités, la science n’est plus nécessaire, soutient, de façon provocatrice, le physicien polonais Piotr Wasylczyk. D’autant qu’elle traverse une crise profonde de crédibilité, de reconnaissance et de gouvernance.

    • Le coût de revient d’une radiographie n’est que de quelques dollars, et une seule année a séparé la découverte en 1895 des rayons X par [le physicien allemand] Wilhelm Röntgen de leur application en médecine. Ainsi, pendant la Première Guerre mondiale, Maria Sklodowska-Curie [nom polonais de Marie Curie] a pu installer des appareils à rayons X à bord de voitures capables d’aller examiner les blessés sur le front.

      L’imagerie par résonance magnétique coûte cent fois plus cher, un appareil vaut à lui seul [jusqu’à] 1 million de dollars. Trois décennies se sont écoulées entre la compréhension des phénomènes physiques [sur lesquels repose son fonctionnement] et la mise sur le marché des machines. En dépit d’immenses investissements, les progrès médiocres accomplis depuis vingt ans dans le domaine de l’imagerie ne permettent pas d’exclure que la prochaine technologie, si tant est qu’elle apparaisse un jour, produise des « images » à 10 000 dollars pièce que ne pourront s’offrir qu’une poignée de gens.

      Autre exemple : une dose de nusinersen, médicament moderne produit aux États-Unis pour soigner l’amyotrophie spinale [une maladie héréditaire qui atrophie les muscles], est vendue 70 ?000 euros. Son développement a duré dix ans et coûté plus de 1 milliard de dollars.

      Même si l’on parvenait un jour à découvrir un vaccin empêchant par exemple le développement de certaines tumeurs, il suffirait d’une rumeur sur les réseaux sociaux qui l’accuserait de causer l’autisme pour dissuader la population de l’utiliser.

      Depuis 1980, aucune famille d’antibiotiques n’a vu le jour. Les nouveaux traitements ne sont que des modifications de composés connus, ce qui pourrait provoquer l’apparition de souches de bactéries complètement résistantes aux médicaments et un retour à la situation dans laquelle même des infections bénignes peuvent avoir des effets très graves.

      Cela montre l’articulation complexe entre la science, l’industrie et la politique. Les entreprises pharmaceutiques ne veulent pas investir dans la recherche de nouveaux composés, car si un superantibiotique était découvert, les autorités pourraient préférer ne pas le mettre en vente pour le conserver comme arme de la dernière chance.

      L’obésité, symbole de l’échec de la science

      De l’étape des recherches à celle de leur conséquences sur les pratiques sociales, en passant par l’interprétation et la communication des résultats, le domaine de la nutrition est une illustration de l’échec de la science. Avec pour conséquence une épidémie d’obésité touchant pratiquement tous les pays du monde.

      Les recommandations alimentaires ont commencé à être publiées aux États-Unis dans les années 1950 et 1960, en réponse à la soudaine augmentation observée après la Seconde Guerre mondiale de morts causées par des maladies cardiovasculaires. Le réexamen des résultats d’expériences de l’époque a cependant mis au jour de nombreuses pratiques problématiques.

      Ainsi, il n’est pas rare que les conclusions aient été injustifiées et interprétées de façon assez arbitraire, par exemple en ignorant les résultats qui ne correspondaient pas aux hypothèses de départ, comme le lien présumé entre la consommation d’acides gras saturés et les maladies cardiovasculaires.

      Cette démarche, à laquelle s’est ajouté le lobbying des producteurs alimentaires, notamment de boeuf, a débouché sur la formulation de recommandations en de nombreux points contraires à la connaissance contemporaine de la physiologie humaine. Pourtant, elles ont été inscrites dans des manuels de formation des futurs médecins.

      Elles sont aussi entrées dans la culture de masse - « Ne mets pas trop de beurre sur ta tartine ou tu auras les artères bouchées par le cholestérol » - et influencent donc les comportements quotidiens de centaines de millions de gens dans le monde.

      2,5 millions d’articles publiés chaque année

      Dans le domaine de la pédagogie, nous en savons de plus en plus sur le développement intellectuel, émotionnel et social des êtres humains, notamment dans l’enfance, ainsi que sur les conditions à mettre en place pour que les jeunes prennent du plaisir à apprendre et à exercer leurs passions. Pourtant, les écoles et les universités ont l’air de n’avoir presque pas changé en cent ans et ne forment toujours pas des personnes responsables, empathiques et capables de penser de façon autonome.

