• La vie politique du capital humain – Luttes du troisième type (2/2), Michel Feher
    https://justpaste.it/9ffka

    Revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit – davantage encore que l’exploitation et les discriminations – est la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé. Pour le contester, de nouveaux mouvements sociaux apparaissent qui n’hésitent pas à jouer le jeu de la spéculation : l’indexation de la dignité d’une personne sur l’appréciation de son capital humain leur apparaît moins comme un mal à conjurer que comme un défi à relever.

    Pendant deux bons siècles, l’accumulation du capital industriel dans les pays développés s’est conjointement nourrie de la marchandisation du travail constitutive du salariat et des différenciations que le genre et la race introduisent dans l’application des règles de droit. Si ces deux modes d’extraction de la plus-value demeurent d’actualité, le capitalisme financiarisé tel qu’il sévit aujourd’hui en privilégie un troisième, dans la mesure où le faible taux de croissance économique dont il peut se prévaloir procède avant tout de la prolifération et de l’appréciation des titres financiers. C’est en effet d’une titrisation généralisée des ressources naturelles mais aussi humaines que les investisseurs escomptent le maintien de leur prospérité.

    Envisager une personne comme un capital ouvert à la spéculation revient à assumer que, loin d’être inestimable, sa valeur dépend du cours des actifs qui composent son portefeuille. Parce qu’un tel système de notation n’offre rien moins qu’une manière de mesurer l’importance relative de chacun, sa mise en œuvre inflige un tort distinct de l’exploitation et des discriminations générées et légitimées par la condition libérale. Plus que la captation de ce que Marx appelle le surtravail – par les biais du contrat salarial mais aussi de l’extorsion sans contrepartie du labeur des femmes et des colonisés – elle favorise le désinvestissement des vies mal notées. En tant que revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit est donc bien la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé : quiconque se montre incapable de susciter un minimum de confiance dans les composantes de son portefeuille risque en effet de tomber sous le seuil de visibilité requise pour revendiquer ses droits et poursuivre librement ses intérêts.

    La peur de venir grossir les rangs des discrédités – ou, pour le dire comme Achille Mbembe, des « inexploitables » – permet sans doute aux employeurs d’inciter celles et ceux qui l’éprouvent à gager leur employabilité sur des dispositions appréciables telles que la disponibilité et la flexibilité. Reste que la précarité générée par la valorisation de ces deux vertus place aussitôt les gouvernants devant un redoutable dilemme : tributaires de l’attractivité de leur territoire aux yeux de leurs créanciers, il leur faut certes conjurer la détérioration de leurs comptes en sabrant dans les budgets sociaux mais tout en veillant à ne pas offrir le spectacle d’une population rendue potentiellement séditieuse par la négligence des édiles.

    Si les pouvoirs publics s’acquittent de leur obligation de responsabilité financière en durcissant sans cesse les conditions d’accès à leurs services, c’est avant tout en masquant les effets de leur sélectivité croissante qu’ils s’appliquent à projeter une image de paix sociale. Autrement dit, leur principal souci est de dissimuler les populations les plus affectées par leurs désinvestissements. D’aucuns vont donc être soustraits aux regards – tels les migrants enfermés dans des centres de rétention ou livrés à la noyade – tandis que d’autres seront seulement effacés des registres – tels les demandeurs d’emplois radiés ou encouragés à interrompre leurs efforts.

    [...]

    L’antiracisme et le féminisme ne sont pas les seuls terrains où la conjuration du discrédit passe par la spéculation. Celle-ci se retrouve également dans la mise en avant de la jeunesse de leurs membres par des mouvements tels que Fridays for Future, Sunrise et Extinction Rebellion Youth : car au-delà des propositions précises qu’elles ne manquent pas de formuler, sur la transition énergétique comme sur le maintien de la biodiversité, ces nouvelles associations écologistes attendent avant tout des gouvernements que leur action pour la justice climatique soit à la mesure de la valeur que les parents accordent à l’avenir de leurs enfants. Figure emblématique de cette attente, Greta Thunberg joue à elle seule le rôle d’une véritable agence de notation : son visage opère en effet comme un écran où l’engagement des responsables politiques en faveur de sa génération peut être jaugé à l’aune de leurs réactions à son impassible obstination.

    #capitalisme_financiarisé #évalutation #Act_Up #BlackLivesMatter #Ni_Una_Menos #MeToo #écologie #Michel_Feher

  • Le Covid et le temps : « Who is in the driver’s seat » ? | François Hartog, Analyse Opinion Critique-mais-point-trop. Encéphalogramme français
    https://aoc.media/analyse/2021/01/26/le-covid-et-le-temps-who-is-in-the-drivers-seat

    Depuis un an, l’irruption du Covid-19 et sa propagation rapide ont bouleversé nos temporalités quotidiennes. Le virus s’est imposé en maître impérieux du temps et la courte histoire de l’épidémie pourrait être représentée comme celle d’une succession de batailles pour en reprendre le contrôle. Il en va ainsi de la mise en œuvre des confinements, des couvre-feux et, dernièrement, de la campagne de vaccination. Mais la découverte des variants relance doutes et inquiétudes : par ses capacités à muter sans cesse, le virus a inévitablement un coup d’avance, et nous, un coup de retard.

    « Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu’ils devraient être sur la banquette arrière. »
    John Maynard Keynes (1946)

     

    Janvier 2020, c’était il y a un an : le Covid-19 était déjà là. Il avait déjà infecté la ville de Wuhan et il cheminait. Des foyers allaient se déclarer, bientôt l’OMS parlerait d’épidémie, puis déclarerait l’état de pandémie (11 mars). Il y a un an nous ne savions pas, et le monde occidental, pris à l’improviste, a mis un certain temps à vouloir puis à pouvoir voir ce qu’était et ce qu’allait entraîner ce nouvel agent pathogène : imprévu mais pas imprévisible. Un an après, sur lui et ses effets nous savons, assurément pas tout (loin s’en faut), puisqu’il est toujours aussi actif et meurtrier sinon plus, mais beaucoup, puisque les premiers vaccins vont enfin permettre de le contrer.

    Loin des propos lénifiants ou bafouillants du début, loin des proclamations de résilience instantanée, loin des « reprises » guettées ou trop vite décrétées après quelques mois, très loin des dénégations façon Trump et ses émules, nous savons que nous sommes confrontés à une crise devenue un « fait social total », pour reprendre le concept de Marcel Mauss, et d’un fait social total mondial : il a « mis en branle » les sociétés et leurs institutions en leur « totalité ». Dans Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, son dernier livre, l’économiste Robert Boyer vient de démontrer la fécondité d’une telle approche. Plus limité est mon propos.

    En effet, dans un précédent article « Troubles dans le présentisme » (AOC, 2 avril 2020), je m’efforçais de cerner à chaud ce que l’irruption du coronavirus venait modifier dans nos rapports au temps. Près d’un an après, qu’en est-il des temporalités inédites générées par lui, de celles qu’il a bouleversées ? D’autres ont-elles émergé depuis ? Les « troubles » dans le présentisme se sont-ils encore accentués ? Et, surtout, les conflits entre ces diverses temporalités se sont-ils aggravés ? Du fait social total et mondial, je ne retiendrai donc que ses composantes temporelles.

    L’irruption du virus et sa propagation rapide ouvrent un temps nouveau qui relève d’une forme de kairos : il vient rompre le cours du temps chronos ordinaire. D’où, ici et là, chez certains croyants des réponses religieuses plus ou moins affirmées, voire véhémentes. Il n’y a là rien d’étonnant, puisqu’associer épidémies et colères divines est un trait très ancien. On se meut alors dans l’univers du châtiment, de l’expiation, souvent aussi de la recherche de boucs émissaires. Mais si l’on reste dans le seul registre du temps chronos, la diffusion du virus peut être vue comme celle d’une bombe à fragmentation. Il va, en effet, infecter ou affecter de proche en proche les multiples temporalités qui trament le quotidien de nos sociétés et de nos vies jusqu’à s’imposer comme un maître impérieux du temps.

