• « La grille va casser quelque chose » : construit sans enceinte dans un esprit libertaire, le collège ouvert du Rheu doit se clôturer
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    L’établissement expérimental Georges-Brassens, situé au Rheu, près de Rennes. MANON BOQUEN / LE MONDE

    Le collège Georges-Brassens du Rheu, près de Rennes, va devoir refermer son espace pour renforcer sa sécurité. Une décision qui marque la fin du projet éducatif d’origine, entamé en 1974.
    Par Manon Boquen

    Les immeubles de trois étages se suivent et se ressemblent, symptômes d’une ville qui a grandi très vite. Leurs façades ­forment un large cercle autour d’un bâtiment rectangulaire sentant bon l’#architecture seventies : le collège Georges-Brassens. Entre les deux, de la pelouse, des arbres, une route étroite mais pas de barrières. A ­l’origine de cette conception singulière, Jean Auvergne, ancien maire novateur de la commune du Rheu, à quelques kilomètres à l’ouest de Rennes, où est implanté le collège, qui a vu le jour en 1974.

    « Il y avait une volonté d’ouverture, de solidarité et, dès le départ, l’envie de rendre la transgression formatrice grâce à l’absence de clôtures », se souvient Michel Gaillard, conseiller principal d’éducation (CPE) de l’établissement pendant trente ans. Les mots d’ordre de l’époque sont « émancipation » et « liberté ». Au départ, même la notation est mise de côté. A son arrivée, en 1987, Michel Gaillard a occupé d’ailleurs le premier poste de CPE au sein d’un établissement qui n’en avait jusqu’alors connu aucun. « Malgré cela, l’état d’esprit s’est transmis de génération en génération, afin de rendre les élèves acteurs de leur environnement. »

    Graves manquements à la sécurité

    Quarante-six ans après l’inauguration, le 2 novembre 2020, le président du conseil départemental d’Ille-et-Vilaine, Jean-Luc Chenut, reçoit une lettre importante. On l’y informe qu’un diagnostic de sûreté du collège a été effectué par la commission départementale de sécurité, regroupant police, gendarmerie, procureur et services de renseignement sous l’autorité du préfet.

    Les conclusions sont sans appel : l’édifice, construit de plain-pied, souffre de graves manquements, pointés du doigt dans un rapport confidentiel. La principale recommandation de cette ­commission consultative ? L’installation d’une ­clôture autour du bâtiment. « C’était un cas de conscience. Soit je classais ce rapport et je croisais les doigts pour que rien n’arrive, soit je suivais les recommandations pour mettre en place des barrières », explique l’élu, maire du Rheu de 2001 à 2015, et qui se dit très attaché au concept du collège ouvert.

    « La raison » l’a emporté sur « l’émotion », selon ses mots, et il a opté pour la seconde option en intégrant la construction de la future enceinte dans les travaux de réfection de l’établissement à venir. Une semaine plus tard, la décision est rendue publique. L’émoi touche alors bon nombre d’habitants des environs, passés par le collège durant leur adolescence. « L’ouverture signifiait que l’on nous faisait confiance, apprécie encore Morgane, qui a arpenté l’édifice de 2008 à 2012. Cette confiance des adultes nous rendait nous-mêmes plus responsables. » Un constat partagé par Rachel, 58 ans, qui a connu le collège à ses débuts : « Là-bas, j’ai appris à être autonome, à me gérer. J’y allais avec bonheur. »

    Aux abords de l’établissement, dans la ville des cités-jardins de l’architecte Gaston Bardet, tout semble couler de source. Les élèves sont habitués, ils déambulent autour du bâtiment, conscients des limites ­invisibles qui leur sont imposées. « On sait très bien où l’on ne doit pas aller », ­promet Célia (les prénoms des élèves ont été changés), une sixième, en vadrouille avec son amie Constance dans l’allée jouxtant le ­collège, qui reste un des plus fréquentés du département, avec 850 collégiens. Des regrets quant à la fermeture prochaine, elles en ont donc ressenti : « C’était bien, cette liberté. » Mais elles se posent la question : « Peut-être que les jeunes d’aujourd’hui sont moins respectueux ? »

    Une décision acceptée à contrecœur
    Pour la commission de sécurité, l’argument principal résidait dans la menace terroriste. Quelques semaines après l’assassinat du professeur Samuel Paty, en octobre, le verdict ne pouvait sans doute qu’être sévère. Dans un couloir du collège vintage, Christophe, professeur d’histoire-géographie de 55 ans, s’avoue vaincu : « Il y a tellement de choses moroses en ce moment que c’est compliqué de se battre. » Pour lui, l’ouverture physique de l’établissement sur la ville se retrouve dans l’esprit même du collège, qu’il décrit comme « un lieu unique où règne la liberté ». Mais « l’esprit libertaire n’est plus à l’ordre du jour », observe avec dépit celui qui enseigne depuis quinze ans au sein de l’établissement.

    La décision, acceptée à contrecœur par l’équipe pédagogique, n’est pas sans créer des tensions politiques. Un amphithéâtre de 250 places occupe le centre du collège et sert de salle de spectacles pour les élèves mais aussi pour les habitants. Même chose en ce qui concerne les équipements sportifs qui surplombent l’édifice, également partagés. « Nous allons devoir arbitrer sur tous ces aspects et cela ne va pas être simple », soupire Jean-Luc Chenut, le président du département, assis à une table d’une salle de classe. Car si le bâtiment appartient au département, l’ensemble des terrains est propriété de la ville, qui devra en rétrocéder une partie pour que les collégiens jouissent d’une cour relativement étendue.

    Un comité de pilotage, comprenant élèves, enseignants et personnel, se penche maintenant sur ces épineuses questions, et ce, jusqu’en février. La rentrée prochaine, une clôture que l’équipe du comité espère paysagère, entourera les lieux. « La grille va casser quelque chose », craint l’ancien CPE Michel Gaillard. Devant le collège, une femme se ­promène avec une poussette, ses deux jeunes enfants jouant à se poursuivre en longeant les salles de cours. Les élèves regardent la scène depuis la fenêtre d’un air amusé. Bientôt, ce genre de moment fera partie du passé.

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