L’arrivée d’un directeur dans une administration centrale est souvent l’occasion d’instaurer de nouveaux rituels. Celle de Michaël Nathan, en octobre 2018, à la tête du service d’information du gouvernement (#SIG), chargé de suivre l’opinion et d’organiser la communication gouvernementale, placé sous la tutelle de Matignon, ne fait pas exception.
Désormais, les réunions commencent régulièrement par une scène d’ « humiliation » , racontent 17 témoins – tous anonymes de peur de représailles – au Monde. Couplées à la volonté du nouveau directeur de briller à tout prix auprès de sa tutelle, celles-ci ont contribué à créer une atmosphère étouffante avenue de Ségur. Au point d’être à l’origine de la prise d’anxiolytiques, d’au moins six longs arrêts maladie et d’une dizaine de départs en lien direct avec sa gestion, depuis début 2019, d’un service qui compte entre 70 et 100 personnes.
« Il débarque en retard, son regard noir se pose sur quelqu’un – vous priez pour que ce ne soit pas vous – et là, il tape comme un sourd. “ C’est de la merde, vous êtes nuls, comment avez-vous pu m’envoyer ça ?” La réunion ne peut commencer qu’une fois qu’il a fini son petit numéro » , relate un collaborateur.
« Exigeant mais juste »
Dans un courriel adressé au Monde, rassemblant quatre pages de réponses préparées avec un avocat, ainsi que 17 échanges de mails et un communiqué de presse en pièce jointe, Michaël Nathan contredit l’ensemble de nos informations, se décrivant comme « un directeur exigeant mais juste ». « J’écoute l’avis de mes collaborateurs, je partage ma vision et mes interrogations, en toute confiance et en toute franchise, ajoute-t-il. (…) S’il y a pu avoir des discussions franches et parfois des divergences de points de vue, je démens toute méthode de #management brutal. D’ailleurs je n’ai connaissance d’aucune procédure administrative auprès des juridictions compétentes ni auprès des organisations syndicales, que je réunis par ailleurs régulièrement. Je n’ai pas davantage été destinataire de plaintes ou de réclamations de la part de mes collaborateurs sur un tel sujet. »
Si aucune procédure n’est en cours selon nos informations, les témoins et les documents rassemblés dressent, eux, le portrait d’un homme qui s’embarrasse peu des règles inhérentes à sa fonction et qui inspire de la terreur à nombre de ses collaborateurs.
Son arrivée, en octobre 2018, a suscité l’espoir. Lui, le quadragénaire spécialiste du numérique, ancien vice-président de Dassault Systèmes, allait réveiller cette « belle endormie » qu’était le SIG depuis le départ, en mars 2017, de Christian Gravel, ancien bras droit de Manuel Valls et conseiller communication à l’Elysée au début du quinquennat de François Hollande. « Il faut reconnaître qu’on s’ennuyait sous Virginie Christnacht [la successeure de M. Gravel entre mars 2017 et l’été 2018]. La communication était très institutionnelle, moins tournée vers le numérique qu’avant. Il y avait peu de place pour la nouveauté », explique un ancien du SIG.
Michaël Nathan débarque avec une feuille de route claire : remettre l’innovation au cœur de la stratégie gouvernementale. De jeunes collaborateurs technophiles sont embauchés, des prestataires spécialisés dans le social listening (veille sur les réseaux sociaux) et l’intelligence artificielle sont sélectionnés, un baby-foot est installé[ sic ].
Une approche très militante qui choque
« Très vite, tous les voyants sont passés au rouge, explique une ancienne collaboratrice. Il s’est montré méprisant, brutal. Tout, jusqu’à l’apparence physique, était source de critiques. » Il qualifie publiquement les unes de « fade », « trop vieille », « ringarde », les autres de « feignant », « sans charisme ». « Ça te ferait du bien d’arrêter de dire des conneries du matin au soir » , déclare-t-il à une autre. Au sujet d’un contractuel venu accompagné d’une avocate pour son entretien préalable de licenciement, en décembre 2018, Michaël Nathan lâche devant plusieurs témoins : « Il m’a ramené une pute d’étudiante qu’il baise le week-end et il pense me faire peur avec. » Aujourd’hui, il affirme ne pas « [avoir] en mémoire [ces] propos [qui], s’ils ont été tenus, (…) auraient été inappropriés et n’auraient pas dû l’être ». Face à l’ambiance, plusieurs prestataires ont jeté l’éponge. D’autres, encore présents, en sont à leur troisième équipe de consultants en deux ans.
