• Affaire libyenne : les lourds secrets du contrat « Eagle »
    https://www.mediapart.fr/journal/international/131220/affaire-libyenne-les-lourds-secrets-du-contrat-eagle?userid=843d7823-45bc-

    La société qui a fourni des armes de guerre électronique au régime Kadhafi a détruit en 2011 tous ses disques durs et ses mails relatifs au contrat libyen, au cœur de l’affaire Sarkozy-Kadhafi. L’ancien président et son entourage prétendent n’avoir rien su de la mise en œuvre de ce contrat.

    Sous son autorité, la France a remis au régime libyen de redoutables outils de surveillance de sa population, mais Nicolas Sarkozy prétend toujours qu’il n’en a rien su.

    « Il y a des collaborations entre le ministère de l’intérieur et des entreprises, mais je n’y ai jamais été associé de près ou de loin », s’est justifié l’ancien président devant les juges de l’affaire libyenne, début octobre. « Jamais le nom d’Amesys [la société française au cœur du deal – ndlr] n’a été prononcé devant moi, ni lors de ma visite en tant que ministre de l’intérieur, ni pendant celle en tant que président de la République. Cela n’a fait l’objet d’aucun document, d’aucune signature, d’aucune contrepartie », a-t-il insisté.

    Baptisée « Eagle », la technologie française fournie à la Libye par la société Amesys – absorbée par Bull, puis partiellement cédée à Nexa Technologies depuis – a permis d’aspirer l’intégralité du trafic internet du pays et ainsi de détecter et d’interpeller les opposants libyens durant le Printemps arabe.

    Selon nos informations, la traque des opposants opérée grâce à ce transfert technologique – et ce avant l’intervention militaire déclenchée le 19 mars 2011 – pouvait être suivie par les services secrets français, qui disposaient d’une « backdoor » ou porte dérobée dans Eagle, leur permettant de se connecter au dispositif.

    Les juges de l’affaire libyenne considèrent désormais qu’Eagle constitue l’un des volets du pacte de corruption présumé scellé par Mouammar Kadhafi et l’équipe du ministre de l’intérieur, dès l’automne 2005, grâce aux pourparlers secrets de Ziad Takieddine et de Claude Guéant avec l’un des chefs des services de renseignement libyens, Abdallah Senoussi, un homme condamné en France pour avoir commandité l’attentat contre le DC10 d’UTA en 1989. Ces faits figurent parmi les chefs de mise en examen de Nicolas Sarkozy.

    En parallèle, les juges du pôle crimes contre l’humanité saisis depuis 2012 de plaintes pour « complicité de torture, traitements inhumains et dégradants » déposées par des victimes de cette surveillance en Libye n’ont pour l’instant placé la société Amesys que sous le statut de « témoin assisté », en dépit des révélations de l’enquête.

    Selon les informations obtenues par Mediapart, les investigations ont pourtant mis au jour la destruction par Amesys des disques durs et des dossiers relatifs au contrat Eagle en décembre 2011. Une destruction de preuves qui prive la justice des pièces essentielles à la compréhension du deal franco-libyen.

    Joint par Mediapart, le signataire du contrat, Philippe Vannier, ancien patron d’Amesys et de Bull passé chez Atos, aujourd’hui président d’Ecso (European Cyber Security Organisation), n’a pas souhaité commenter ces développements de l’enquête.

    C’est son bras droit, Stéphane Salies, ancien directeur commercial d’Amesys, aujourd’hui patron de Nexa, qui a révélé qu’un ordre de destruction des pièces du dossier avait été donné. Questionné sur la localisation des « documents contractuels, discussions commerciales, cahier des charges, contrats, avenants, liés au contrat libyen », il révèle : « À vrai dire, fin 2011, début 2012, Philippe Vannier nous a demandé de tout détruire. J’ai trouvé cela ridicule et je le lui ai dit, mais nous l’avons fait, les time capsules [disques durs de sauvegarde de Mac – ndlr] ont été détruites, les disques durs ont été effacés, les échanges de mails aussi. Le contrat était dans le coffre mais je ne sais pas ce qu’il est devenu. »

    Philippe Vannier a répondu, quant à lui, ne pas savoir où ces documents se trouvaient. « À votre demande, nous les avons cherchés, mais nous ne les retrouvons pas, et ce n’est pas faute d’avoir essayé », a-t-il déclaré.