      Quel impact sur la réalité ont donc les centaines de milliers de publications produites par les universités et instituts de recherche du monde entier en matière de pédagogie et de sciences de l’éducation ?? Les découvertes peuvent-elles exister dans une sphère isolée de la réalité des sociétés qui financent les chercheurs ??

      Bien sûr, on peut poser de très nombreuses questions puis chercher des réponses en déployant de l’argent, du temps et des méthodes de plus en plus perfectionnées, mais dans la plupart des cas ces réponses n’intéressent personne et n’ont aucune chance de sortir de la sphère scientifique. Même au sein de cette sphère, communiquer les résultats de façon à ce qu’ils parviennent à leurs destinataires potentiels n’est pas si simple au milieu des 2,5 millions d’articles scientifiques qui paraissent chaque année.

      De façon consciente ou non, la grande majorité des chercheurs, en particulier en sciences naturelles, continue de travailler selon le paradigme de l’alchimiste convaincu que, grâce à la découverte d’une substance ou d’une technologie, nous parviendrons à un tournant qui changera (espérons en mieux) la vie de beaucoup de gens. Pourtant, les expériences des dernières décennies montrent qu’il n’a pas été possible de découvrir la pierre philosophale à même d’assurer la vie ou la prospérité éternelle (ou en tout cas pour longtemps).

      Les découvertes de la nature de la lumière, des électrons et de la structure atomique de la matière ont posé les fondements de l’électronique, des lasers et des ordinateurs. La compréhension des mécanismes de la vie des cellules a permis d’éclaircir les causes de nombreuses maladies et de trouver certains moyens de les soigner. Il semble qu’aujourd’hui, par habitude, nous continuons de croire que cette très bonne passe se prolongera.

      Prévoir est évidemment très difficile, surtout quand il s’agit de l’avenir, mais il semble que la découverte de la masse du boson de Higgs, la compréhension de l’évolution des trous noirs et la formulation d’une théorie des cordes cohérente n’auront aucun impact sur notre vie.

      Peut-être que l’épisode de l’histoire de notre civilisation dans lequel la science a amélioré nos conditions de vie et nous a rendus plus humains grâce à la découverte de certains mystères de la nature est en train de s’achever.

      Les taux de mortalité des nouveau-nés, après les spectaculaires baisses précédant la fin du XXe siècle, stagnent depuis vingt ans dans les pays développés [à l’échelle mondiale, le constat est différent : selon l’Organisation mondiale de la santé, le taux de mortalité des moins de 5 ans a baissé de 59 % entre 1990 et 2019]. L’espérance de vie croît certes encore de façon linéaire, mais nous avons de plus en plus conscience de l’importance de la qualité de la vie, au-delà de sa seule durée. Qu’arrivera-t-il si, un jour, l’espérance de vie atteint 200 ans, mais que le nombre de personnes nécessitant des soins permanents est plusieurs fois supérieur aux effectifs capables de les prodiguer ??

      De plus en plus de chercheurs prennent conscience des crises que traverse la science en ce début de XXIe siècle.

      Des scientifiques en retrait du débat public

      La première est la crise de la crédibilité : nous n’arrivons pas à présenter de façon convaincante nos arguments dans les discussions sur les vaccins, le changement climatique ou l’alimentation. En dépit de ce qu’on pourrait croire, il n’y a pas aujourd’hui de science unique. Si on parle à un collègue de recherches qui montrent les effets des émissions de gaz à effet de serre sur le climat, on peut s’entendre rétorquer qu’il existe des chercheurs convaincus du contraire [il existe pourtant un consensus sur le sujet : dès 2013, une étude parue dans Environmental Research Letters montrait que 97 % des 11 ?944 articles scientifiques publiés entre 1991 et 2011 concluaient que le réchauffement climatique existe bel et bien et qu’il est d’origine humaine].

      Jusqu’à présent, nous croyions que la vérité (telle que nous la comprenons en termes scientifiques) se défendait toute seule. Ce n’est pas le cas, surtout confrontée à ceux qui ont intérêt à ce qu’elle ne se défende pas.