Son approche très militante a achevé de choquer ses collaborateurs. « Le SIG est toujours sur un fil, explique l’un d’entre eux. C’est une administration, donc on y travaille quel que soit le gouvernement. Mais il porte aussi des missions cruciales pour l’exécutif : être sa vigie et son conseil en cas de crise, faire la promotion de son action… Donc les profils de direction sont généralement proches du pouvoir. Cela étant dit, il y a une limite, stricte, à respecter : on ne travaille pas pour un parti. »
C’est pourtant bien ce qu’a suggéré Michaël Nathan dès sa nomination. Un mercredi d’octobre 2018, il arrive à la réunion des chefs de département avec une idée fixe : riposter aux propos du ministre de l’intérieur italien, Matteo Salvini, qui vient de critiquer publiquement Emmanuel Macron. Pour le directeur du SIG, son administration doit protéger le président. Jusqu’alors peu intéressé par l’échéance des élections européennes de mai 2019, le quadragénaire propose de contre-attaquer par une campagne d’appel au vote où M. Salvini figurerait, illustrant l’un des facteurs de division de l’Europe, sur fond de musique dramatisante. Les équipes soulèvent le risque que la vidéo soit bloquée, car jugée trop politique. Qu’à cela ne tienne, pour Michaël Nathan, si c’est le cas, « on la passera par nos réseaux amis ». Une pratique illégale, sont contraints de lui rappeler des collaborateurs.
Positif au Covid et au bureau
La vidéo, produite par le SIG pour 22 890 euros, est finalement diffusée via les comptes gouvernementaux à partir du 26 octobre 2018 et sponsorisée pour 149 900 euros. Son caractère « pour une part » militant sera cependant reconnu par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP), qui, dans une décision de novembre 2019, affectera la moitié du coût de production de la vidéo (11 445 euros) aux comptes de campagne de la liste Renaissance, issue de l’alliance de La République en marche et du MoDem.
La pandémie marque un nouveau tournant dans la gestion du SIG par Michaël Nathan. Si les courriels envoyés aux collaborateurs demandent l’application stricte du protocole sanitaire, comme l’attestent ceux qu’il nous a fait parvenir, la situation dans les bureaux est tout autre. Michaël Nathan supporte mal les restrictions et souhaite la réouverture du pays au plus vite, au point de suggérer de « laisser crever les vieux » . Interrogé à ce sujet, il dément vigoureusement : « Si des discussions sans filtre ont pu avoir lieu, jamais je ne me serais permis d’émettre de tels jugements ou de faire ce genre de recommandations. Ces allégations sont en tout état de cause diffamatoires. »
Son masque pend souvent à son oreille ou à sa main lors de réunions internes. Au point que des collègues, excédés de le voir publiquement porter la campagne « Face au virus, chaque geste compte » sans l’appliquer, le prennent en photo.
Le télétravail, qu’il réduit à « regarder Netflix en mangeant du chocolat » , est découragé pour les chefs de pôle, leurs adjoints et certains autres collaborateurs. La venue au « G20 », surnom qu’il donne à la réunion du management intermédiaire du lundi matin, était dans les faits obligatoire, jusqu’à ce jour de février 2021 où un agent les a dénoncés auprès de la direction des services administratifs et financiers (DSAF) de Matignon.
Le comble enfin, pour ses équipes, intervient en avril 2021, lorsqu’il se rend au bureau tout en étant positif au Covid-19. Interrogé à ce sujet, le directeur du SIG botte en touche, répondant que « des consignes claires ont été données aux agents ».
