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  • « Sécurité globale » : une vision totalisante de la sécurité
    https://www.mediapart.fr/journal/france/071220/securite-globale-une-vision-totalisante-de-la-securite

    Si la question de la liberté d’expression a monopolisé les débats, ce texte a une ambition bien plus large : celle de constituer un « continuum de sécurité » allant des policiers nationaux et gendarmes jusqu’aux agents de sécurité privée, en passant par les policiers municipaux et les gardes champêtres.

    « La sécurité des Français en tout temps et en tout lieux. » Cette formule employée par le député LREM Jean-Michel Fauvergue à l’ouverture des débats sur la proposition de loi « Sécurité globale », mardi 17 novembre, résume presque parfaitement la philosophie de ce texte dont il a été le corapporteur.

    L’ex-patron du RAID aurait juste pu ajouter « et par tous les moyens » afin de préciser l’importante réorganisation de la sécurité publique initiée par ce texte, qui vise à constituer un « continuum de sécurité » allant des policiers nationaux et gendarmes jusqu’aux agents de sécurité privée, en passant par les policiers municipaux et les gardes champêtres.

    « En trois décennies, le paysage sécuritaire de la France a changé. L’architecture et le fonctionnement des forces de sécurité doivent faire de même ; il est temps », affirmait encore Jean-Michel Fauvergue devant les députés.

    La focalisation des débats sur les menaces que fait peser la proposition de loi « Sécurité globale » sur la liberté d’expression, notamment dans son article 24, a occulté ce qui constituait pourtant le cœur de ce texte.

    « L’insécurité prend aujourd’hui des formes de plus en plus variées dans le quotidien des Français : depuis les incivilités dans les transports jusqu’aux violences graves dans les transports, en passant par les trafics – notamment de stupéfiants – en bas des immeubles, les violences urbaines ou les risques entre bandes », explique pourtant son exposé des motifs. « Les nouveaux défis à relever pour la sécurité de Français doivent désormais conduire […] à intégrer plus directement l’ensemble des acteurs de la sécurité et de la sûreté autour d’un continuum de sécurité », poursuivait-il.

    Jean-Michel Fauvergue à l’Assemblée, le 24 novembre 2020. © AFP Jean-Michel Fauvergue à l’Assemblée, le 24 novembre 2020. © AFP

    La proposition de loi « Sécurité globale » est, de plus, la traduction d’un rapport commandé par l’ancien ministre de l’intérieur Gérard Collomb à Jean-Michel Fauvergue et à sa collègue Alice Thourot, rendu au mois de septembre 2018 et intitulé D’un continuum de sécurité vers une sécurité globale. Celui-ci formulait 78 propositions visant à renforcer les pouvoirs de l’ensemble des acteurs, publics ou privés, participant à la « coproduction de la sécurité » et à améliorer « leur articulation et les conditions de leur collaboration ».

    Toutes n’ont pas été retenues dans la proposition de loi qui, après avoir été votée en première lecture par les députés, doit être examinée par les sénateurs au mois de janvier 2021.

    Dans sa version actuelle, le texte prévoit notamment de lancer à partir du 30 juin prochain une expérimentation ouverte aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) disposant d’au moins vingt policiers municipaux.

    Ces derniers pourront désormais directement constater par procès-verbal certaines infractions faisant l’objet d’une amende forfaitaire, comme la consommation de stupéfiants, l’occupation de halls d’immeuble, le dépôt d’ordures ou encore la conduite sans permis ou sans assurance. Ils auront également le pouvoir de saisir des objets et d’immobiliser des véhicules.

    Lors des débats à l’Assemblée, les députés ont élargi cette expérimentation aux gardes champêtres, qui ont fait l’objet de nombreux amendements. La « police rurale » pourra désormais demander le placement d’un véhicule en fourrière, constater un cas d’ivresse manifesté sur la voie publique et emmener la personne en cellule de dégrisement au poste de police ou de gendarmerie.

    Les gardes champêtres auront aussi la possibilité d’avoir recours à des appareils photographiques, mobiles ou fixes, afin de constater certaines infractions comme les dépôts d’ordures ou les vols dans les champs.