    Initiées par Ziad Takieddine, par l’entremise de la société d’intelligence économique Salamandre, les négociations d’Amesys avec les Libyens ont été rapidement suivies de très près par les services spéciaux français. « Il [Philippe Vannier] m’avait dit que ses contacts allaient lui faire rencontrer les représentants de l’État libyen pour des contrats, que c’était sérieux et avec l’aval des cousins [DGSE – ndlr] », a précisé Stéphane Salies.

    Très tôt, quelques jours avant la venue de Nicolas Sarkozy à Tripoli en octobre 2005, Abdallah Senoussi évoque les besoins libyens en matériel de sécurité et la « coopération » qu’il espère obtenir du ministre auprès de Claude Guéant, alors directeur de cabinet du ministre de l’intérieur, et de Takieddine. Le nom d’Amesys n’est pas encore sur la table, mais il le sera début 2006. « Il [Nicolas Sarkozy] nous a transmis le dossier d’une société française de surveillance d’Internet dénommée Amesys […] par le biais de Claude Guéant », a résumé Saïf al-Islam Kadhafi, dans une déclaration aux juges français.

    Selon l’ancien directeur commercial d’Amesys, le fils de Mouammar Kadhafi était d’ailleurs venu saluer l’équipe de l’entreprise française à Tripoli, lors de la mise en place du système d’interception.

    L’affaire démarre en mars ou en avril 2006 : Takieddine et le patron d’Amesys, Philippe Vannier, entrent en contact à Paris. Dans une de ses notes, la société Salamandre présente Amesys/I2E comme un « fournisseur ultra-habilité » en France. L’entreprise avait comme objet « la fabrication de solutions d’interception, sur la partie HF (radio) pour les services français ou l’armée », résume Stéphane Salies, ancien directeur commercial. Elle disposait d’un officier de sécurité en relation avec la Direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), aujourd’hui Direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), et d’ingénieurs et d’anciens militaires ou gendarmes habilités « confidentiel défense » dans ses rangs. « Les services de renseignement étaient informés de tout ce qui était fait avec la Libye, ça nous rassurait un peu », commente un ancien cadre.

    Takieddine, lui, espère vendre aux Libyens un vaste de marché de surveillance des frontières comme il a failli en signer avec l’Arabie saoudite en 2003, avec, déjà, l’aval de l’équipe Sarkozy.

    L’intermédiaire voit grand.

    « Il m’a expliqué que la Libye avait besoin de s’équiper de matériels d’interception télécoms radio, de rénover des frégates, de contrôle des passeports aux frontières, de véhicules de protection des VIP, de systèmes de protection de leurs réseaux et communications, résume Philippe Vannier. Une visite a été organisée en Libye afin de présenter les capacités du groupe en matière de protection aux frontières avec l’informatisation des passeports, des radars côtiers et systèmes de chiffrement. […] C’est lors de cette visite qu’ils ont commencé à nous parler de leur besoin d’un système d’écoute tout canal, de l’interception hertzienne jusqu’à l’interception IP – via Internet. Nous avons présenté ce que nous pouvions faire et ce qu’on pouvait vendre. »

    Un document à en-tête d’Amesys (également appelé I2E à l’époque) vante le produit Cryptowall, un système de cryptage particulièrement efficace et « difficile à casser », et la « collaboration » du ministre de l’intérieur avec la société.