    Comme toujours, la vraie question est qui tient le volant ? Aussi pourrait-on représenter la encore courte histoire de l’épidémie comme celle d’une succession de batailles (jusqu’à présent non victorieuses) menées par chronos pour reprendre le contrôle. La découverte récente de variantes, plus contagieuses, montre que la lutte n’est pas terminée. Tel Protée, il échappe aux prises et mène, si j’ose dire, sa vie de virus, mutant et passant d’hôtes en hôtes selon son rythme et avec sa propre temporalité (plus il circule, plus il mute, et plus les chances augmentent de voir apparaître de nouvelles variantes).

    Le temps du virus

    Dans quel contexte temporel fait-il intrusion ? Il survient dans des sociétés où au quotidien domine le présentisme. Ce sont les tweets, les sms, les médias en continu, les réseaux sociaux, les grandes plateformes, les cotations boursières en direct qui donnent le rythme ; bref, règne l’urgence, voire sa tyrannie. Avec l’urgence, qui est une forme de concentré de présent, vient presque immanquablement le retard. On déclare l’urgence et on dénonce le retard. Les deux font couple. Pour répondre à l’urgence et conjurer le spectre du retard, on compte alors sur l’accélération, et sur une accélération qui se doit d’être de plus en plus véloce.

    La panoplie des premières réponses à l’épidémie s’inscrit tout à fait dans ce cadre. Hautement significatif à cet égard est le vote de l’urgence sanitaire par le Parlement (le 23 mars 2020, prolongée le 17 octobre et reprolongée pour l’instant jusqu’au 16 février 2021). On peut noter une accélération du recours à cette procédure qui instaure un temps d’exception en rupture avec le temps ordinaire de la vie démocratique. En l’occurrence, il doit permettre, entre autres, aux autorités de répondre plus vite aux évolutions de la situation sanitaire.

    Dans les premières semaines de l’épidémie, les exigences de la scène médiatique-présentiste ont fait que, sur les plateaux de télévision, les économistes et les politistes ont été remplacés par des cohortes d’épidémiologistes, virologues, infectiologues, urgentistes qui ont vite montré les impasses d’une science qu’on voudrait voir se faire en direct. Ils ont occupé le siège du conducteur, mais il semblait y en avoir plus d’un. Plus sérieusement, comment une situation d’incertitude pourrait-elle se plier aux contraintes de l’urgence médiatique ? Comment des tâtonnements inhérents à toute recherche ne seraient-ils pas ramenés à l’énoncé de simples opinions différentes, voire divergentes ? Alors même que les chercheurs étaient les premiers à reconnaître (pour s’en féliciter) qu’on n’avait jamais avancé aussi vite dans la connaissance d’un virus et que les États n’avaient jamais mis autant de moyens en vue de la mise au point d’un vaccin. Mais l’article premier de la loi de l’accélération est qu’elle est sans fin : plus on va vite, plus vite encore il faut aller.

    Or les médias, au nom de leur devoir d’informer, se chargeaient de remettre chaque jour, pour parler familièrement, une pièce dans la machine. Produisant pour finir l’effet inverse de celui qui était annoncé : non pas éclairer toujours mieux, mais entretenir l’anxiété puisque chaque avancée était immédiatement suivie de nouveaux doutes et du pointage de potentielles inquiétudes, sur le mode du : « Et si on décide de faire ça, alors n’y a-t-il pas un risque que… ? ». Un peu comme si, une porte venant à s’entrebâiller, il fallait d’abord inventorier tous les dangers qui pouvaient se trouver derrière avant d’y risquer un pied. Cela revient à prétendre lutter contre la peur en l’alimentant : le présent est intenable mais le futur est menaçant. Il y a urgence, mais il n’en est pas moins urgent d’attendre ! Avec l’arrivée du vaccin, s’est aussitôt faite entendre la petite musique du « Attendons d’avoir un peu plus de recul ! ». Et c’est ainsi que le vieux précepte du festina lente a pu être repeint en stratégie vaccinale.

    Avec la décision prise par les États de confiner, donc d’arbitrer en faveur de la vie au détriment de l’économie, les temps de l’économie se sont trouvés mis en question, à commencer par le postulat selon lequel « les marchés seraient le meilleur moyen de socialiser les vues sur l’avenir » (Robert Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, p. 49). Comment forger des anticipations informées alors même que le principe de rationalité économique vacille ? Si les théories financières ont cherché à acclimater le risque (en 2008, la crise des subprimes en a douloureusement montré les limites), elles sont démunies face à l’incertitude, à une incertitude radicale. Acheter, vendre ? La volatilité règne et les Bourses dégringolent. Face à cette situation d’aporie, le mimétisme, comme le pointe Robert Boyer, a été un recours, qu’il s’agisse des investisseurs ou des États, en vertu du principe selon lequel mieux vaut se tromper ensemble que prendre le risque d’avoir raison tout seul.

    C’est ainsi qu’on peut comprendre le rôle joué, en mars 2020, par le modèle de l’Imperial College sur la diffusion et la mortalité de l’épidémie. En Europe, il a de fait servi de référence pour la fixation de plusieurs stratégies nationales. Avec les multiples dégâts entraînés par la crise du coronavirus, la finance de marché – qui est un puissant moteur du présentisme – pourrait comprendre que faire de son temps ultra bref la mesure de tous les autres, aussi bien celui de l’économie que de la société dans toutes ses composantes n’est pas tenable durablement. On peut toujours rêver d’une inversion de la hiérarchie des temporalités que seuls les États, pour autant qu’ils agissent de façon concertée, pourraient imposer. Et encore, car les GAFAM sont devenus de très puissants ordonnateurs du temps dont la pandémie a encore accru l’emprise.

    Une autre déclinaison du présentisme que la crise est venue battre en brèche est celle du just in time, largement diffusé comme moyen de réduire les coûts. On produit à la demande et on ne garde pas de stock. On a vu ce qu’a donné cette logique appliquée au domaine de la santé : pénurie de masques, de respirateurs, de principes actifs. Tout le monde s’est rué en même temps sur les mêmes fournisseurs en Asie. « Les gestionnaires ont redécouvert que le juste-à-temps ne garantissait de bas coûts que si l’environnement était stable et prévisible » (Boyer, p. 96). Pour combien de temps cette redécouverte ? En tout cas, c’est alors qu’a déferlé de tous côtés le mantra « anticipation » pour vitupérer contre son absence. C’était évidemment de bonne guerre, mais qui avait anticipé, alors même que, depuis des décennies la santé était considérée comme un coût qu’il fallait contenir, voire réduire ? En témoigne l’interminable crise de l’hôpital ?

    Au couple urgence-retard, il faut ajouter anticipation. Mais que veut dire anticiper en régime présentiste, alors même que presque tout peut se faire en ligne et que quelques clics doivent suffire à activer le just in time pour répondre sans retard à l’urgence ? Puis, quand, face à la progression exponentielle des contaminations, le monde se confine et plonge dans une incertitude radicale, ne doit-on pas reconnaître que le temps du virus est devenu le maître ? C’est bien lui qui occupe le siège du conducteur. Comme le temps chronos ne réussit pas à reprendre la main, on agit indirectement sur le temps du virus. Il y a là un paradoxe : pour accélérer la sortie de la crise, on en est réduit à suspendre le temps du monde, ce qui a pour effet de ralentir la circulation du virus. On est entre freinage et accélération.

    Il va de soi que la médecine ne peut s’en tenir à ces anciens gestes prophylactiques. Faute de pouvoir guérir, elle voudrait au moins réussir à articuler un diagnostic et un pronostic un peu sûr, c’est-à-dire à convertir le temps au départ inconnu puis mal connu de la maladie – avec ses phases, ses moments critiques – en un temps chronos qu’on peut décompter en jours et en semaines. Les modélisateurs, de leur côté, n’ont d’abord d’autre choix que d’adapter les modèles construits pour les épidémies précédentes (SRAS et H1N1), et ce n’est qu’avec l’accumulation de nouvelles données qu’ils peuvent progressivement préciser le chiffrage des divers paramètres. D’où des marges d’incertitude et des divergences de pronostics d’un modèle à un autre. Si certains sont plus « alarmistes » que d’autres, tous sont confrontés à la difficulté de tester au fur et à mesure les effets des différentes décisions prises. Dessinent-ils des scénarios ou formulent-il des prédictions ? Annoncent-ils ce qui va se passer ou, à l’instar des anciens prophètes, ce qui va se passer sauf si… ? Comment faire un bon usage de ces modèles pour une aide à la décision en situation d’incertitude ? Ce sont autant de questions qui se sont posées jour après jour.

