• Arts plastiques : mutations à marche forcée - Culture / Next
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    Par Clémentine Mercier et Elisabeth Franck-Dumas
    -- 27 décembre 2020
    Institutions muséales bouleversées, grandes foires et biennales chamboulées, désarroi des artistes et des travailleurs indépendants du secteur : en France comme à l’étranger, la pandémie a plongé le monde de l’art dans un marasme économique l’obligeant à remettre en question ses modes de fonctionnement pour survivre.

    C’est l’heure des bilans, vaste programme dans un secteur des arts visuels plus déboussolé que jamais. Impossible de recenser toutes les mutations que ces douze mois auront ramassées, toutes les situations inédites, voire surréalistes, qui semblaient impossible à envisager à la même date l’an passé. Des expositions accrochées que personne ne peut voir, des semaines durant ? Des musées qui vendent leurs collections ? Des foires suivies sur un écran d’ordinateur, à s’en dessécher les pupilles ? Des artistes privés de reconnaissance ? Des vœux pieux en pagaille, dans un milieu qui courait après les grands raouts ? L’on ne sait si ces mutations s’installeront pour de bon, mais aujourd’hui l’on voit surtout du mauvais, du gros temps, une vraie tempête qui risque de laisser sur le carreau quantité de travailleurs du secteur, des artistes aux régisseurs, des galeristes aux conservateurs, des critiques aux médiateurs. Et que dire des nouvelles résolutions de faire plus avec moins (de voyages, de dépenses, d’emprunts, de moyens) : nous promettent-elles, en plus d’un milieu plus écolo et économe, des projets au rabais ? Alors que, justement, l’on a besoin des artistes, ces personnalités « non essentielles », pour tout simplement nous raconter ce que nous vivons ? Bilan en six points d’une année terrible.

    Les musées américains asphyxiés
    Si la crise sanitaire de 2020 a eu des répercussions graves pour tous les musées, elle a pris aux Etats-Unis un tour catastrophique : un tiers des institutions pourraient fermer, a mis en garde cet automne l’alliance des musées américains (AAM). En l’absence de billetterie, de revenus liés à la location d’espaces et de galas de charité, leurs pertes collectives s’élèvent à près de 30 milliards de dollars. En conséquence, les institutions ont tranché dans la masse salariale - le Metropolitan Museum de New York a ainsi supprimé 20 % de ses effectifs, citant des pertes de 150 millions de dollars, et de l’autre côté de Central Park, le musée d’Histoire naturelle a licencié 200 employés et mis 250 autres au chômage technique (sur 1 100 personnes). Les institutions américaines, majoritairement privées, n’étant pas soumises au principe d’inaliénabilité des collections mais encadrées par l’association des directeurs de musées (AAMD), qui a assoupli ses règles jusqu’en 2022 en raison de la pandémie, plusieurs musées se sont résolus à vendre des œuvres pour tenter de rester à flot. Le Brooklyn Museum, déjà en difficulté financière avant l’arrivée du Covid, a mis aux enchères des trésors de ses collections chez Christie’s et Sotheby’s en octobre, dont une toile de Courbet et une de Cranach, pour un total de 26 millions de dollars.

    L’emprise grandissante du virtuel
    Tout n’a pas été que temps perdu en 2020 : le centre Pompidou a profité du deuxième confinement pour lancer son nouveau site web, mettant fin au grand mystère de navigation à quoi se résumait l’ancien. Mais partout, institutions, galeries et manifestations ont été obligées de réinventer leur rapport au virtuel, pour tenter de « garder le lien » avec un public de plus en plus soumis au bombardement d’images en ligne. Les foires TEFAF et ArtBasel ont rivalisé d’initiatives pour justifier leur existence, alors que ce qui fait le sel de ces grandes manifestations, découvertes et rencontres, échanges d’informations, se passe en général dans leurs allées bondées. Certains musées se sont mis aux visites payantes - telle la National Gallery de Londres, qui propose sur son site un parcours guidé de son exposition « Artemisia » autour de 9 euros. Mais en douce, tous regrettent la chaleur du contact et avouent espérer que personne ne s’habituera à ce nouveau rapport aux œuvres, qui priverait in fine ces lieux de leur raison d’être.

    Le casse-tête des foires et biennales
    Adieu vernissages dispendieux, à bas foires internationales au bilan carbone désastreux, au feu les biennales d’art contemporain tout aussi peu écologiques, ciao expositions blockbusters racoleuses… En 2021, le monde de l’art - friand de raouts cosmopolites avec brassages de populations et risques de contamination - fait son autocritique nécessaire et flagellatoire. Indexée sur une mondialisation florissante, l’expansion dans les vingt dernières années du modèle des foires (près de 300 en 2019 selon le site Artnet News) et de la formule des biennales (environ 150 selon le Quotidien de l’art), est mise à mal par la fermeture des frontières et les difficultés de faire voyager œuvres, artistes et visiteurs. Alors, tout foutre en l’air pour repenser le système avec les meilleures intentions du monde ? Se réinventer en serrant les dents et les budgets ? La multiplication événementielle donnait le vertige à tout le secteur - journalistes compris -, et la décélération planétaire fait ressortir les excès et contradictions d’un milieu coincé entre marché, concurrence et ambitions esthétiques. L’échec critique de la biennale itinérante Manifesta à Marseille, les fermetures anticipées de celles de Riga, Sydney ou Berlin vont dans le sens de plus d’austérité : promis juré craché, les acteurs réfléchissent à d’autres modèles. La Biennale de Lyon est déjà reportée à 2021, celle de Venise à 2022. Et les foires s’interrogent sur des formules plus intimistes, comme le fait le salon Galeristes depuis plusieurs années. Mais comment découvrir de nouveaux artistes hors des échanges internationaux ? Comment vendre à un marché élargi quand on est une galerie essentiellement locale ? Et qui sait si tous ces vœux pieux ne seront pas vite oubliés, une fois la crise écartée ?