    Concernant la sécurité privée, le texte ambitionne de donner une crédibilité à un secteur en proie à de nombreuses dérives et que le rapport de Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot décrit comme « fragile, éclaté et critiqué ».

    Comme l’avait déjà souligné un « panorama prospectif » réalisé en septembre 2016 par le préfet Marc Burg pour le ministère de l’intérieur, la sécurité privée se caractérise tout d’abord par la très grande disparité de situations entre, d’un côté, une multitudes de petites structures et, de l’autre, quelques gros groupes dominant le marché. Le rapport pointe ainsi qu’« en 2016, 67 % des sociétés privées de sécurité n’avaient aucun salarié », tandis qu’« à eux seuls, les 10 plus grands groupes réalisent 35 % [du] chiffre d’affaires » du secteur.

    Celui-ci « est soumis à une forte concurrence qui pèse sur sa rentabilité », poursuit le rapport. En conséquence, les employés sont mal payés, avec un salaire mensuel brut inférieur à 1 700 euros pour 44 % d’entre eux, souvent avec un statut précaire et peu encadrés.

    Le rapport pointe également une gestion défaillante du Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), un établissement public administratif créé par la loi LOPPSI 2 de 2011 afin d’encadrer et de contrôler les entreprises du secteur. Directement rattaché au ministère de l’intérieur, son collège est composé de représentants de l’État, de magistrats, de personnalités qualifiées et de représentants des sociétés de sécurité privée. Le Cnaps a notamment le pouvoir de délivrer les cartes professionnelles ou les autorisations de palpation, et de prononcer des sanctions en cas de non-respect de la réglementation.

    Or, rappellent les débutés, un rapport de la Cour des comptes de février 2018 avait fortement mis en cause le travail du Cnaps. « Pour la cour, les enquêtes diligentées par les agents du Cnaps souffrent d’une professionnalisation insuffisante, les risques de fraudes internes comme externes étant avérés, écrivent Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot. Enfin, la gestion du stock de cartes en circulation interpelle. En effet, ce sont 350 000 cartes professionnelles qui sont en cours de validité, alors même que le public couvert par le Cnaps est inférieur de plus de moitié. »

    Pour assainir le secteur, la proposition de loi « Sécurité globale » renforce les pouvoirs du même Cnaps, dont les agents pourront constater certaines infractions, comme le travail illégal, par procès-verbal. Le texte prévoit également la création, au sein du conseil, d’un Observatoire de la sécurité privée chargé d’étudier les pratiques du secteur.

    Les conditions d’embauche au sein des sociétés de sécurité privée seront également durcies. Les candidats devront détenir un titre de séjour depuis au moins cinq ans, connaître la langue française ainsi que les « valeurs de la République ».

    Enfin, l’Assemblée nationale a voté une disposition interdisant la sous-traitance de plus de 50 % d’un contrat et la limite aux « sous-traitants de premier et de deuxième rang », afin de lutter contre la pratique de la « sous-traitance en cascade ».

    En échange de ces nouvelles contraintes, les agents de sécurité privée se verront accorder de nouveaux pouvoirs. Ils pourront être autorisés par le préfet à effectuer des missions de surveillance de la voie publique dans le cadre de la lutte antiterroriste. Ils n’auront également plus besoin d’habilitation pour procéder à des palpations de sécurité dans le cadre de certaines manifestations, notamment sportives et culturelles.

    Dans le but affirmé de renforcer les liens entre sécurité privée et forces de l’ordre, la loi « Sécurité globale » prévoit enfin d’autoriser les gendarmes et policiers à cumuler leur retraite avec des revenus tirés d’une activité de sécurité privée. Une disposition dont pourrait bien bénéficier Jean-Michel Fauvergue, ancien policier et propriétaire, comme le rapportait la Lettre A en janvier dernier, d’une société de formation « dans les domaines du management et de la sécurité ».

    La sécurité globale est une manière de se débarrasser de certaines contraintes juridiques »

    Même si le catalogue de mesures comprises dans la proposition de loi « Sécurité globale » est déjà important, ce texte n’est qu’une étape dans la mise en place du « continuum de sécurité ».