    Dans ces conditions, se comprend mieux la tentation chez les décideurs politiques du mimétisme, surtout s’il se trouve conforté par le recours à un modèle de référence (celui de l’Imperial College pour un temps). D’autant plus qu’en quelques semaines, l’État est devenu tout à la fois le premier et le dernier recours : au titre de l’urgence sanitaire, de l’urgence économique, de l’urgence sociale. On a aussitôt parlé du « retour » de l’État, pour immédiatement après en dénoncer les lourdeurs. En déclarant l’état de guerre, le président de la République a tenté de se poser en maître des horloges, celles du moins des temps sociaux et politiques. Pour le reste, le virus continuait d’occuper le siège du conducteur.

    Avec le confinement, il suspend, en effet, le temps ordinaire et avec l’annonce du déconfinement, il le remet en marche. En indiquant des dates repères (11 mai, 15 décembre 2020), il met en place une chronologie et fixe un horizon par rapport auquel peuvent se caler les diverses temporalités économiques, sociales, politiques et devrait s’enclencher leur resynchronisation. Mais, comme nous en avons fait l’expérience, rien n’oblige le temps du virus à s’y conformer. Ce qui entraîne derechef des bordées de protestations et des bouffées de colère : « pas de cap », « pas de stratégie » et, bien sûr, « absence d’anticipation » ! Il y a là une forme d’hystérisation présentiste. Si j’attire l’attention sur les formes temporelles qui structurent débats et controverses, cela ne signifie évidemment pas qu’ils s’y réduisent et qu’ils sont dépourvus de contenus.

    Le droit n’est pas resté intouché par le présentisme. Comment le pourrait-il puisque les constructions juridiques sont toujours des opérations sur le temps ? À cet égard, la crise du Covid a joué un rôle d’accélérateur. Elle a été l’occasion d’un renforcement de la judiciarisation de la vie publique. En France, des plaintes judiciaires à l’encontre de responsables ont été déposées en nombre en temps réel sinon en direct. Étant une façon de prendre date, la plainte arrête le temps. Aussi longtemps qu’elle est là, on demeure, en effet, dans le présent de la plainte, le plaignant revendiquant la place de la victime. S’il est normal qu’un responsable soit amené à rendre compte et même à rendre des comptes de son action, vient un moment où la menace de plaintes instantanées (à la vitesse d’un tweet) ralentit, voire suspend l’action.

    L’accusation de mise en danger de la vie d’autrui et un usage extensif du principe de précaution sont autant d’instruments qui transforment le futur en parcours judiciaire. Une part de ce qui est, plus que jamais, dénoncé comme les lenteurs ou les lourdeurs de la bureaucratie vient de là : les juristes des organismes publics pondent des textes interminables qui doivent les rendre inattaquables. Les politiques ont tendance à se défausser sur l’administration qui, pour sa part, veille à ce que tous les parapluies soient ouverts. Mais le long parcours des procédures à respecter fait immanquablement surgir les accusations de lenteurs insupportables et de retards inadmissibles. On ne peut sortir du cercle urgence, accélération, retard, anticipation.

    L’air du temps présentiste a également fait qu’on a dès le début de la crise mobilisé le concept de résilience : comme si elle pouvait être instantanée. Avant même que le traumatisme ne soit advenu ou avéré, certains responsables lançaient cet autre mantra de la communication. Puisque se féliciter de la résilience des uns ou des autres, des Français en général, était une façon de vouloir faire croire que le plus dur était derrière eux et qu’ils avaient magnifiquement tenu le coup ! La résilience est elle aussi happée par l’urgence. Une autre formule, abondamment mobilisée dans les premières semaines, y compris par le chef de l’État, était celle du « monde d’avant » et du « monde d’après ». Rien ne sera plus, ne devra plus être comme avant.

    L’illusion d’une année zéro s’inscrit dans l’univers présentiste pour qui la durée est presque devenue un mot obscène. Comme si les reconfigurations qui interviendront une fois la crise sanitaire maîtrisée ne seraient pas tributaires des tendances lourdes, notamment en matière d’économie, qui préexistaient à la pandémie. Robert Boyer cite une étude ayant montré que les effets des grandes épidémies au cours de l’Histoire s’étendent sur plusieurs décennies. L’appel à un monde d’après différent, voire très différent a aussi été lancé par celles et ceux qui estiment que l’épidémie est l’occasion à saisir (kairos) pour hâter l’entrée dans un monde autre. Il faudrait en user comme d’un accélérateur pour précipiter la fin du capitalisme (néolibéral) et, du même coup, pour au moins retarder la possible sixième extinction des espèces qui menace. Entrant en scène, l’urgence climatique vient s’ajouter aux autres et pose la difficile question de leur hiérarchie : quelle est la plus urgente ? En tout cas, on oscille toujours entre urgence, ralentissement et accélération, mais il s’agit, cette fois, d’accélérer pour mieux ralentir. Sont mobilisés les mêmes opérateurs temporels, mais pour les mettre au service de politiques plus ou moins radicales.

    Avec le vaccin enfin, on échappe, semble-t-il, à la cage présentiste. Avec lui, dont on a suivi semaine après semaine l’avancée jusqu’à la confirmation de son arrivée puis de sa certification, s’opère une réelle ouverture en direction du futur et surgit un nouvel horizon. Il est l’arme qui va permettre la « sortie du tunnel ». Arrivant en Europe à la veille de Noël (date qui ne doit peut-être pas tout au hasard), il est attendu comme une sorte de messie. Pas par tout le monde, bien entendu. Tout au contraire, on peut y reconnaître une œuvre du diable ou du Grand Satan ! Fantasmes, oppositions, peurs, interrogations, qui prospèrent sur les réseaux sociaux et nettement au-delà, traduisent, du point du vue du rapport au temps (le seul qui me retienne ici), des replis présentistes. Si jusqu’alors le virus restait, en dernier ressort, le maître du temps, le vaccin doit pouvoir lui ravir la place : le temps chronos devrait enfin reprendre le volant.

    Sauf que la découverte des mutants (britannique et d’Afrique du Sud) relance doutes et inquiétudes. Le virus-Protée a toujours un coup d’avance et nous un coup de retard. Il est frappant mais nullement étonnant de constater à quel point les calendriers de vaccination (à peine arrêtés) et les campagnes (à peine lancées) sont pris dans le tourbillon du trio infernal urgence, accélération, retard. Le gouvernement français a cru préférable ou habile ou les deux d’opter pour le festina lente, qui est aussitôt dénoncé comme lenteur inadmissible, voire criminelle, et retard incompréhensible par rapport à nos voisins. D’un coup l’horizon recule. Alors qu’il y a une urgence d’autant plus urgente que les mutants sont là, il faut donc accélérer au maximum. C’est à nouveau une course de vitesse qui est engagée. Sans entrer dans une discussion des arguments eux-mêmes, je me limite à être attentif à la rhétorique temporelle qui les informe et que partagent peu ou prou tous les acteurs. Certains n’hésitent d’ailleurs pas à faire des tête-à-queue : un jour, c’est l’accélération qu’ils réclament et, le jour d’après, leur colère exige plus de lenteur. Mais tout se joue à l’intérieur de la même cage présentiste, palinodies y comprises.