    Selon le directeur commercial, Philippe Vannier a « négocié le contrat avec plein de rendez-vous avec Ziad Takieddine, Omar Salem, directeur de la DRM [Direction du renseignement militaire – ndlr], et Abdallah Senoussi », et il se rend deux fois en Libye avant d’y amener ses équipes. Stéphane Salies s’y rend à son tour pour y prendre note « des besoins libyens », à savoir « une solution pour faire de l’interception IP sur l’ensemble du pays », officiellement pour contrer Al-Qaïda.

    De retour en France, une première ébauche du projet Eagle, qui n’existait pas encore, est élaborée. « Nous avons vendu une feuille blanche, et la Libye a payé la création et le développement de la solution et du produit Eagle. Ils ont financé la totalité de la recherche et développement », résume Stéphane Salies.

    « Il ne voulait pas que je connaisse le montant des commissions et d’autres détails »

    « La négociation du contrat n’a été effectuée que par Philippe Vannier, même si j’étais directeur commercial, poursuit-il. Je n’ai pas eu le droit d’y participer, car il ne voulait pas que je connaisse le montant des commissions et d’autres détails. » En décembre 2006, Vannier rentre de Tripoli avec le contrat signé.

    Lors de la divulgation des archives numériques de Takieddine en 2011, Mediapart avait dévoilé le paiement occulte par Amesys d’un total de 4,5 millions d’euros à l’intermédiaire, via deux de ses sociétés offshore – Tristar et Como – entre 2007 et 2008, sur des comptes à Beyrouth. Il s’agissait d’« un contrat pour l’installation de climatisations et de groupes électrogènes » qui était « une commission déguisée », détaille Stéphane Salies, et d’un second contrat pour « une commission officielle ». Il était prévu que Ziad Takieddine reçoive 30 % du montant total du contrat d’Amesys avec la Libye.

    La mise au point technique d’Eagle est plus complexe et nécessite entre 20 et 30 déplacements du directeur commercial. Ce dernier rencontre Abdallah Senoussi dans sa villa, en 2007, qui demande de nouvelles prestations, comme la géolocalisation des personnes, qu’Amesys ne peut pas encore offrir. Mais le dispositif de surveillance d’Internet est élaboré en partenariat avec la société Qosmos, qui fournit une première sonde avant d’être écartée – elle en vendra par la suite au régime Syrien.

    « Le tapping [copie du trafic – ndlr] était fait au kilomètre 4 à Tripoli. Il y avait une avancée sur la mer avec des bâtiments de deux étages appartenant à l’opérateur GPTC. À cet endroit sortaient les fibres optiques de la mer, expose Stéphane Salies. La sonde ainsi que le stockage [de données – ndlr] se trouvaient dans un bâtiment de l’opérateur GTPC, le centre névralgique de celui-ci, où nous disposions d’une petite salle. Les opérateurs du système étaient à 500 mètres plus loin, dans un bâtiment appartenant à l’armée dénommé HQ1. »

    Un deuxième centre d’écoute, HQ2, se trouvait à deux ou trois kilomètres. Amesys permet ainsi aux Libyens d’intercepter l’intégralité du trafic internet, puis d’extraire des données grâce à des filtres sur des mots-clés, des adresses mails, des numéros de téléphone, des pseudonymes. L’interception de mails, de tchats ou de messageries instantanées était possible, à l’exception des données chiffrées.

    Les employés d’Amesys se posent des questions sur l’utilisation de leur système. « Il y avait des cibles dans le logiciel qui ne paraissaient pas liées au terrorisme, a détaillé un ingénieur aux gendarmes. Je crois me rappeler qu’il y avait une ONG de défense des droits de l’homme qui était ciblée. Il était clair pour moi que la lutte contre le terrorisme n’était qu’un prétexte. » D’après cet ingénieur, Amesys avait installé un « tunnel sécurisé » (VPN) entre ses serveurs à Paris et une agence de renseignement française. En outre, « il y avait une backdoor, une porte dérobée dans le logiciel Eagle qui permettait aux services secrets de se connecter au système sans que les Libyens le sachent », relève-t-il.