      Nous avons aussi perdu notre influence sur le monde. De nombreux chercheurs liés au projet Manhattan de mise au point de la première bombe atomique ont passé une bonne partie de leur vie à s’engager en faveur du désarmement. Aujourd’hui, je ne connais aucun physicien investi dans une activité comparable.

      C’est comme si les scientifiques avaient complètement abandonné aux politiques et aux multinationales le pouvoir de décider du destin du monde, comme s’ils s’étaient convaincus que leur rôle se limitait à fournir des jouets : armes de plus en plus sophistiquées, systèmes informatiques permettant de contrôler les sociétés. La perte de crédibilité est liée au retrait du débat public, voire au refus de communiquer sur ce qui se passe dans les laboratoires et sur la manière dont est utilisé l’argent public.

      La deuxième crise concerne la reproductibilité. À la base de la méthode scientifique moderne se trouve l’idée qu’une expérience réalisée aujourd’hui pourra être répétée demain, dans une semaine ou dans un an, et que si les conditions restent les mêmes les résultats obtenus seront eux aussi identiques. Entre 2011 et 2015, un groupe de chercheurs a reproduit cent expériences de psychologie ayant fait l’objet en 2008 de publications dans des revues reconnues. Dans un tiers des cas seulement les résultats étaient les mêmes que dans les expériences originales.

      On voit aussi en cette période de pandémie que même les revues les plus prestigieuses [The Lancet notamment] ont publié des résultats utilisant des données non fiables et qu’elles ont dû ensuite retirer.

      La troisième crise est celle de la gouvernance, pour beaucoup à l’origine des deux autres. Si quelqu’un s’imagine les chercheurs comme des passionnés un peu distraits, en blouse blanche et aux cheveux ébouriffés, quelques jours dans une université ou un institut de recherche suffiraient à le détromper. Il serait témoin des longues heures passées à se battre avec une pieuvre administrative dont les tentacules pénètrent toutes les étapes du travail des scientifiques.

      La gouvernance technocratique a encore plus d’impact sur les décisions prises quotidiennement par les chercheurs. Puisque leurs institutions et eux-mêmes sont évalués sur la base du nombre d’articles publiés, de quels sujets et problèmes est-il préférable de s’emparer pour maximiser le compteur ?? Seul un fou songerait à s’engager dans un projet risqué qui pourrait au bout de quelques années ne pas produire les résultats attendus et ne rien donner pour remplir les rapports d’activité.

      Cela fait que nous optimisons nos actions pour tromper le système. Tenir compte du risque des recherches entreprises n’est encore pas trop grave, même si cela ne favorise sans doute pas le progrès. Toutefois, cela peut aussi conduire à ce que la littérature scientifique appelle des « pratiques discutables en recherche », comme l’ajout injustifié d’auteurs à des publications et la non-prise en compte des données qui ne vont pas dans le sens des hypothèses retenues.

      Un culte de la croissance nocif

      L’aspiration à l’égalitarisme et à l’accès universel à l’enseignement supérieur conduit immanquablement à la baisse du niveau d’enseignement, de ressources de savoir et de qualifications des nouvelles générations de chercheurs. Il y a vingt ans, quand je construisais des systèmes laser pour mon doctorat, mon directeur de thèse passait des journées entières au laboratoire à m’apprendre à faire les réglages. Aujourd’hui, une telle relation maître-élève est pratiquement impossible, les professeurs sont trop occupés à préparer des demandes de financement, à écrire des rapports et à siéger dans des commissions d’évaluation.

      En même temps, le culte de la croissance pousse les universités à solliciter toujours plus de financements pour disposer de plus de moyens et de personnel. Il y a donc dans le monde une demande très forte de chercheurs, en particulier ceux en début de carrière, et elle est en partie satisfaite grâce aux jeunes Chinois et Indiens.

      D’un autre côté, il y a de nouvelles opportunités de faire des choses intéressantes et de vivre des aventures intellectuelles. Pour construire des fusées, il n’est plus indispensable de travailler pour un institut public comme la Nasa ou l’Agence spatiale européenne, il y a la société SpaceX. Dans mon domaine, l’optique et les lasers, même Facebook recrute.