    Lors des débats à l’Assemblée nationale du jeudi 19 novembre, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a annoncé que le transfert de nouvelles tâches aux sociétés de sécurité privée était déjà lancé. « La possibilité de confier à des agents de sécurité privée des tâches dites indues, accomplies actuellement par des gendarmes ou par des policiers nationaux, est évidemment une idée sur laquelle nous travaillons », a-t-il déclaré.

    Les agents de sécurité devraient ainsi se voir confier certaines activités de surveillance au sein de centres de rétention administrative, notamment celle de la bagagerie. Dès le début de l’année prochaine, ils assureront également l’« accueil et l’orientation du public » dans les commissariats durant la journée, a également annoncé Gérald Darmanin.

    Les notions de « sécurité globale » et de « continuum de sécurité » sont également au cœur du Livre blanc sur la sécurité intérieure publié mardi 17 novembre, jour de l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale.

    « L’idée cardinale défendue au travers du continuum de sécurité consiste à rappeler que les forces de sécurité intérieure ne peuvent pas seules répondre à l’ensemble des problèmes de sécurité, affirme-t-il. Parce d’autres d’acteurs peuvent jouer leur rôle dans le cadre d’un partenariat renforcé, encore faut-il leur donner les moyens en étendant leurs compétences. »

    Et cela fait de nombreuses années que les acteurs de la sécurité privée mènent un intense lobbying autour de ces questions. Au mois d’octobre 2019, la Confédération européenne des services de sécurité (CoESS) avait ainsi publié son propre livre blanc, intitulé Le Continuum de sécurité dans la nouvelle norme, appelant au développement des partenariats public-privé (PPP). Ce document prenait en exemple plusieurs pays ayant déjà confié une partie de la sécurité à des entreprises, comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne.

    Il appelait à la généralisation d’expériences telles que le « projet Griffin », lancé dès 2004 par la police de Londres afin d’impliquer le secteur financier dans la lutte contre le terrorisme et la criminalité. Considéré comme un modèle de « continuum de sécurité », ce projet avait par la suite été dupliqué par les villes de New York aux États-Unis, de Vancouver au Canada, de Victoria en Australie ou encore par Singapour.

    Pour Cyril Magnon-Pujo, maître de conférences en sciences politiques à l’université Lumières de Lyon II et spécialiste des questions de sécurité privée à l’échelle internationale, ce mouvement s’est d’abord manifesté par le développement de partenariats dans le cadre d’opérations militaires.

    « La sécurité globale est un concept hybride né dans les années 1980, explique-t-il. À l’origine, il n’était pas très utilisé par les chercheurs mais il a en revanche été très vite repris par les acteurs politiques. Il s’est assez bien diffusé avec la création, au sein d’instances internationales, de commissions sur la gouvernance ou sur l’environnement. L’idée est, par exemple, qu’il ne faut pas faire que de l’action militaire mais aussi du développement. Du coup, on va faire appel à des partenaires, des ONG, des acteur privés. »

    La « sécurité globale », « c’est l’idée qu’il n’y a plus de partage net entre la sécurité intérieure et la sécurité extérieure, complète le sociologue Dominique Linhardt, chercheur au CNRS. Il s’agit d’une évolution du concept de sécurité nationale. Celle-ci englobait deux notions correspondant à des problématiques bien différentes. Il y avait d’un côté la sécurité intérieure, qui est assurée par les forces de police dans le respect de règles de l’État de droit, et de l’autre la sécurité extérieure, qui désigne les opérations orientées vers l’extérieur des frontières nationales, qui incluent les actions militaires, mais dans le respects de certaines règles internationales ».