    Reste la question non clarifiée des autorisations, qui elles non plus n’ont pas été retrouvées, hormis une seule. En novembre 2010, Amesys a obtenu une autorisation d’exportation de matériel de guerre (AEMG) pour la vente aux renseignements militaires libyens de dix exemplaires d’un système passif d’interception de GSM (téléphonie mobile). Rien sur Eagle…

    « Pour tout le contrat, des vérifications ont été effectuées pour obtenir la garantie que le matériel était exportable, et qu’Amesys avait le droit d’exporter en Libye, a indiqué Philippe Vannier aux enquêteurs. De mémoire, la seule autorisation préalable obligatoire a été sur les outils de chiffrement, qui a par ailleurs été obtenue. »

    Eagle n’était ni un matériel de guerre, ni un bien à double usage – soumis à un autre régime d’autorisation –, a soutenu aussi l’ancien directeur commercial d’Amesys. « Par contre, l’étude et la conception en France du système d’interception Eagle ont été faites sous autorisation de l’article R226 », a-t-il précisé, c’est-à-dire avec le feu vert de la commission autorisant – sous l’autorité du premier ministre – la fabrication de matériels susceptibles de porter atteinte à l’intimité de la vie privée ou au secret des correspondances. Mais là encore, le dossier d’instruction de cette autorisation n’a pas été communiqué aux services d’enquête.

    Alain Juillet, un acteur pourtant bien placé – ancien directeur du renseignement à la DGSE, alors responsable de l’intelligence économique auprès du premier ministre –, a livré un tout autre avis aux juges en estimant au sujet d’Eagle qu’« une demande » avait « nécessairement été faite à la CIEEMG [la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre] » et que ce dossier comportait « nécessairement un avis du ministère de l’intérieur ». « S’il n’y a pas eu de demande et qu’ils l’ont fait directement, il y a faute, a tranché Alain Juillet. Et ça m’étonnerait d’une entreprise comme Amesys qui avait l’habitude de travailler avec du matériel sensible et qui connaissait les risques à se passer d’une demande d’autorisation, c’est-à-dire le risque que l’entreprise soit sanctionnée et fermée. »

    Ce type de dossier ne pouvait être que du ressort du cabinet du ministre de l’intérieur, selon Alain Juillet : « Une affaire comme cela, envoyer du matériel en Libye, ce n’est pas une affaire courante, c’est ce qu’on appelle une affaire sensible du domaine réservé du cabinet du ministre. »

    Lors de son audition, en octobre dernier, Nicolas Sarkozy a pourtant assuré n’avoir « à aucun moment » été « informé de l’existence de ce contrat ». « Que le directeur de cabinet du ministère de l’intérieur soutienne les intérêts d’une entreprise française à l’export ne me choque pas », a ajouté l’ancien président.

    Au ministère des armées, les juges n’ont pas retrouvé non plus le moindre document classifié portant sur les conditions de signature du contrat d’I2E, et l’implication du ministère de l’intérieur ou de son dircab.

    La pêche a été plus fructueuse au ministère de l’intérieur. Les juges ont souligné qu’un « ensemble de notes partiellement déclassifiées », « dont la plus ancienne date du 16 janvier 2007 et la plus récente du 27 juillet 2013 », montre « que les services de renseignement étaient parfaitement informés » et « suivaient les transferts de technologies de surveillance des sociétés françaises vers la Libye ».

    Ainsi, en janvier et mars 2007, des synthèses « confidentiel défense » des services du renseignement intérieur – alors placés sous l’autorité de Nicolas Sarkozy – détaillent très précisément les différents lots de matériels prévus au contrat. « La livraison à la Libye de matériels d’interception de communication et de contre-mesure électronique est extrêmement sensible et génère une certaine tension chez les personnels amenés à s’en occuper, signale la DCRI. Il conviendra de s’assurer que ces matériels sont vendus avec les autorisations nécessaires. »

    Nicolas Sarkozy a déclaré qu’il n’avait « pas la mémoire » de ces notes de renseignement.

    Ni comme ministre, ni comme président de la République.

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