    Intervenant en ce contexte, la crise du Covid-19 a peut-être chahuté mais pas ébranlé le présentisme. En en faisant ressortir les traits les plus saillants et les injonctions contradictoires, elle a opéré comme un catalyseur ou un révélateur. Mais elle a fait plus et l’a aussi renforcé. En effet, la vie confinée qui, pour beaucoup (mais de loin pas tous) a été une vie connectée, le développement du télétravail, le recours accru aux services des grandes plateformes, voilà autant de facteurs qui ont accéléré la transition vers une « condition numérique » et, donc, foncièrement présentiste. L’addiction aux écrans et l’emprise des grandes plateformes (qui ont vu leurs valorisations boursières augmenter fortement) se sont renforcées, même si, en sens inverse, le temps du confinement a été vécu par certains comme une occasion de sortir de l’urgence ordinaire en faisant fond sur le ralentissement. Savoir prendre le temps voudrait être une nouvelle règle de vie. S’agit-il d’un luxe, de l’aménagement de niches à l’intérieur de la cage présentiste ou d’un mouvement qui ira s’amplifiant pour en sortir véritablement ?

    Au-delà du présentisme

    Parallèlement à ces réactions cherchant à parer au plus pressé, le virus a suscité des interrogations qui ont obligé à regarder en arrière : vers le passé immédiat ou en direction de passés lointains. Si avec lui s’ouvre bien un temps nouveau, forme de kairos, il ne vient pas de nulle part, ni géographiquement ni chronologiquement. Il a même une très longue histoire derrière lui. Inédit peut-être, il n’est assurément pas sans précédent, puisque humanité et épidémie vont de pair, au moins depuis les débuts de l’agriculture et de la domestication des animaux. De cette longue cohabitation l’histoire n’a, bien sûr, retenu que les épisodes les plus sévères. Au printemps 2020, on s’est donc tourné vers les historiens de la médecine et des épidémies.

    Ce fut l’occasion de réactiver le vieux topos des leçons de l’Histoire, pour déplorer qu’elles n’aient pas été tirées ou, pire encore, oubliées. De la Grande peste de 1348, qui avait liquidé en quelques mois un tiers de la population de l’Europe, à la grippe de Hongkong, qui, en 1969, avait fait en France trente mille morts dans l’indifférence générale, en passant par la grippe espagnole en 1918, qui avait emporté entre trente et cinquante millions de personnes à travers le monde. En relevant similitudes et différences, on donnait déjà un premier arrière-plan historique à la pandémie en cours. Pouvaient ainsi être mises en perspective les peurs suscitées par les épidémies ainsi que les manières d’y faire face.

    Au-delà de ce cadre général, des épidémies plus récentes (SARS, H1N1, EBOLA) avaient suscité des recherches scientifiques et donné lieu à des mises en garde précises. Les coronavirus apparaissaient, en effet, comme de bons candidats pour la propagation d’une pandémie globale. Dans son livre de 2012, Spillover : Animal Infections and the New Human Pandemic (non traduit en français), qui a eu un grand retentissement, le journaliste scientifique David Quammen en parlait comme du « Next Big One ». Il précisait que ce virus se caractériserait probablement « par un niveau élevé de contagiosité précédant l’apparition de symptômes notables, lui permettant ainsi de se propager à travers villes et aéroports tel un ange de mort ». En 2020, il est devenu celui qui avait « prédit » l’épidémie du Covid-19.

    Si les pays asiatiques plus touchés par ces agents pathogènes avaient pris des mesures, le monde occidental estimait qu’il n’était pas directement concerné. Le virus H1N1 qui avait eu le bon ton de disparaitre rapidement était devenu, en France, synonyme d’excès de précautions et de fiasco vaccinal. Ne plus parler de masques ni de vaccinodromes ! Dans les premiers mois de 2020 les décalages d’un continent à l’autre sont devenus patents. Les pays d’Asie n’ignoraient pas l’anticipation, tandis que l’Occident s’en remettait à sa capacité à réagir rapidement. Les masques, revenus, si j’ose dire, en boomerang dans l’espace public, ont montré le peu de fondement de cette assurance.

    Ces épidémies qu’on pourrait dire de nouvelles générations sont des zoonoses, dont les études montrent que le nombre ne cesse d’augmenter. Elles sont dues à l’activité humaine et, en particulier, aux destructions toujours plus étendues et plus rapides d’écosystèmes. Ce qu’il convient de retenir ici, c’est l’accélération des épidémies. Elle est à mettre directement en rapport avec la Grande Accélération, soit la période qui a vu depuis les années 1950 une croissance exponentielle de tous les paramètres de l’activité humaine sur la Terre. Il n’y a nulle raison, en effet, que les pandémies soient une exception à la loi de l’accélération. Elles appartiennent à la globalisation, dont elles sont, si l’on veut, un des coûts longtemps négligés. Avec elles on a un état au vrai de nos rapports avec la nature sauvage.

    Au moyen de ces quelques remarques nous dotons le Covid-19 d’une histoire et nous l’inscrivons dans le temps du monde. Mais il faut aller plus loin et sortir de la cage présentiste, en procédant à un véritable renversement temporel : non plus nous, regardant dans l’urgence le virus, mais le virus regardant ces hôtes accueillants que sont dernièrement devenus les humains, quel que soit l’agent intermédiaire (le vison peut-être) qui lui ait permis de passer de la chauve-souris à l’homme. Autrement dit, la pandémie n’est qu’un épisode de l’histoire de l’évolution, et un épisode en cours. Les variantes récemment isolées montrent, en effet, que, par ses capacités à muter sans cesse, le SARS-CoV-2 a inévitablement un coup d’avance. « Dans la lutte ancienne et permanente entre les microbes et l’homme, écrivent dans un article récent les immunologues David Morens et Anthony Fauci, les microbes génétiquement adaptés ont le dessus : ils nous surprennent régulièrement et souvent nous attrapent alors que nous n’y sommes pas préparés ». Dans cette bataille où le virus n’a d’autre objectif que d’assurer sa reproduction, le retard est forcément du côté de l’hôte.

    Poussons plus loin encore. Par rapport aux virus, les humains sont nés d’hier. « Homo sapiens remonte à quelque 300 000 ans », alors que, soulignent Morens et Fauci, « des formes microbiennes de vie ont persisté sur cette planète depuis 3,8 milliards d’années ». Et ils ajoutent avec la pointe d’humour qui convient « It may be a matter of perspectives as to who is in the evolutionnary driver’s seat ». Voilà qui ouvre, en effet, une tout autre perspective, comme si, pour prendre une autre image, on devait faire entrer des milliards d’années dans la malle-cabine du présentisme !

    #crise_sanitaire #présentisme #urgence #retard #anticiper #temporalités

  • Trois scènes du Capitole : la guerre des images a bien eu lieu | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2021/01/21/trois-scenes-du-capitole-la-guerre-des-images-a-bien-eu-lieu

    Mais cet effroi nécessite à son tour qu’on s’arrête devant ce qui lui sert de vecteur principal, à savoir les images en mouvement enregistrées pendant le siège du 6 janvier. Ces images capturées lors d’une insurrection qui fut en partie armée ne relèvent pas uniquement d’un fonds audiovisuel qui documente de façon tragique ces événements inédits ; elles sont également l’objet d’une bataille périlleuse dont dépend la survie des institutions démocratiques, comme notre capacité à les renouveler.

    Dans cette perspective, une étude globale de la production et de la circulation de ces images reste décisive. Il ne s’agit pas simplement de « décrypter » les représentations d’un groupe de manifestants déchaînés à l’intérieur d’une entité gouvernementale dont les membres accomplissent un devoir constitutionnel. Il s’agit de considérer comment ces images s’inscrivent dans un rapport de forces qui affecte véritablement l’action des individus – président, sénateurs, journalistes, citoyens, insurgés… –, soit la façon dont les uns comme les autres peuvent exercer le pouvoir, façonner en temps réel notre perception des situations, ou influencer la manière de rendre compte de cette histoire pour les générations futures.

    Dans une singulière vidéo mise en ligne par The New Yorker le 17 janvier 2021, on observe ainsi une poignée de supporteurs de Trump pénétrer dans l’enceinte du Sénat. L’un d’entre eux, casquette rouge sur la tête portant l’indication MAGA [pour Make America Great Again], s’assoit avec nonchalance dans le fauteuil de son président, Mike Pence, qui a dû fuir précipitamment son poste face à l’arrivée des assaillants. Luke Mogelson, le reporter du New Yorker, capture alors une scène déterminante qui révèle l’une des stratégies de ces manifestants d’extrême droite quant à la valeur de l’information audiovisuelle. Un homme en treillis militaire, visiblement protégé d’un gilet par balles, indique en effet qu’il ne s’agit pas pour l’heure de s’emparer du pouvoir (on entend un autre insurgé crier hors-champ : « formons un gouvernement ! »), mais qu’ils sont d’abord là pour mener une « guerre d’OI » : « OI » pour « Opération Information » (« it’s an OI war ! »).

