Confinement – deuxième lettre de Liaisons sur Kolkata

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  • Le soulèvement de Shaheen Bag - https://lundi.am/Shaheen-Bagh-3668
    #shaheenBagh
    #islamophobie
    #inde

    « Le concept de citoyenneté est intimement lié à l’État-nation, qui n’arrive à se concrétiser qu’en établissant des frontières et des distinctions. Une distinction centrale est celle de la majorité et de la minorité : la première est considérée comme l’ ’âme’, ou le noyau de la nation, et la seconde - définie par l’absence d’une telle ’âme’ – sert à identifier, délimiter et solidifier la majorité. La loyauté des minorités, contrairement à celle de la majorité, ne peut pas être prise pour acquis. La citoyenneté peut ainsi être vue comme une sorte de tribunal permanent : les minorités s’y voient constamment assignées à prouver leur loyauté envers la nation. On leur appose un point d’interrogation qui ne peut jamais être tout à fait être oublié - et qui peut toujours se transformer en ’terroriste’ ou de ’traître’. Le tribunal de la citoyenneté soumet les minorités à une surveillance coercitive et exige des sacrifices constants comme preuve de loyauté. Mais aucun sacrifice n’est jamais suffisant. »

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    L’exclusion n’est pas une anomalie, mais elle est inscrite au cœur de ces concepts qui visent, en fin de compte, à rendre toute vie gouvernable. Les pôles autoritaire et libéral de l’État existent dans une relation dialectique : le Roi-Magicien qui gouverne par la terreur et le Prêtre-Juriste qui lie par contrat ne sont pas mutuellement exclusifs, l’un peut se convertir en l’autre à tout moment. Au nom de notre libération, il nous faut rêver plus grand et élargir l’horizon politique de notre émancipation.

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    Avant d’examiner de plus ce qui a eu lieu à Shaheen Bagh, il convient de noter le rôle de la gauche ’laïque’ dans ces événements. Comme l’ont écrit certains amis dans le sillage du mouvement anti-mondialisation, la gauche ’fait partie intégrante des mécanismes de neutralisation propres à la société libérale’. Cela semble évident quand on se rappelle que la première vague de mécontentement contre le NRC et la CAA a été spontanée et violente. Des bus ont été vandalisés, des pneus ont été brûlés dans les rues et du matériel ferroviaire a été endommagé. La gauche, ainsi que les partis libéraux, ont réagi en condamnant la violence, en faisant la distinction entre les ’bonnes’ manifestations civiles et les ’mauvaises’ manifestations violentes. Une fois que la gauche établit l’emprise de ses bureaucraties informelles sur un mouvement apparemment « sans chef », elle commence systématiquement à user du langage du « bon sens démocratique »

    Deux éléments méritent d’être soulignées à propos de cet incident. Le premier est que la laïcité invoquée par la gauche - celle de la démocratie néhruvienne - a toujours été fondée sur une exclusion inclusive. Son ’universalité’ n’étant qu’une couverture stratégique nécessaire à un moment historique particulier afin d’établir certaines frontières, catégories et distinctions - et donc la légitimité - du jeune État-nation indien postcolonial. Il serait erroné de comprendre cette ’laïcité’ comme un signe de ’progrès’ historique : loin d’attaquer ou de modifier les relations au sein du corps social à l’origine des tensions et des violences communautaires, la ’laïcité’ de l’État indien a recodifié stratégiquement ces mêmes relations dans le cadre de l’État indien post-indépendance. En d’autres termes, cette laïcité n’est pas opposée au communalisme, mais s’inscrit parfaitement dans le prolongement de celui-ci - c’est son autre facette. La seconde remarque est qu’en niant la spécificité des politiques antimusulmanes et en contrôlant l’expression des minorités religieuses (tout cela au nom d’une « unité » nébuleuse), la gauche joue un rôle à peine différent de celui de l’État. En effet, elle adopte ce regard de surplomb qui lui permet de distribuer et différencier les « bons » et « mauvais » musulmans selon ses propres codes imposés.

    Ainsi, la gauche se révèle être le parti de la contre-insurrection par excellence. Plus notre foi dans les fictions démocratiques de l’État s’effondre, plus la gauche cherche à les préserver. Plus il devient évident que le droit n’est rien d’autre que le prolongement de la guerre, plus la gauche veut réaffirmer notre foi dans les fictions juridiques. Plus il devient évident que nous devons nous organiser entre nous et construire notre propre pouvoir - apprendre à partager, à prendre soin de nous et à nous protéger et à faire sécession des jeux meurtriers du social - plus la gauche parle de ’société civile’. Dans l’ordre des choses de la gauche, toute intensité doit être neutralisée, tout mécontentement apaisé, puis sacrifié sur l’autel de l’État. Toujours liée par l’ombre historique projetée par le cadavre de Lénine, la gauche rêve de son État-nation idéal, de sa police idéale. Elle préfère oublier que les États ne fleurissent que sur le fumier des corps brisés.

    Confinement, deuxième lettre de Liaisons sur Kolkata
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    "sécuritarismecovid9

    En avril, le gouvernement ordonne l’application de la loi sur les maladies épidémiques (Epidemic Act) qui date de l’ère coloniale Britannique. Cette mesure est évidemment saluée par les militants bien-pensants et par l’intelligentsia libérale, estimant qu’il s’agit alors de décisions nécessaires. Cependant, l’application de la loi sur les maladies épidémiques permet à l’État de déclencher un régime biopolitique brouillant de plus en plus la ligne entre l’immunité nationale et biologique, entre la menace pour le corps humain et la menace que les critiques du gouvernement et les dissidents politiques représentent pour le corps social. « Coupables jusqu’à preuve du contraire », c’est ce que dit la nouvelle réglementation à l’égard de ceux qui sont considérés comme « causant des maux graves » à la nation. Cette loi autorise également la police à procéder à des perquisitions, des saisies et des emprisonnements au nom de la lutte contre le virus. Elle constitue une réponse stratégique de la part de l’État indien, qui utilise la pandémie comme prétexte pour éradiquer toute dissidence - une stratégie tout droit sortie de la tradition coloniale.

    #mémoire

    « Tout est normal, tout va bien », disait récemment un résident de Shaheen Bagh. À part quelques fresques, rien de ce qui est advenu n’a laissé de trace. Les tentes sous lesquelles nous partagions la nourriture, la poésie et les chants sont disparues, laissant la place au trafic vrombissant. Les commerces, qui avaient fermés pendant le soulèvent, sont désormais rouvert, comme si rien ne s’était passé.

    La mémoire elle-même devient un espace de lutte. L’imposition d’une amnésie collective est le moyen par lequel le sang qui a coulé reste sans réponse, tandis que les appareils de gouvernement reprennent leurs droits. Contrôler le sens du passé est essentiel pour le continuum de notre ordre social.