Male gaze dans la littérature – Lignes de femmes

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  • Male gaze dans la littérature
    https://lignesdefemmes.wordpress.com/2020/12/17/male-gaze-dans-la-litterature

    Les créatrices ont régulièrement mis en lumière les problèmes qu’elles rencontraient dès qu’elles voulaient faire œuvre. Il est ironique de voir comment la métaphore de la gestation a été très souvent utilisée par des auteurs hommes pour représenter le processus de création artistique. Dans le même temps, on déniait aux femmes la prétention à faire de même, selon l’antique partage producteurs/reproductrices.

    Nancy Huston, dans son Journal de la Création, parcourt les biographies de sept écrivaines et artistes, et des écueils qu’elles ont rencontré sur leurs chemins : Virginia Woolf, Sylvia Plath, Zelda Fitzgerald, George Sand, Elizabeth Barrett Browning, Simone de Beauvoir et Unica Zürn. Le rapprochement des lettres et journaux intimes qui accompagnent leur épopée dans un monde d’hommes est frappant : les mêmes mots semblent traverser les siècles et les pays, pour dire la contradiction dans laquelle elles se débattent. D’un côté elles sont des femmes et veulent écrire en tant que telles pour donner de la voix à leur expérience féminine toujours absente de l’Art majeur. De l’autre, pour ce faire, elles doivent devenir des hommes. On ne les accepte qu’à condition qu’elles délaissent ce qui les rend singulières. Cette tension entre le singulier et l’universel, le foyer et la scène, produira souvent des dépressions tragiques. Les vies de Sylvia Plath, d’Unica Zürn ou de Virginia Woolf sont à ce titre exemplaires. Mais l’exploration ne s’arrête pas à ce qui ressemble à une constante macabre. Huston cherche aussi les différences, les voies de sortie, dans un parallèle constant avec sa propre expérience de romancière, enceinte de plusieurs mois.

    La vie des femmes qui investissent la scène publique est donc marquée par la dissociation. Les entrées de cet immense travail archéologique montre la récurrence du conflit corps/esprit, des somatisations nombreuses (anorexie, mélancolie, paralysie d’une partie du corps pour Plath et Barret Browning), des conduites addictives (Fitzgerald) ou de la tendance au suicide (Plath, Woolf, Zürn). La fatalité du génie féminin est-elle une constante ? Heureusement non. Nancy Huston revient aussi sur ces femmes qui ont tenu ensemble leur existence incarnée et leur travail artistique. Le tout étant de comprendre à quel point cela ne va pas de soi, dans les sociétés phallocratiques.

    Tout se joue comme si la femme ne pouvait être qu’énergie ou matière pour l’oeuvre masculine. Ainsi, Musset, Francis Scott Fitzgerald, ou Ted Hugues s’arrogeront la tâche de mettre en forme les illuminations de leurs compagnes. Si Georges Sand résiste plutôt vaillamment à la captation, en retournant la situation par l’utilisation à ses fins propres des lettres de son amant, Zelda Fitzgerald et Sylvia Plath n’auront pas la même marge d’autonomie. La poétesse Plath se fourvoie dans une relation professeur-élève, elle qui a pourtant tout le génie de son côté. Quand à Zelda, elle sera explicitement interdite d’écriture, ses journaux intimes étant pillés, pour servir de matière à son mari. Tout se passe comme si le rôle de la Muse venait contredire les aspirations à la liberté de toutes ces femmes. Huston montre finement à quel point l’existence féminine est une existence pour les autres, et la répression qui s’exerce sur celles qui dérogent à la règle.

    A la manière de Dieu qui organise le vivant, ou encore de Pygmalion, l’artiste mâle évolue dans un monde où tout le monde peut servir de matériau. On peut faire ici un parallèle plus large avec la colonisation du vivant. Mais aussi avec une certaine pulsion scopique, récemment renommée « male gaze ». Le mythe de Pygmalion que Huston met très justement en lien avec le Portrait Ovale d’Allan Poe illustre cette appropriation du vivant pour l’oeuvre masculine. Dans ces deux histoires, un homme solitaire et méfiant des femmes « réelles » façonne une représentation plus vraie que nature. Pygmalion voit sa statue s’animer et tombe amoureux de son œuvre. Le narrateur du Portrait Ovale retire les couleurs des joues de sa compagne pour peaufiner son tableau, qui achevé, est « la Vie-même ». Ces deux paraboles, distantes de plusieurs siècles, alertent sur le motif récurrent de la femme comme « ressource artistique », exploitée par l’oeil de l’organisateur. La tradition de l’objectification du corps des femmes est si forte, que c’est une double transgression pour elles de prétendre se faire maîtresses du regard. Elles dérogent à leur rôle de matière première, et elles prouvent que l’esthétique traditionnelle est partiale.

    L’analyse notamment des couples de créateurs/créatrices est lumineuse. Car, il est demandé à la femme artiste, en plus de son temps d’élaboration personnelle, de rester la muse de son compagnon. Ainsi, elles confineront à la folie pour servir la position de premier plan de leur mari (Fitzgerald, Zürn, Plath). Quand ce n’est pas tout simplement leur mélancolie qui est exploitée à des fins esthétiques. La recension des lettres intimes du couple Fitzgerald est paradigmatique. Plus Zelda s’enfonce dans l’alcoolisme et la folie, plus Francis y puise de nouveaux ressorts narratifs à ses romans. Comme le peintre du Portrait Ovale, Francis Scott Fitzgerald retire l’énergie vivante de sa femme, pour l’appliquer dans ses livres. La vraie situation de la muse est ainsi éclairée : condamnée à l’hystérie et à la polytoxicomanie pour nourrir les aspirations de son compagnon, il ne lui restera qu’à s’extraire par le haut (en reprenant l’arme qui lui est opposée : l’écriture), ou qu’à sombrer définitivement dans la folie. Comme ce fut le cas de Zelda, à la fin de sa vie.

    Le Journal de la Création vient ainsi compléter admirablement la critique du Phallogocentrisme, développée dans les années 70 dans le Mouvement des femmes. Il nous rappelle que les femmes ont à conquérir de haute lutte la capacité à porter un regard propre sur leur monde. Cette conquête est toujours à renouveler. Dérober nos corps aux regards et faire du corps masculin un objet de discours et de désir reste encore aujourd’hui un acte hautement subversif et rare.

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