    En d’autres termes, il s’agit de rassembler, dans cet instant, le plus grand nombre de documents officiels, lesquels pourront alimenter par la suite les théories conspirationnistes en tout genre – l’un des dangers éminents susceptibles de miner la démocratie américaine de l’intérieur, selon le FBI lui-même. C’est en ce sens que l’on entrevoit dans cette même vidéo d’autres personnes photographier frénétiquement avec leur téléphone portable des feuilles des classeurs qui se trouvent sur les bancs des sénateurs. Les adeptes du complotisme ou du négationnisme ne se contentent pas de détourner les images qui circulent dans nos environnements numériques ; ils ont également vocation à récolter toute une documentation politique, parfois confidentielle, quitte à en tordre le sens pour consolider leur univers farfelu composé de « faits alternatifs ».

    Certaines de ces vidéos étaient par ailleurs postées en direct sur les réseaux sociaux, comme si, par ce geste, les actrices et acteurs du siège du Capitole devenaient dans le même temps les spectateurs du moment inouï qu’ils étaient en train de vivre. Quelques-unes d’entre elles, à l’avant-poste de l’affrontement avec les forces de l’ordre, documentent l’intensité des heurts en divers lieux du bâtiment. La question se pose bien entendu de leurs usages par les grandes chaînes de télévision, dont les journalistes sont sur place, mais dont les rédactions suivent en parallèle les étapes tumultueuses sur internet, pour éventuellement les reprendre ensuite à l’antenne.

    Il est significatif à cet égard de noter la différence de traitement de la journée du 6 janvier par les canaux mainstream d’information. Si l’on compare en effet les retransmissions de CNN et d’Al Jazeera, on a pu constater sur le moment que la chaîne qatarienne montrait en direct des images beaucoup plus violentes que celles de son homologue américain. Au plus fort des affrontements, Al Jazeera passait en boucle des fragments de vidéos postées par les anonymes de groupes extrémistes en train de s’en prendre physiquement à la police.

    Tandis que CNN a plutôt privilégié des images de la foule massée à l’extérieur de l’édifice du Congrès, comme d’autres où l’on percevait des manifestants traverser plus ou moins tranquillement, presque hagards, la rotonde du Capitole, cette même rotonde que le président Biden a parcourue hier avant de prendre ses quartiers à la Maison-Blanche. Même si CNN montrera en soirée les images des insurgés cassant les fenêtres ou fracassant les portes du Capitole, elle le fera une fois que le bâtiment sera déclaré sécurisé.

    Ce choix éditorial qui vise à ne pas montrer en direct la violence des assaillants nous dit sans doute quelque chose du geste impulsif consistant à enregistrer en temps réel les événements auxquels ceux-ci participent simultanément : c’est que les images de la violence peuvent susciter d’autres violences encore, comme si elles possédaient un potentiel de contagiosité qu’il serait en effet sage de ne pas négliger, surtout quand cette violence est désirée pour elle-même, dans une tentative de destruction des institutions.

    Là réside sans doute l’une des distinctions entre cette tentative d’insurrection et un soulèvement réellement populaire : les protagonistes de la première sont animés d’un affect de haine qui témoigne d’une menace existentielle pesant sur leur caractère d’exception supposée (les suprématistes blancs se vivent comme des êtres exceptionnels), tandis que les hommes et les femmes du second se battent au contraire pour une dignité non exclusive, et pour l’établissement d’institutions égalitaires. La bataille des images est également prise dans ces jeux complexes qui engagent l’avenir des démocraties parlementaires.

    Trump a toutefois été vite débordé par les événements, non pas du point de vue d’une perte du contrôle de la vie institutionnelle, qui l’a globalement peu intéressée durant son mandat, même au niveau des alliances plus ou moins machiavéliques qu’il pouvait nouer avec ses alliés républicains, mais au regard de la maîtrise du temps médiatique dans laquelle il avait excellé depuis son élection en 2016. Et le coup de grâce est venu de son premier adversaire, le président-élu Biden. Tous les commentateurs se demandaient en effet à la télévision pourquoi Trump n’intervenait pas pour demander l’arrêt des violences ; au lieu de cela, Trump a envoyé deux tweets indulgents demandant à ses défenseurs de rester « pacifiques », entre 14h et 15h heure locale.

    À 16h06, Biden prend la parole en direct sur les chaînes d’information, et il exhorte solennellement Trump à faire un appel afin que cesse le siège du Capitole. À16h19, celui-ci poste sur son compte Twitter une vidéo d’une minute où il demande aux insurgés de « rentrer chez eux », en ajoutant toutefois que « nous [les] aimons, [ils] sont très spéciaux » (« We love you, you’re very special »). La messe était dite : en prenant la parole dans la foulée de Biden, en semblant même obéir à l’exhortation de son opposant, Trump apparaissait comme n’ayant plus de prise sur le temps médiatique qu’il avait su si bien dominer jusque-là. L’absence de réactions fracassantes de sa part suite à la suspension de son compte Twitter le lendemain n’est que le signe de cette défaite dans sa fabrique de l’information, que celle-ci soit alternative ou pas.

    #Médias #Bataille_images #Trump

  • De l’usage des #campements dans les #politiques_migratoires

    La litanie des #expulsions de migrants se poursuit, après Paris place de la République fin novembre, les associations alertent sur l’accélération du phénomène à #Calais au cours du mois écoulé. Alors que l’expérience longue pourrait informer de nouvelles pratiques, pourquoi ce recours systématique à l’expulsion perdure-t-il ? Parce que les campements sont un répertoire des politiques migratoires, et non la conséquence d’un trop plein auquel nos capacités d’accueil ne pourraient plus faire face.

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    Lundi 23 novembre 2020, vers 19h, plusieurs centaines de personnes exilées issues du campement de St-Denis n’ayant pu bénéficier de “la #mise_à_l’abri” organisée par la préfecture de Paris la semaine précédente, accompagnées d’associations de soutien, d’avocats, d’élus et de journalistes, déploient 200 tentes sur la #place_de_la_République. Malgré la résistance des exilés et de leurs soutiens, la place sera évacuée le soir même. La police pourchassera jusque tard dans la nuit et en dehors de #Paris celles et ceux qui n’ont plus où aller. La #violence déployée fera l’objet de nombreuses images sur les réseaux sociaux.

    Cette opération est loin d’être inhabituelle, contrairement à ce que laisse penser la médiatisation inédite à laquelle elle a donné lieu et qui s’explique par une conjonction de facteurs : le lieu de la scène (le centre de Paris), le moment (montée des critiques sur les violences policières et adoption d’une loi interdisant de les filmer), les acteurs (des journalistes et des élus violentés et non plus seulement des exilés et leurs soutiens). Depuis le 2 juin 2015 et l’évacuation d’un campement dans Paris (sous le métro la Chapelle), on dénombre soixante-six opérations de ce type dans la capitale et sa petite couronne (une moyenne d’un par mois). Dans le Calaisis, elles relèvent de la routine.

    Les évacuations de campement sont ainsi devenues courantes, relayées par des articles de presse qui se suivent et se ressemblent, préférant souvent à l’analyse un alignement de faits bruts immédiats, peu éloignés des communiqués de la préfecture de police. Que révèle donc la litanie dans laquelle s’inscrit cet énième épisode ? Que cristallise-t-il comme phénomènes ?

    Pour le comprendre, nous proposons de revenir sur la manière dont sont fabriqués ces campements et mises en scène ces évacuations en faisant l’effort d’inverser le regard, de le diriger vers les coulisses que la lumière des projecteurs laisse dans l’ombre.