    Programmations de plus en plus acrobatiques
    Le public pourra-t-il enfin découvrir les expositions « Les Louvre de Pablo Picasso » au Louvre-Lens ou « Noir et blanc, une esthétique de la photographie, collection de la BNF » au Grand Palais en 2021 ? Ceux qui n’ont pas eu le temps de voir la rétrospective Cindy Sherman à la Fondation Louis Vuitton ou la monographie de Léon Spilliaert au musée d’Orsay pourront-ils se rattraper ailleurs ? Rien n’est moins sûr, tant les programmations de l’année 2020 ont rimé pour les institutions culturelles avec prolongations, reports ou annulations. En France, les deux confinements - et particulièrement le second, qui ne s’est pas associé à une réouverture le 11 décembre - ont eu raison des plannings serrés des musées et centres d’art habitués à des rotations rapides pour attirer toujours plus de visiteurs.
    L’incertitude de l’année 2021, soumise aux aléas de la crise sanitaire, grandit, et à ce jour, la réouverture du 7 janvier a été mise en doute par la ministre de la Culture elle-même. Désormais habitués au casse-tête et aux agendas acrobatiques, les directeurs d’institutions doivent faire preuve d’adaptabilité pour bâtir des programmes sur des sables mouvants. Abandonner les expositions blockbusters trop coûteuses et peu écologiques, se recentrer sur ses collections, ménager les artistes déçus qui doivent patienter, fermer pour effectuer des travaux sont les options et contraintes qui s’offrent à eux. Pour les projets partis en fumée, seules les publications pourront témoigner du travail scientifique fourni par les experts sur plusieurs années.

    Inquiétudes autour de la place de l’artiste
    S’il y a une chose que les artistes ont comprise cette année, c’est que leur activité a été rangée parmi les « non essentielles de la nation ». Sans même une mention du président de la République pour la culture lors de sa dernière allocution, les plasticiens, photographes, peintres - dernière roue du carrosse après le cinéma ou le spectacle vivant - n’avaient plus qu’à aller « hypnotiser le tigre » tout seuls dans leur atelier. Expos déprogrammées, workshops annulés, résidences ajournées, production d’œuvres retardées, vernissages fantômes se sont ajoutés à l’interdiction de circuler pendant les confinements : un handicap de plus pour des professions habituées aux échanges et aux déplacements. Question finances, seulement 2 % des 265 000 inscrits à la Maison des artistes et à l’Agessa (6 000 personnes) ont bénéficié du fonds TPE du ministère des Finances et 1 500 d’entre eux ont pu recevoir les aides du ministère de la Culture. Il a alors fallu trouver en soi la motivation pour continuer : certains en ont profité pour aménager leur atelier, faire du tri, lancer un site internet (Eric Tabuchi et Nelly Monnier) et d’autres se sont mis sérieusement à la vidéo (Chloé Poizat). D’autres ont continué, pressés par l’urgence. Laurent Tixador, expert dans l’art de la survie, s’est offert de bons moments de bricolage en fabriquant deux fours à briques lors de sa résidence confinée à la Maison forte de Monbalen près d’Agen (Lot-et-Garonne). Antoine d’Agata a traqué le virus au plus près des malades et a sorti un livre et monté une expo en un temps record. Nicolas Floch, photographe plongeur, compte les jours avant de pouvoir à nouveau s’immerger et Marina Gadonneix se désespère et trépigne en attendant le moment où elle pourra à nouveau photographier dans un laboratoire scientifique. Croisons les doigts pour que rouvre la belle exposition « la Vie des tables » au Crédac, à Ivry-sur-Seine : 49 artistes y ont envoyé des œuvres pouvant tenir sur une table, qui toutes disent quelque chose du moment qu’ils ont traversé, le confinement et ses espaces contraints, ses heures perdues, ses angoisses… Et malgré tout, la persistance de la création.