      L’effet secondaire d’une situation économique dans laquelle des gens disposent de capitaux considérables est le développement de la culture start-up. Pour tromper l’ennui, de grandes fortunes sont prêtes à risquer beaucoup d’argent dans des recherches à la mode, même si les chances de succès sont minimes. De nombreux jeunes se laissent entraîner dans de telles entreprises qui dégénèrent souvent (escroqueries, culture du secret, gaspillage), comme dans l’exemple d’Elizabeth Holmes et de sa société Theranos (une vaste escroquerie).

      Il n’est pas difficile d’imaginer que cela puisse affaiblir les institutions publiques de recherche.

      Il y a enfin autour de la science une crise liée au système économique. Si l’on parvient un jour à maîtriser la fusion nucléaire, il se peut que cette technologie de production propre et illimitée d’énergie électrique soit frappée d’un embargo et que son pays d’origine ne soit pas du tout enclin à partager ses connaissances avec le reste du monde. Ce pays pourrait aussi exploiter des brevets et autres armes juridiques pour en bloquer l’utilisation et tenter de dominer le marché mondial de l’énergie.

      En matière de progrès scientifique, la coupure date à peu près des années 1970. Peut-être que le laser et la résonance magnétique ont été les dernières inventions d’importance à avoir servi l’humanité. Si un ingénieur de l’époque nous rejoignait par miracle, il serait certainement étonné de voir que le monde a si peu changé en dépit des visions radieuses de l’avenir élaborées alors des deux côtés du rideau de fer.

      Nos voitures et nos avions sont toujours alimentés par des produits de la distillation du pétrole, ils brûlent à peu près autant de carburant et vont à la même vitesse. Nos façons d’enseigner, de produire des vêtements et des aliments, de construire des maisons, des usines et des églises, sont restées les mêmes. La manière dont nous utilisons notre temps libre est semblable, avec peut-être cette différence que nous en avons de moins en moins...

      Matière noire. Dessin de Tomasz Walenta paru dans The Wall Street Journal, New York.Des problèmes bien différents aujourd’hui qu’il y a un siècle

      La grande promesse de la robotique n’a pas été tenue : l’immense majorité des usines, de la production agricole, du transport et des services continue de recourir principalement au travail manuel. S’ils finissent vraiment par se généraliser, les véhicules autonomes réaliseront peut-être une partie de cette promesse.

      Certes, les techniques de transmission et d’accumulation des informations ont radicalement changé, mais surtout au profit de médias associés à l’industrie publicitaire - les premiers pour modeler nos choix politiques et alimenter en permanence la conviction qu’il se passe quelque part quelque chose de très important que nous ne pouvons pas manquer, la seconde pour promettre la satisfaction par la consommation.

      Or les problèmes que nous devons affronter sont d’une nature complètement différente qu’à l’époque de la révolution industrielle et de l’information qui s’est déroulée pendant l’essentiel du XXe siècle. Grâce à l’augmentation colossale du volume de connaissances et du progrès technique qu’elles ont permis, il a été possible de changer la vie de populations entières. Elles ont eu accès, à une échelle jusqu’alors inédite, à des sources d’énergie, un système de santé, des aliments, des moyens de transport et de communication, des biens culturels. Les sociétés comprennent cependant de plus en plus qu’elles devront bientôt faire face à la solitude, la désinformation, la décomposition de la démocratie et les inégalités.

      Ni les physiciens, ni les biologistes, ni les chimistes ne résoudront ces problèmes, quel que soit le niveau de perfection des cellules photovoltaïques, des écrans plats, des médicaments et des plastiques biodégradables qu’ils pourraient contribuer à mettre au point.

      Je suis modérément pessimiste sur l’avenir de la science. Peut-être que les prochaines publications scientifiques ne feront qu’alimenter la cacophonie dans laquelle il devient de plus en plus difficile de retrouver ce qui est important et nécessaire.

      Peut-être qu’au lieu de chercher une nouvelle thérapie miracle nous ferions mieux de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils entament des campagnes agressives contre la malbouffe. Au lieu de traquer des matériaux aux propriétés incroyables, demandons-nous, à partir de ceux que nous avons, comment bâtir des maisons belles et abordables. Pour relever ces défis, la science telle que nous la pratiquons aujourd’hui ne nous sera pas nécessaire.