    « L’idée sous-jacente de la sécurité globale est que la frontière entre ces deux aspects de la sécurité s’est tellement brouillée que cette distinction devient moins nette, poursuit Dominique Linhardt. L’exemple classique est celui des jeunes Français, avec une carrière délinquante sur le territoire national, qui partent sur des théâtres extérieurs, en Syrie ou en Irak. Et qui sont susceptibles, ensuite, de revenir en France. Il arrive ainsi que les mêmes individus soient poursuivis en France devant les tribunaux et bombardés en Syrie par l’aviation française. C’était le cas, par exemple, de Salim Benghalem. Ces situations brouillent les limites entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Si on manque de vigilance, on risque de provoquer des effets idéologiques selon moi dangereux. Car, avec la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure, il y avait des règles de droit différentes qui faisaient que, par exemple, on ne peut pas bombarder des criminels. La sécurité globale est une manière de contourner, de se débarrasser de certaines contraintes juridiques et peut-être d’aller vers un “droit de l’ennemi” qui vaudrait aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des sociétés politiques. »

    Ce brouillage des frontières entre les attributions des différents acteurs de la sécurité, qu’ils soient publics ou privés, pose de nombreuses questions. Il remet en cause tout d’abord le rôle traditionnellement dévolu à la police municipale, conçue comme un service de proximité, plus portée sur la prévention que sur la répression.

    « Les précédents montrent que l’accroissement des compétences répressives des polices municipales a pour conséquence un recentrage de leurs activités sur un champ plus strictement policier, comme les verbalisations ou les opérations de contrôle, explique Virginie Malochet, sociologue à l’Institut Paris Région. Et ce recentrage se fait au détriment d’autres activités, notamment le travail de proximité et d’entretien des rapports avec la population. Il y a un durcissement de l’action au détriment de la qualité des liens avec la population et de l’ancrage territorial. »

    « Cela fait une vingtaine d’années que je travaille sur la police municipale et je ne suis pas la seule à faire ce constat, poursuit Virginie Malochet. Des policiers municipaux me disent que ce qu’ils gagnent en autorité, ils le perdent en qualité de relations avec les populations. La proximité, la confiance, tisser des liens, connaître le terrain, développer des partenariats locaux…, tout ça, ça se travaille. »

    De plus, « la présence policière n’est pas forcément la meilleure solution pour lutter contre l’insécurité, ajoute Christian Mouhanna, sociologue directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Elle peut même avoir un effet néfaste. Les gens ne se sentent pas forcément rassurés lorsqu’ils voient des policiers partout, tout le temps. Surtout lorsque ceux-ci multiplient les contrôles ».

    « La sécurité la plus efficace est celle qui ne se voit pas, poursuit Christian Mouhanna. Par exemple, pour lutte contre le trafic de drogue, on s’attaque à ce qui est visible, les petits dealers de rue, alors qu’il serait beaucoup plus efficace de s’attaquer au trafic international qui, lui, est invisible. On ne fait que mettre la pression sur des gens sans régler le problème. »

    Le transfert de compétences aux polices municipales pose un autre problème : celui des disparités très fortes entre communes en fonction de leurs ressources. Le rapport de Jean-Michel Fauvergue et Alice Thourot soulignait que le nombre de policiers municipaux avait « été multiplié par presque quatre » au cours des trente derniers années, passant de 5 600 à 21 454 agents, tandis que le nombre de communes concernées « avait plus que doublé », passant de 1 750 à 4 000 villes.

    Cette explosion des polices municipales concerne une minorité de municipalités, pour beaucoup situées dans le sud de la France, ayant massivement investi dans des polices municipales fortement dotées en moyens humains et matériels. Le rapport soulignait ainsi que la région PACA concentre à elle seule 20 % des effectifs, alors que les trois quarts des polices municipales comptent moins de cinq agents.

    Or, la proposition de loi « Sécurité globale » accompagne une volonté de plus en plus affirmée de l’État de pousser les municipalités à se doter d’une police municipale. Comme le rappelle Mediacités, celle-ci s’est notamment manifestée au mois d’août dernier à l’occasion d’une polémique entre le maire de Grenoble Éric Piolle et Gérald Darmanin. Dans un courrier, diffusé sur Twitter, le ministre de l’intérieur avait reproché à l’édile le manque d’investissements dans sa police municipale.