    Un secteur fragilisé à tous les niveaux
    Et les installateurs d’œuvre d’art ? Les régisseurs ? Les médiateurs culturels ? Les guides ? Les vacataires des musées ? Les attachés de presse ? Les critiques ? La crise sanitaire a soudain révélé la fragilité de nombreux travailleurs indépendants du monde de l’art, ceux qui œuvrent dans l’ombre ou ceux chargés du lien avec le public. Plus de visites, plus de travail… En l’absence de statut précis et de conventions collectives pour les médiateurs culturels, par exemple, l’idée de l’extension de l’intermittence aux travailleurs des arts visuels fait son chemin chez certains militants pour assurer une meilleure protection sociale à ces métiers. En France, dans l’ensemble, si la tutelle de l’Etat ou des collectivités locales a permis aux équipes salariées des structures culturelles d’être plutôt protégées par les fermetures pendant les deux confinements, tous les métiers périphériques ont été touchés par la baisse d’activité.
    Quant aux structures mêmes, dans un contexte de baisses régulières de subventions, elles doivent chercher des financements et sont d’autant plus soumises à leurs tutelles. Les restrictions budgétaires ont eu la peau du centre d’art de Pougues-les-Eaux dans la Nièvre, vendu par le département cet automne. A Sérignan, le Mrac, musée régional d’Art contemporain, n’a plus de direction depuis le départ de Sandra Patron en 2019. Autre exemple, à Montpellier, suite à l’arrivée d’un nouveau maire, le projet de l’Hôtel des collections, dirigé par Nicolas Bourriaud, est remis en cause. Les difficultés touchent tous les métiers, des plus cachés aux plus en vue.

    Restitution au cas par cas d’œuvres à l’Afrique
    Indépendamment de la crise, l’année 2020 aura été marquée par un geste important. Cela aura mis trois ans. En novembre 2017, à l’université de Ouagadougou, Emmanuel Macron avait appelé à ce que « d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Le 17 décembre, par dérogation au principe d’inaliénabilité des collections, le Parlement a voté pour la restitution au Bénin du « Trésor de Béhanzin », 26 œuvres provenant du palais des rois d’Abomey conservées au musée du Quai-Branly, et pour le transfert du sabre avec fourreau attribué à El Hadj Oumar Tall, jusqu’alors en dépôt au musée des Civilisations noires à Dakar, au Sénégal. Ce vote fait suite au rapport commandé par Emmanuel Macron à l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et à l’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr, qui avait créé un pataquès dans les musées en prônant le retour massif d’artefacts pillés ou spoliés pendant la colonisation, et en recommandant le passage d’une loi-cadre. « Ce projet de loi n’aura pas pour effet de créer une jurisprudence, s’est empressé de réaffirmer la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot. Il n’institue aucun droit général à la restitution en fonction de critères abstraits définis a priori. » E.F.-D."
    Clémentine Mercier , Elisabeth Franck-Dumas

    • Merci pour ce texte qui me parle bien, deux expos annulées, une grosse publication annulée, un salon en Italie ou je devais exposé annulé et mon expo à Nancy qui n’a été publique que 15j et j’apprend que Nancy va etre probablement reconfinée ! Et je m’en tire pas si mal mon expo à été vu au moins 15j. On verra ce qui sera annulé l’an prochain...

    • Après, le texte a le défaut de ses qualités : c’est-à-dire qu’en faisant un large tour d’horizon des problématiques, il agrège un peu largement des choses très différentes. Les musées américains et les musées français, les gros musées publics et les galeries privées, les fonctionnaires, les salariés de musées publics, et les prestataires non salariés, les musées publics et les expos qui visent le grand public et les foires destinées à vendre des œuvres à des clients fortunés… ça va forcément un peu vite, et ça donne une impression d’unité que je trouve très factice.

      Et je note quelques trucs qui à mon avis n’ont rien à voir avec le confinement.

      – la refonte du site Web de Pompidou, je doute que ça ait quoi que ce soit à voir avec le confinement. Ce genre de sites, ce sont plusieurs mois d’études avant la rédaction d’un cahier des charges, puis un appel d’offre de plusieurs mois, et ensuite des mois de développements ; or le premier confinement devait être le dernier, aucun investissement numérique lourd n’a été démarré au nom de ce confinement, notamment parce qu’on n’a jamais su combien de temps il durerait, et parce que le second n’était pas du tout prévu ;

      – l’« emprise du numérique » est une tarte à la crème qui n’a rien à voir avec le confinement. D’abord parce que ça ne veut pas dire grand chose, cette histoire d’« emprise » : les musées ne vont pas devenir virtuels, ça n’a pas de sens. Le virtuel est un outil de médiation supplémentaire, évidemment qu’il n’a pas vocation à remplacer (par son « emprise ») la confrontation physique avec les œuvres. L’exemple donné de la visite virtuelle payante, c’est pour les très très grosses structures à la renommée internationale, qui ont trouvé qu’elles peuvent « vendre » une visite virtuelle aux japonais et aux chinois, à qui ça fait quand même un peu cher de venir au Louvre. Je n’imagine pas que le musée des Beaux Arts de Marseille parvienne à vendre des visites virtuelles, et qu’en plus ce soient des habitants de PACA qui se mette à acheter de ce genre de prestation au lieu d’aller visiter l’endroit.

      – je doute que les tensions autour du MOCO (hôtel des collections) de Montpellier ait quoi que ce soit à voir avec les confinements.