« Il est en roue libre »
Comment expliquer cette déconnexion ? Une conjonction d’éléments « l’a fait complètement vriller », expliquent plusieurs collaborateurs. « Avant, sous Edouard Philippe, il avait un cadre. Charles Hufnagel [conseiller pour la communication du premier ministre] était présent, on avait un interlocuteur avec qui échanger. Maintenant, sous Jean Castex, il a l’impression qu’il est en roue libre » , analyse une collaboratrice. Une autre ajoute : « Il y a aussi le départ des anciens, qui pouvaient encore lui tenir un peu tête, et le recrutement massif de jeunes, avec des contrats précaires de un ou trois ans. Ceux-là craignent pour leur carrière. Et à cela s’ajoute son nouvel entourage, qui dit oui à tout et l’isole de plus en plus de ses équipes… »
En mars 2020, arrive ainsi sa nouvelle directrice de cabinet, Julie Chiret-Cannesan, qui deviendra, un an plus tard, son adjointe. « Julie nourrit sa paranoïa en disant du mal des autres. Résultat, il arrive maintenant qu’il vous reçoive en vous disant : “Qu’est-ce que tu sais vraiment ? Je sais que tu parles de moi. J’ai bien compris que vous voulez me tuer” » , relate une collaboratrice, dont le récit est corroboré par plusieurs témoins. Julie Chiret-Cannesan s’en étonne et propose une piste d’explication : « Quand je suis arrivée, j’ai été frappée par la familiarité des échanges et la proximité qu’il avait avec les équipes. (…) Rien n’était vraiment formalisé. Mon travail a consisté à structurer un peu tout cela, avec du process et du reporting. Peut-être que cela a été interprété comme une manière de limiter la spontanéité entre lui et ses collaborateurs. Tout comme sa volonté d’étoffer l’équipe de direction avec des profils plus seniors. »
Dans ce nouvel entourage, on compte aussi une chef de cabinet, recrutée en août 2020, et une chargée de mission, toutes deux chargées de faire « l’advocacy de Michaël Nathan » – en d’autres termes, de le « faire briller » , a-t-on expliqué aux équipes. Elles animent notamment un canal dédié sur Telegram, où les collaborateurs sont invités à proposer des liens à partager sur les comptes Twitter et LinkedIn personnels du directeur.
« Il y a une perte totale de repères, on se demande où est le service public, explique une ancienne collaboratrice. Et on ne peut guère compter sur les habituels garde-fous : les délégués du personnel s’écrasent et quand on en parle à la médecine du travail ou à des gens de la DSAF, ils nous répondent : “On sait, mais on ne peut rien faire.” »
Des appuis politiques mystérieux
Interrogé, le cabinet de Jean Castex affirme qu’ « aucune information ou alerte d’aucune sorte n’est jamais remontée à Matignon concernant le SIG » . Les services du premier ministre restent cependant attentifs : « Si [nous conservons] toute [notre] confiance dans la direction du SIG, les faits allégués sont pris très au sérieux. Une demande d’explications a été faite au directeur du SIG. [Nous entendons] veiller en toutes circonstances au respect strict des valeurs qui doivent s’attacher aux relations humaines et professionnelles. »
Un ancien du SIG explique ne pas avoir voulu témoigner plus tôt pour « ne pas brouiller le message du gouvernement en pleine crise sanitaire ». Un autre que « faire une alerte en bonne et due forme revient à s’exposer à des menaces et faire un trait sur sa carrière. Pour avoir été nommé là, il a des appuis politiques qu’un simple collaborateur n’a pas » .
Si ses appuis politiques restent mystérieux – il s’était vanté d’avoir été soutenu par Ismaël Emelien, alors « conseiller spécial » d’Emmanuel Macron, ce que l’intéressé conteste désormais –, Michaël Nathan peut également compter en interne sur une quinzaine de fidèles, notamment parmi les nouvelles recrues. Après qu’il a été prévenu de notre enquête – ce qu’il dément –, cinq d’entre eux ont contacté Le Monde, répondant avec des éléments de langage très semblables à sa réponse officielle. Les départs du SIG ? Des abandons liés au contexte « intense », « challenging » de la crise sanitaire, ou à des promotions, car le SIG est un « tremplin ». Il y a pourtant bien des mécontents ? Les réorganisations ont crispé certaines personnes. Depuis leur départ, « on respire ». Le respect des gestes barrières ? Systématique, assurent-ils. Les humiliations en réunion ? Tous sont « surpris » de la question et ajoutent que le directeur du SIG est « exigeant », « dur mais juste » et qu’il remercie régulièrement ses équipes. Ces cinq fidèles n’ont pas de mots assez laudatifs pour décrire leur directeur, mais tiennent à préserver leur anonymat à tout prix – surtout lorsqu’on leur demande de confirmer que leur témoignage n’est pas le fruit d’une demande de Michaël Nathan ou de Matignon.
Dès que l’enquête a été connue du directeur du SIG et du cabinet du premier ministre, une note a, par ailleurs, été commandée pour analyser le traitement médiatique du Monde à l’égard de l’action gouvernementale. Un exercice « peu habituel » au SIG, selon nos témoins.