    La fabrique des campements

    À première vue, le campement apparaît comme le signe d’un #trop_plein, preuve que les étrangers seraient trop nombreux et que nous aurions atteint les limites de nos #capacités_d’accueil, d’un point de vue économique comme social. Les campements sont en réalité davantage fabriqués par les choix de politiques migratoires de l’État, que par une submersion par le nombre.

    Ceux qui survivent dans les campements du Nord de Paris sont majoritairement en demande d’asile, certains attendent une réponse, d’autres de pouvoir simplement déposer une demande, une minorité a été déboutée. Ils sont majoritairement Afghans et Soudanais, mais aussi Ethiopiens et Erythréens et dans une moindre mesure Guinéens et Ivoiriens. Pas de Chinois, de Sri-Lankais, de Maliens… qui sont accueillis – bien ou mal – par des compatriotes installés de longue date. Pas non plus de Syriens – qui sont peu venus en France.

    Les campements sont le résultat de #politiques_publiques qui ont précarisé les demandeurs d’asile au lieu de les laisser doucement s’intégrer au tissu économique et social de notre pays. Car en vertu d’une loi adoptée en 1991, les demandeurs d’asile n’ont pas le droit de travailler. En contrepartie, ils sont censés bénéficier d’un #hébergement, d’une #allocation et de l’#accès_aux_soins. En leur interdisant l’accès au marché de l’emploi, on les assigne à une #dépendance, qui leur est ensuite reprochée. Et qui s’est transformée en #précarité extrême – jusqu’à la rue pour certains – à mesure que les réformes successives ont introduit de nombreuses conditions pour accéder et se maintenir dans le #dispositif_d’aide. Des aides par ailleurs attribuées dans la pratique de manière toujours plus tardive, incomplète et fréquemment suspendues sous divers motifs, ou simplement par erreur.

    Les campements sont également fabriqués par le #choix_politique de sous-dimensionner de manière structurelle le #dispositif_d’hébergement dédié aux demandeurs d’asile. Ce choix, car il s’agit bien d’un choix et non d’une fatalité, est spécifiquement français. On ne trouve en effet aucun campement dans les rues des pays européens comparables à la France. Les seuls pays confrontés à ce phénomène sont ceux qui, situés aux portes de l’Europe, conjuguent arrivées massives et contexte économique dégradé, tels la Grèce, la Bulgarie ou l’Italie.

    Au plus fort des mouvements migratoires vers l’Europe en 2015, la France ne recensait que 79 000 demandeurs d’asile (soit 0,1% de sa population) là où l’Allemagne en comptabilisait un million, mais aucun camp de rue. L’#Allemagne a en effet choisi d’ouvrir des #hébergements, réquisitionner des centaines de gymnases et même un ancien aéroport, plutôt que de laisser les exilés dehors. En France, c’est la théorie de l’#appel_d’air, selon laquelle des conditions favorables risqueraient d’attirer les migrants et des conditions défavorables de les dissuader de venir, qui explique le choix de privilégier une politique basée sur l’#insuffisance_structurelle.

    À la fois issu de dynamiques spontanées (des personnes à la rue qui se regroupent pour passer la nuit) et organisées (des soutiens qui apportent nourritures, tentes et vêtements puis qui exigent des pouvoirs publics l’installation de points d’eau et de WC), les campements apparaissent et s’étendent jusqu’au jour où, jugés trop gros et/ou trop visibles, les autorités décident d’une opération d’évacuation. Ces évacuations laissent cependant toujours dans leur sillage les germes du prochain campement.

    Car si une partie des personnes est effectivement mise à l’abri dans des #hôtels pour entrer dans le #dispositif_national_d’accueil, d’autres sont placées dans des #gymnases avant d’être remises à la rue une ou deux semaines plus tard. Un dernier groupe est systématiquement laissé sur le trottoir sans aucune solution, pas même celle de retourner au campement puisque celui-ci a été détruit pour des raisons sanitaires.

    Un sondage organisé par des associations en 2020 a montré qu’une évacuation laisse en moyenne un quart des personnes sans solution le jour même et que près de la moitié de ceux qui sont mis à l’abri se retrouvent à la rue le mois suivant. Les deux-tiers des personnes évacuées l’auraient ainsi déjà été plusieurs fois.

    Rien d’étonnant donc à ce que les campements succèdent aux opérations de mise à l’abri, et inversement. Cela n’empêche pas la préfecture d’annoncer à chaque évacuation, que cette fois c’est la dernière.

    Une question se pose alors. À la soixante-sixième évacuation, alors que l’expérience longue pourrait informer de nouvelles pratiques, pourquoi rien ne change ?

    Est-ce de l’impuissance ? De l’impréparation ? Et si le campement et l’évacuation constituaient des répertoires de l’#action_publique, plutôt que les manifestations d’un phénomène qui la dépassent ? Ils serviraient alors à cadrer le débat en mettant en scène et en image l’immigration comme un problème, un « trop-plein », justifiant selon la théorie – jamais démontrée – de l’appel d’air, une politique de fermeté.

    Le campement : invisible mais pas trop

    Le campement doit pouvoir servir d’illustration sans cependant prendre trop d’ampleur. D’où une gestion subtile par l’État de la visibilité des campements qui nécessite de naviguer habilement entre la #mise_en_scène du débordement et la maîtrise du #désordre.

    Les campements existent de longue date en France (campements Rroms, campements du Calaisis depuis la fin des années 1990) ainsi que les regroupements informels (à Paris, gare de l’Est au début des années 2000, puis à Austerlitz en 2014) mais ne surgissent dans l’espace médiatique qu’à partir de l’été 2015. Leurs images, relayées par les médias et les réseaux sociaux, entrent en résonance avec les messages, différents selon les publics, que les autorités souhaitent faire passer sur l’immigration.

    Aux citoyens français, on montre l’immigration comme problème en mettant en #spectacle des migrants non seulement trop nombreux mais aussi affamés, sales, malades qui suscitent dès lors un mélange d’#empathie, de #dégoût et de #crainte. La persistance des campements malgré les évacuations fait apparaître l’immigration comme un puits sans fond en donnant l’impression qu’on écume, mais que l’inondation est trop importante.

    Aux migrants, c’est le message du #non-accueil (« il n’y a pas de place pour vous ») qu’on espère faire passer par ces images dans l’objectif de faire fuir ceux qui sont déjà là et décourager ceux qui pourraient vouloir venir.

    Mais les campements ne doivent pas non plus être trop visibles car ils peuvent susciter une #solidarité susceptible de se mettre en travers des politiques migratoires restrictives. Pour peu qu’ils soient au cœur des villes, ils peuvent devenir lieux de rencontre, d’apprentissages, d’engagement et de mobilisation. La quasi-totalité des #collectifs_solidaires est ainsi née dans les campements. Leur recrutement dans les milieux non militants et leur mode de fonctionnement agile et horizontal ont largement renouvelé et même bousculé le champ du soutien aux étrangers.

    Les campements, lieux où personne a priori ne souhaite se retrouver, sont ainsi devenus, dans un renversement, un objectif, un moyen d’obtenir quelque chose pour les exilés et leur soutien. Car, paradoxalement, alors que les évacuations avaient pour objectif affiché de faire disparaître les campements, elles ont abouti à en faire une modalité d’accès à l’hébergement, bien souvent la seule.

    « Faire tenir » un campement est devenu dès lors stratégique pour les personnes exilées et les militants. Il constitue non seulement une solution immédiate bien que précaire mais il permet aussi de rendre visible la situation des exilés et susciter par là une solution plus pérenne. Ce n’est dès lors plus seulement le campement mais aussi sa visibilité qui est devenue une ressource, pour les exilés et leurs soutiens. Et c’est bien en retour la lutte contre cette visibilité qui est devenue un enjeu pour les pouvoirs publics.

    D’où l’ambivalence du traitement étatique à l’égard des campements : les laisser se former tant qu’ils restent de petite taille et peu visibles, les évacuer mais jamais complètement ; les tolérer mais pas n’importe où. Surtout pas au centre, à Paris : depuis 2016, la politique de la préfecture de police de la capitale, appuyée en cela par la Mairie, consiste à repousser les campements à la périphérie puis à l’extérieur de la ville. Les consignes des policiers auprès des personnes exilées sont sans ambiguïté : pour espérer poser sa couverture quelque part, il faut partir en dehors de Paris.