    Face à la délinquance, tous les acteurs doivent prendre leurs responsabilités. Nos compatriotes n’attendent pas de nous des discours angéliques mais une intervention résolue pour restaurer l’autorité de l’Etat.Retour ligne automatique
    Mon courrier de réponse à Eric Piolle, maire deRetour ligne automatique
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    August 28, 2020

    © Twitter

    Pour inciter les maires à renforcer leurs polices municipales, le gouvernement a même lancé des « contrats de sécurité intégrée » imposant aux villes le recrutement d’agents municipaux en échange de l’affectation par l’État de policiers. Le premier a été signé le 9 octobre dernier, en présence du premier ministre Jean Castex, à Toulouse, et prévoit l’embauche de 20 policiers municipaux par an entre 2021 et 2026, et l’envoi de 110 policiers dans les prochains mois.

    « La signature de ce premier contrat de sécurité intégrée m’a interpellée, raconte Virginie Malochet. Il a été présenté comme un accord “donnant-donnant” et “gagnant-gagnant”. En résumé, la ville s’est engagée à embaucher plus de policiers municipaux et l’État à mettre à sa disposition plus de policiers nationaux. Si les services de l’État commencent à être conditionnés, ça pose problème. »

    Un processus de « sécuritisation »

    Concernant la sécurité privée, celle-ci « est déjà présente dans de nombreux domaines, pointe Christian Mouhanna. Il y a déjà de nombreuses “gated communities” ou résidences fermées. Beaucoup se situent sur la Côte d’Azur, autour de Toulouse ou encore dans certains villages en Bourgogne. Désormais, les banques proposent même des contrats de sécurité à leurs clients, avec un agent qui se déplace chez vous en cas de problème. Ce sont des sociétés privées qui assurent la surveillance de nombreux établissements publics, des entrées d’écoles et de quasiment tous les ministères, à part celui de l’intérieur. Même l’entrée de l’école militaire est gardée par une société privée ».

    Pour le sociologue, « cette notion de continuum de sécurité est un paravent pour transférer de plus en plus d’activités à la sécurité privée et à la police municipale ». Un transfert qui constitue un danger pour les policiers eux-mêmes. « Les syndicats de policiers, en se focalisant sur l’article 24, se trompent totalement, affirme Christian Mouhanna. En se déchargeant des tâches indues, ils se font manger la laine sur le dos. Ils ne voient pas que tout cela s’inscrit dans une logique de suppression des emplois publics. Les policiers pensent qu’ils vont être déchargés de certaines tâches, mais, en réalité, leur profession se fait vider de l’intérieur. »

    Le mouvement vers l’instauration du « continuum de sécurité » semble pourtant n’en être qu’à ses débuts, si l’on en croit les ambitions affichées dans le Livre blanc sur la sécurité intérieure. Celui-ci entend s’attaquer à « l’insécurité du quotidien », aux « incivilités qui perturbent la vie ordinaire de citoyens », qui constituent des « manquements aux règles du comportement de la vie en société et au partage de l’espace public » : « nuisances sonores, occupations de la voie publique, conflits de voisinage, dépôts d’ordures sauvages, épaves de voitures sur la voie publique, dégradations, etc. »

    Au-delà de cette « délinquance de faible intensité », la « sécurité globale » devra à terme lutter contre « des comportements ne relevant pas nécessairement du champ pénal ». « Par leur caractère diffus, ils sont difficiles à appréhender et à sanctionner, reconnaît le Livre blanc. Les incivilités constituent en effet une zone grise entre la police administrative et la police judiciaire (les spécialistes parlent du niveau infrapénal) qui affectent fortement la qualité de vie collective. »

    Cette vision extrêmement large de la « sécurité globale » « plonge ses racines dans la criminologie des années 1970-80, explique Dominique Linhardt. On a commencé à considérer à cette époque que les petites formes de délinquance avaient un rapport direct avec des formes plus graves. Cette idée selon laquelle il faut en priorité lutter contre les formes embryonnaires de délinquance est au cœur de la théorie dite des “fenêtres brisées”, qui, elle-même, va servir de base à la réforme de la police new-yorkaise ».

