epuis trente ans, le politologue Xavier Pasco, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), à Paris, décrypte les activités humaines dans l’espace selon une approche non seulement géopolitique mais aussi anthropologique. Ce qui fait de lui un interlocuteur rare.
Rebutés par la dimension technico-scientifique du sujet, les chercheurs en sciences humaines et sociales n’ont en effet, jusqu’à présent, guère investi ce champ. Il est pourtant riche d’enseignements, et pas seulement pour la FRS, experte en relations internationales et centrée sur les questions de sécurité, voire de défense, mais pour toute notre société, assure Xavier Pasco.
L’espace, dans lequel on peut désormais envoyer des « touristes », fonctionne comme un miroir de nos ressorts et fonctionnements humains – de nos représentations, aspirations, évolutions… Ne jamais le mettre en perspective ni l’interroger fait gravement défaut à la pensée, savante ou citoyenne.
Xavier Pasco appelle ainsi à plus de partage sur le sujet. Réflexion collective, débats… : il est temps que les sociétés civiles s’en emparent, puisque, bien qu’elles l’ignorent encore, elles sont bel et bien concernées.
Le champ des activités humaines dans l’espace n’a jamais connu autant de mutations qu’aujourd’hui, écriviez-vous déjà en 2017 dans Le Nouvel Âge spatial. Et le rythme de ces évolutions n’a cessé de s’accélérer depuis…
Nous sommes en train de vivre le « New Space », comme on appelle communément ce nouvel âge spatial, dont les débuts remontent en réalité à une vingtaine d’années. Il a non seulement reconfiguré la réalité de l’espace, mais aussi notre relation à lui… même si nous ne commençons que maintenant à prendre la mesure de ces transformations. À ce titre, le New Space constitue un tournant radical, un nouveau chapitre de l’histoire de l’homme dans l’espace.
Son premier épisode, ou sa genèse, avait été entièrement impulsé et structuré par la guerre froide qui opposa les deux blocs, occidental et communiste, entre les années 1950 et 1980. Aussi émaillée d’exploits qu’elle ait été (avec le premier engin spatial placé en orbite, le premier humain envoyé dans l’espace, les premiers pas de l’homme sur la Lune…), cette épopée mythique s’était soudain retrouvée en panne d’inspiration, une fois la guerre froide terminée.
Quelle suite inventer, après toutes ces démonstrations de puissance symboliques ? C’est l’arrivée surprise sur la scène de l’espace (qui se révèle être un véritable théâtre où l’espèce humaine projette ses rouages et ses fantasmes) de personnages d’un nouveau genre, au début des années 2000, qui est venue renouveler ce grand récit à l’arrêt. Et en a clairement changé la tonalité.
Qui sont ces personnages ?
Des entrepreneurs milliardaires ne manquant ni de moyens financiers ni de visions : en premier lieu Jeff Bezos, le patron d’Amazon, créateur de la société Blue Origin en 2000, et Elon Musk, l’homme le plus riche de la planète, fondateur de Space X en 2002. En faisant développer par leurs sociétés respectives des technologies d’accès à l’espace moins coûteuses, ils ont volé la vedette aux politiques – qui, secondés par leurs agences spatiales gouvernementales, avaient jusque-là la main sur l’espace. Le retour de l’homme sur la Lune, programmé pour 2024 par la Nasa, c’est à ces nouveaux acteurs qu’on le doit !
s Only Lovers Left Alive
Dans ce milieu spatial fondamentalement régalien, ils ont importé leurs valeurs : celles du libéralisme, voire du libertarianisme, avec leur individualisme maladif. Soit un tout autre langage, qui s’est mixé avec l’ancien. Car l’intérêt étatique pour l’espace n’a évidemment pas disparu pour autant, s’appuyant même sur ce nouvel essor économique pour en faire un ressort narratif.
Cette nouvelle donne fait-elle de l’espace un nouveau Far West, comme le disent certains ?
On peut le dire, d’autant qu’en parallèle le nombre d’États voulant investir l’espace a fait un bond considérable. Au-delà des États-Unis et de la Russie (ainsi bien sûr que de l’Europe, dont l’agence spatiale, l’ESA, fut créée dès 1975), l’Inde, l’Afrique du Sud, le Nigeria, le Brésil, l’Argentine, le Vietnam… sont à leur tour entrés en scène. Aujourd’hui, on compte quelque quatre-vingts pays ayant au moins un satellite dans l’espace !
Parmi eux, la Chine s’affirme un acteur de tout premier plan et travaille à la construction de sa propre station spatiale… Les éléments sont en place pour une transposition dans l’espace d’une nouvelle guerre froide, à l’image de celle, larvée, qui oppose sur Terre la Chine et les États-Unis.
Mais avec une intrigue qui risque fort de se complexifier, car la Russie ne cache pas son désir de coopération stratégique avec l’empire du Milieu… Et ce au moment où la course est désormais ouverte à l’exploitation des ressources spatiales, en particulier les minerais, présentes sur la Lune, impulsée par les entrepreneurs libéraux du New Space.
Jérémie Clayes pour Télérama
L’espace serait-il condamné à n’être qu’un lieu de tensions ?
Jamais la densité de la présence humaine autour de la Terre n’a été aussi forte. Comme si l’enveloppe terrestre avait gagné en épaisseur et que l’espace était devenu une annexe, une banlieue de la Terre. Songez qu’avec cette multiplication des acteurs spatiaux la planète est aujourd’hui cernée par plusieurs milliers de satellites !