    Le campement revient néanmoins sous les feu des projecteurs au moment de l’évacuation organisée comme un spectacle.

    L’évacuation : le spectacle… et ensuite

    L’évacuation est autant une opération de #maintien_de_l’ordre que de #communication. C’est le moment où l’État met en scène sa #responsabilité et sa #fermeté. Son #humanité aussi. Il doit laisser voir un subtil mélange de deux facettes : non, il n’est pas laxiste en matière d’immigration mais oui, il respecte les valeurs républicaines et humanistes. Il doit aussi faire croire aux habitants du campement, comme aux médias, que tout le monde va être mis à l’abri… tout en ayant prévu un nombre de places insuffisant.

    D’où les deux moments de l’évacuation : celui visible du spectacle sur une scène centrale sous les projecteurs, en présence de nombreux acteurs ; puis quand ces derniers sont partis, la suite en coulisses, où la violence peut se déployer à l’abri des regards.

    Après 66 évacuations parisiennes, il est possible d’identifier un #rituel respecté à la lettre. Les mêmes gestes sont répétés avec précision et minutie, sans presque aucune variation.

    D’abord la date : un vrai-faux mystère est savamment entretenu autour du jour de l’évacuation. Certains acteurs, les structures d’hébergement mais aussi les journalistes, doivent être au courant. D’autres, les associations et les personnes exilées, doivent être tenus dans l’ignorance pour limiter les risques d’installations de dernière minute sur le campement. Les collectifs solidaires seront néanmoins les premiers sur place au petit matin pour distribuer boissons chaudes et informations, tenter de récupérer du matériel et surveiller les comportements des policiers.

    Les opérations proprement dites débutent à 5h du matin par l’encerclement du campement par des policiers lourdement équipés ; le préfet arrive, il ouvre la conférence de presse à laquelle assistent les journalistes, les élus et l’opérateur France Terre d’Asile. Il déclare qu’il convient de lutter contre les « #points_de_fixation » que constituent les campements parce qu’ils sont dangereux « pour les riverains comme pour les migrants », il annonce que suffisamment de places ont été mobilisées pour que tout le monde soit hébergé, que c’est la dernière évacuation et que le campement ne se reformera pas. Les journalistes relaient le nombre de places rendues disponibles et interviewent un exilé et un soutien.

    Les exilés montent dans les bus après avoir été fouillés un par un, pendant que leurs tentes, sacs de couchage et autres affaires sont détruites. Les soutiens profitent de la fenêtre d’attention médiatique pour déployer une banderole destinée à être photographiée et relayée sur les réseaux sociaux.

    Alors que les journalistes et les élus sont partis depuis longtemps, on « s’apercevra » qu’il n’y a pas assez de place. Commence alors la seconde partie de l’évacuation. La mise à l’abri prend un sens différent : il s’agit de mettre à l’abri des regards ceux qui demeurent à la rue. Les policiers laissés seuls face à cette pénurie organisée, ayant ordre de faire disparaître « le campement », piochent alors dans leur répertoire : violence verbale et physique, coups de matraque, coups de pied, gaz lacrymo… pour chasser les personnes vers un ailleurs indéfini. Ce que les exilés et les soutiens encore présents s’efforceront de rendre visible par des photos et films sur les réseaux sociaux.

    *

    Comme les « faux mineurs isolés » et les « étrangers qui abusent » (des allocations, du système de soin et d’asile), les campements et leur évacuation sont une figure centrale du #récit_médiatique sur le phénomène migratoire. Pourtant, ils n’en représentent qu’une toute petite partie et nous en disent moins sur ce dernier que sur nos choix politiques. Ce récit sert tout autant à raconter une histoire qu’à en taire une autre.

    Les campements et les évacuations racontent l’immigration comme #problème et les étrangers comme trop nombreux et trop coûteux pour pouvoir être bien accueillis. L’horizon des politiques migratoires est dès lors restreint à une seule question : comment réduire le nombre des arrivées et éviter les « appels d’airs » ? Ainsi racontée, l’histoire interdit de prendre le recul nécessaire à une compréhension fine du phénomène migratoire. Elle dirige toutes les ressources vers le #non_accueil, le #contrôle et la #répression et les détourne de l’investissement dans l’accueil, la formation, l’insertion et tous les autres outils permettant aux étrangers de construire leur place dans notre société.

    Ce #récit laisse dans l’ombre l’histoire d’un #État qui condamne à la misère les nouveaux arrivants en les privant du droit de travailler, substitué par un système d’accueil structurellement sous-dimensionné et de moins en moins accessible. Il permet enfin de continuer à ignorer les recherches qui depuis maintenant plus de 30 ans démontrent de manière presque unanime que l’immigration est très loin de constituer un problème, économique, social ou démographique.

    Les campements sont un répertoire des politiques migratoires et non la conséquence d’un #trop_plein. Ils perdurent jusqu’à ce jour car ils sont non seulement le résultat mais aussi une justification des politiques migratoires restrictives. À rebours du campement et des impasses qui nous tiennent aujourd’hui lieu de politique, les recherches et les pratiques de terrain, vivifiées par l’émergence en 2015 d’un mouvement solidaire inédit, inventent des #alternatives et dessinent des perspectives où l’immigration n’est ni un problème ni une solution, mais bien ce qu’on en fait.

    https://aoc.media/analyse/2021/01/05/de-lusage-des-campements-dans-les-politiques-migratoires
    #campement #migrations #asile #réfugiés #Karen_Akoka #Aubépine_Dahan #précarisation #visibilité #in/visibilité #vide #plein #droit_au_travail #travail #SDF #sans-abris #sans-abrisme #destruction #ressources_pédagogiques

    ping @isskein @karine4

  • Occupation du Capitole, la face obscure de l’Amérique révélée | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2021/01/07/occupation-du-capitole-la-face-obscure-de-lamerique-revelee

    Les démocrates n’ont guère su opposer à chaque provocation de Trump que leur indignation morale, ce qui est toujours un signe d’aveuglement face à un phénomène politique nouveau. Ils peuvent bien rouvrir les yeux maintenant, le phénomène Trump n’a pas disparu. il bénéficie du soutien de la frange la plus mobilisée de ses électeurs qui, loin d’être découragés par ses outrances verbales et ses appels à la violence, y reconnaissent leur propre colère. Ce qui soude la masse de ses supporters, c’est le pouvoir de dire non aux vérités établies. L’incrédulité est érigée en croyance absolue. Aucune autorité n’est épargnée, ni politiques, ni medias, ni intellectuels ni chercheurs. Tous sont voués au bûcher trumpiste.

    Ce sont les conservateurs anti-Trump qui parlent le mieux de Trump. Selon George Will, un éditorialiste néoconservateur, les provocations du président depuis son élection, amplifiées par « les technologies modernes de communication », ont « encouragé une escalade dans le débat public d’une telle violence que le seuil du passage à l’acte s’est trouvé rabaissé chez des individus aussi dérangés que lui ». Donald Trump « donne le ton à la société américaine qui est malheureusement une cire molle sur laquelle les présidents laissent leurs marques ». Et Will de conclure : « Ce roi Lear de bas étage a prouvé que l’expression “bouffon maléfique” n’est pas un oxymore. »

    • Ca à l’air interessant dommage qu’il y ait un #paywall
      Je me demande bien ce qu’on peu opposé à Trump et ses supporters nazis, Qanon, survivalistes... Illes sont violents, armés, hors d’atteinte de toute argumentation. Illes se propagent en Europe à une vitesse impressionnante et les crises qui nous attendent les feront prospéré. D’accord pour dire que ce sont des bouffons maléfiques, mais je ne voie pas ce qui serait possible de faire contre cette épidémie de malfaisance, pendant qu’on s’épuise à en raisonné un, il y en à 100 de nouveaux qui sont convertis.