    « Avec les années, ce continuum de la délinquance a été étendu pour aller de la petite délinquance jusqu’au terrorisme, poursuit le sociologue. Pour résumer, l’idée est que les petits lascars finiront par s’engager dans des activités criminelles de plus en plus graves et qu’il vaut donc mieux, pour prévenir, “prendre le mal à la racine”. »

    « Le discours sur les incivilités s’inscrit dans le cadre d’un glissement vers une pénalisation de plus en plus d’actes de la vie quotidienne, explique de son côté Christian Mouhanna. Il y a encore quelques années, un feu de poubelle, par exemple, était quelque chose que l’on considérait comme pas très grave. Maintenant, on va en rechercher les auteurs pour les punir. Lorsque vos voisins faisaient du bruit, vous alliez leur parler. Désormais, on appelle la police, qui va se déplacer, contrôler les personnes, ce qui éventuellement créera un conflit, un outrage à agent… »

    À cette « sécurité globale » destinée à englober jusqu’aux comportements menaçant la « vie en société » correspond une vision tout aussi large du « continuum de sécurité ». Si celui-ci se limite dans l’actuelle proposition de loi aux polices municipales, gardes champêtres et sociétés de sécurité privée, le Livre blanc sur la sécurité intérieure en révèle une conception totalisante.

    C’est en effet l’ensemble des composantes de l’État qui sont appelées à participer à la coproduction de la sécurité : les ministères de la défense, de l’éducation, de la santé, de l’économie, de la culture, de l’agriculture, de l’écologie… Les citoyens eux-mêmes sont mobilisés. « La politique de sécurité doit promouvoir la vigilance des citoyens, notamment par la diffusion d’informations précises sur les menaces et leurs signes distinctifs », affirme le Livre blanc.

    Le ministère de l’intérieur, qui se proclame « gardien des libertés publiques » dans le Livre blanc, verra ses pouvoirs fortement augmenter, notamment grâce au rôle central joué par les préfets dans les différents dispositifs.

    « Il est intéressant de croiser le Livre blanc sur la sécurité intérieure avec la loi Sécurité globale, mais également avec la loi Séparatisme, souligne Christian Mouhanna. On remarque l’importance prise par la police municipale, la sécurité privée, mais également par le préfet. Dans la loi Séparatisme, par exemple, il pourra même dans certains cas reprendre la main sur le maire. Et à travers lui, c’est le ministère de l’intérieur qui reprend la main. »

    « Il y a beaucoup d’ambivalence dans les prises de position du côté de l’État central, que ce soit dans les écrits parlementaires, les rapports, le Livre blanc sur la sécurité intérieure ou dans le discours politique, abonde Virginie Malochet. Il y a un appel à toujours plus de localisation des politiques de sécurité avec une mise en avant du continuum de sécurité. Et dans le même temps, il y a une volonté de reprise en main par l’État. Celle-ci est d’ailleurs souvent mal vécue quand il existe déjà des dispositifs de partenariat qui marchent. Il y a des partenariats imposés par le haut qui ont seulement mis en colère les autorités locales. »

    « L’autorité croissante des ministères de l’intérieur, c’est quelque chose que l’on observe dans de nombreux pays, pointe de son côté Cyril Magnon-Pujo. Aux États-Unis, le département de la sécurité intérieure a vu ses pouvoirs augmenter fortement depuis les attentats du 11 septembre 2001. Cela correspond à un processus de “sécuritisation” : progressivement, tous les acteurs vont lire toutes les questions sous l’angle de la sécurité. »

    Le chercheur souligne une autre caractéristique de ce « continuum de sécurité » : l’influence du New Public Management (NPM) ou nouvelle gestion publique, un mouvement né dans les années 1970 et visant à appliquer les règles de gestion du privé à l’État, qui n’est plus considéré que comme une entreprise comme une autre.

    « Le “continuum de sécurité”, c’est la déclinaison du NPM à la sécurité privée, c’est-à-dire à un domaine régalien, explique-t-il. On retrouve cette vision avec le développement d’expressions telles que “gouvernance de la sécurité” ou “coproduction de la sécurité”. Au prétexte d’être plus efficace, de faire des économies, on intègre de nouveaux acteurs qui importent des procédures venues du privé. Le but est désormais d’avoir des “managers de la sécurité”. »

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