Forcément, cette promiscuité, et l’hyper-présence d’engins tournant en orbite à la vitesse de 28 000 km/h, est en soi explosive : au-delà des risques d’espionnage (certains de ces satellites ont un usage militaire), il suffit que l’un d’entre eux entre en collision avec un autre pour qu’aussitôt les débris générés menacent tous les engins placés sur l’orbite concernée ! On a aussi bien vu la panique qu’a suscitée, le 15 novembre dernier, la destruction par la Russie de l’un de ses satellites usagés 1.
N’y a-t-il aucune règle du jeu ?
C’est tout le problème : il n’existe pas de lois dans l’espace. Il y a bien quelques traités internationaux, dont le principal, établi en 1967 (le Traité sur les usages de l’espace extra-atmosphérique), posait les grands principes d’une non-appropriation de l’espace et de son usage pacifique. Mais ces textes ont été rédigés de façon suffisamment floue pour être sujets à interprétation.
Or, dans un espace à la fois saturé et livré à l’entreprenariat privé, il va bien falloir se décider à entrer dans le détail et légiférer. Ce que s’efforcent de faire les diplomates de l’ONU, depuis des années, mais sans parvenir à se mettre d’accord, car l’espace n’appartient à personne – même si la règle qui y règne désormais est : premier arrivé, premier servi.
Pour autant, les États n’y font pas non plus n’importe quoi. Leurs moindres décisions les engagent profondément, et ils le savent. D’où ce haut lieu diplomatique qu’est devenu l’espace : on s’observe, on se toise, on s’intimide… mais chacun sait qu’il est condamné à composer avec les autres, dans un milieu fondamentalement hostile à l’homme.
Quel rôle joue l’Europe dans cette tragi-comédie du New Space ? N’incarne-t-elle pas, a contrario, l’idée de coopération ?
L’Europe en effet fait entendre une tout autre tonalité : celle de la coopération et de l’intérêt scientifique. À ce titre, elle fait un peu figure de « gardienne de l’espace ». De la Terre, aussi, puisqu’elle a été la première à lancer des programmes d’observation et de suivi de l’environnement terrestre. L’Agence spatiale européenne, l’ESA, est parvenue à tenir cette ligne de conduite progressiste jusqu’à aujourd’hui.
Elle ne s’en voit pas moins brutalement « challengée » elle aussi par le New Space et ses projets exploratoires pharaoniques. Comment, lorsque l’on dispose d’un budget de fonctionnement de 6,5 milliards d’euros par an, rester compétitif face à une Nasa qui, depuis des décennies, bénéficie d’une somme trois fois plus élevée – et que l’arrivée des acteurs du New Space est venue encore renforcer ? L’Europe n’a cependant pas dit son dernier mot. Elle veut elle aussi participer à l’aventure du retour sur la Lune.
Le New Space a-t-il définitivement réduit l’espace en un lieu de consommation et de profit ?
Avec le « tourisme spatial », c’est bien notre société de consommation et notre besoin de divertissement que nous étendons jusque dans l’espace. Jusqu’à la caricature. Ce faisant, ce sont aussi nos modèles sociétaux inégalitaires et notre égoïsme que nous projetons dans l’atmosphère : seuls les ultra-fortunés peuvent aujourd’hui s’offrir une petite virée en apesanteur, ultra carbonée, dans les capsules de Blue Origin. Des dizaines de milliardaires sont déjà sur liste d’attente.
Face aux inondations, France 2 promeut l’étalement urbain et le tourisme spatial
Pour autant, cette dernière trouvaille devrait demeurer marginale. Ce qui pourrait en revanche se développer, c’est la création de stations de séjour habitées, en orbite autour de la Terre. Tout comme des stations de ravitaillement en carburant trouveront à coup sûr leur place à la périphérie de la Lune quand une activité industrielle s’y sera développée, des « hôtels » spatiaux vont probablement mailler les pourtours de la Terre dans un futur pas si éloigné. La science-fiction, qui jusqu’à présent a finalement le mieux « pensé » l’espace, sera rejointe par la réalité.
Peut-être les sciences humaines et sociales s’empareront-elles alors du sujet ?
Et l’ensemble de nos sociétés. Le New Space rend soudain l’espace accessible, presque « palpable », et les sociétés civiles commencent à s’y projeter – sous l’effet aussi de la conscientisation des bouleversements climatiques sur Terre, que les satellites permettent d’observer.
On comprend peu à peu que l’espace a une réelle utilité pour notre vie de tous les jours, et c’est bien pour cette raison que des États tels que l’Inde ou le Brésil ont voulu y jouer leur propre partie : leurs satellites leur permettent d’améliorer l’aménagement de leur territoire ou leurs prévisions météorologiques, donc les conditions de vie de leur population.
Les citoyens eux-mêmes doivent à présent s’emparer de ces questions, dont certaines mériteraient débat. Aux États-Unis, des associations traduisent en justice Elon Musk pour son projet Starlink d’installation de dizaines de milliers de nano-satellites de communication, afin de connecter intégralement la Terre à Internet. Leur motif : l’espace est un bien commun, il relève du patrimoine de l’humanité.
1 La Russie a détruit, sans prévenir, son vieux satellite Cosmos-1408 par un tir de missile délibéré… ce qui a provoqué la dispersion de centaines de débris, dont certains auraient pu percuter la Station spatiale internationale. Face au risque
de collision, l’équipage de l’ISS a dû se tenir prêt à quitter la station en catastrophe, jusqu’à ce que le danger soit écarté.
Xavier Pasco en quatre dates
1964 Naissance à Nantes
1994 Thèse sur la décision publique et les programmes spatiaux aux États-Unis (sciences politiques, Paris 1).
1994 Chercheur associé à l’Université George Washington (Space Policy Institute), États-Unis.
2016 Directeur de la Fondation pour la recherche stratégique.
À lire
Le Nouvel Âge spatial. De la guerre froide au New Space, CNRS éd., 2017, 192 p., 20 €.