    • Occupation du Capitole, la face obscure de l’Amérique révélée
      Par Christian Salmon

      Face aux images des supporters de Donald Trump envahissant le Capitole, Joe Biden a longuement insisté : ceci n’est pas le vrai visage de l’Amérique. Mais si ces images se sont propagées si rapidement, n’est-ce pas au contraire parce qu’elles révélaient la face cachée de la vieille démocratie ? La preuve est faite, le phénomène Trump n’est pas l’histoire d’un fou qui se serait emparé du pouvoir par surprise, il dit la vérité de l’époque, l’entrée dans une ère politique inconnue où le grotesque, les bouffons, le carnaval vont subvertir et disputer le pouvoir.

      « Vous avez tous vu ce que j’ai vu », a déclaré Joe Biden après l’occupation du Capitole le 6 janvier par des émeutiers trumpistes, « les scènes de chaos au Capitole ne reflètent pas la véritable Amérique, ne représente pas qui nous sommes ».

      Avons nous vu la même chose que Joe Biden dans les images de l’occupation du Capitole par des groupes d’émeutiers pro-Trump ? Rien n’est moins sûr. Car ces images sidérantes, images délirantes où le burlesque croisait le tragique et la vulgarité mimait l’historique, représentaient bien une certaine Amérique à laquelle le nouveau président élu va très vite se confronter. Si elles se sont répandues aussi vite sur les réseaux sociaux, ce n’est pas parce qu’elles ne ressemblaient pas à l’Amérique mais bien au contraire parce qu’elles en révélaient la face cachée.

      Ces images portaient atteinte non seulement à la loi et aux usages démocratiques, elles profanaient un certain ordre symbolique, l’image que l’Amérique a d’elle même, un imaginaire démocratique sans cesse retravaillé. Elles en profanaient les rites et les habitus dans une scène de carnaval endiablé, burlesque mené par des clowns aux déguisements d’animaux. Et l’impact de ces images était tout aussi destructeur qu’une tentative avortée de coup d’État, il jetait le discrédit sur des institutions et des procédures séculaires, celles qui président à la transition démocratique, qui légitiment le crédit des élections, les processus de vérification et de recomptage, la certification du candidat élu.

      Cette profanation symbolique est au cœur de la stratégie trumpiste.

      Avec Trump il ne s’agit plus de gouverner à l’intérieur du cadre démocratique, selon ses lois, ses normes, ses rituels, mais de spéculer à la baisse sur son discrédit. Son pari paradoxal consiste à asseoir la crédibilité de son « discours » sur le discrédit du « système », à spéculer à la baisse sur le discrédit général et à en aggraver les effets. Depuis son élection, Trump n’a pas cessé d’être en campagne. La vie politique sous Trump s’est transformée en une suite de provocations et de chocs sous la forme de décrets, de déclarations ou de simples tweets : muslim ban, défense des suprémacistes blancs après les événements de Charlottesville, guerre des tweets avec la Corée du Nord, tentative de criminaliser le mouvement de protestation qui a surgi après le meurtre de l’Afro-Américain George Floyd…

      Trump a lancé un défi au système non pour le réformer ou le transformer, mais pour le ridiculiser.

      Pendant sa campagne Trump s’était adressé, via Twitter et Facebook a cette partie de la société qui avait fait sécession et il avait réussi à fédérer en quatre ans en une masse survoltée ces mécontentements dispersés. Trump avait orchestré leur ressentiment, réveillé les vieux démons sexistes et xénophobes, donné un visage et une voix, une visibilité, à une Amérique déclassée tout autant par la démographie et la sociologie que par la crise économique. Il a libéré une puissance sauvage et indistincte qui n’attendait que de se donner libre cours. Et il l’a fait à sa manière, cynique et caricaturale. Il s’est jeté sur ces foules envahies par le désir de revanche, et il les a excitées. Trump a lancé un défi au système non pour le réformer ou le transformer, mais pour le ridiculiser. Mission accomplie au soir du 6 janvier.

      Les démocrates n’ont guère su opposer à chaque provocation de Trump que leur indignation morale, ce qui est toujours un signe d’aveuglement face à un phénomène politique nouveau. Ils peuvent bien rouvrir les yeux maintenant, le phénomène Trump n’a pas disparu. il bénéficie du soutien de la frange la plus mobilisée de ses électeurs qui, loin d’être découragés par ses outrances verbales et ses appels à la violence, y reconnaissent leur propre colère. Ce qui soude la masse de ses supporters, c’est le pouvoir de dire non aux vérités établies. L’incrédulité est érigée en croyance absolue. Aucune autorité n’est épargnée, ni politiques, ni medias, ni intellectuels ni chercheurs. Tous sont voués au bûcher trumpiste.

      Ce sont les conservateurs anti-Trump qui parlent le mieux de Trump. Selon George Will, un éditorialiste néoconservateur, les provocations du président depuis son élection, amplifiées par « les technologies modernes de communication », ont « encouragé une escalade dans le débat public d’une telle violence que le seuil du passage à l’acte s’est trouvé rabaissé chez des individus aussi dérangés que lui ». Donald Trump « donne le ton à la société américaine qui est malheureusement une cire molle sur laquelle les présidents laissent leurs marques ». Et Will de conclure : « Ce roi Lear de bas étage a prouvé que l’expression “bouffon maléfique” n’est pas un oxymore. »

      Si la bouffonnerie relève le plus souvent du registre de la comédie et de la farce sans intention maléfique, Trump a utilisé les ressorts du grotesque pour orchestrer le ressentiment des foules, réveiller les vieux démons sexistes, racistes, antisémites.

      « Bouffon maléfique » : en associant ces deux termes, l’éditorialiste conservateur mettait en évidence le caractère clivé du pouvoir de Trump sur lequel la critique de ses opposants a constamment achoppé. Depuis quatre ans la réaction des démocrates et des principaux medias aux États-Unis est celle d’une incompréhension des mécanismes de ce nouveau pouvoir hégémonique incarné par Trump. Ce qu’ils n’ont pas compris c’est la centralité de ce personnage extravagant, la modernité et la résonance de son message dans la société et dans l’histoire de l’Amérique. Son omniprésence sur Twitter et celle d’un roi de carnaval qui s’arroge le droit de tout dire et de jeter le discrédit sur toutes les formes de pouvoir.

      Le phénomène Trump n’est pas l’histoire d’un fou qui se serait emparé du pouvoir par surprise… Bien au contraire, ce phénomène dit la vérité de l’époque, l’entrée dans une ère politique inconnue.

      Le pouvoir grotesque c’est la continuation de la politique discréditée par d’autres moyens.

      Dans son cours au Collège de France en 1975-76, Michel Foucault a forgé l’expression « pouvoir grotesque » ; il ne s’agit nullement pour lui de faire un usage polémique des mots « grotesques » ou « ubuesque » dans le but de disqualifier les hommes d’Etat qui seraient ainsi définis mais de tenter de comprendre au contraire la rationalité de ce pouvoir grotesque, une rationalité paradoxale puisque elle se manifeste par l’irrationalité de ses discours et de ses décisions. « La souveraineté grotesque opère non pas en dépit de l’incompétence de celui qui l’exerce mais en raison même de cette incompétence et des effets grotesques qui en découlent […] J’appelle grotesque le fait qu’en raison de leur statut, un discours ou un individu peut avoir des effets de pouvoir que leurs qualités intrinsèques devraient disqualifier. »

      Selon Foucault, le pouvoir grotesque est l’expression de sa puissance extrême, de son caractère nécessaire. « Le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule […] Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire. L’indignité du pouvoir n’en élimine pas les effets, qui sont au contraire d’autant plus violents et écrasants que le pouvoir est grotesque. »

      « En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il s’agit de manifester de manière éclatante le caractère incontournable, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de sa rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié ».

      Michel Foucault nous alertait avec une prescience remarquable contre l’illusion partagée depuis quatre ans aux Etats Unis par les media et les démocrates qui consiste à voir dans le pouvoir grotesque « un accident dans l’histoire du pouvoir », « un raté de la mécanique », alors qu’il est « l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir ».

      Le pouvoir grotesque c’est la continuation de la politique discréditée par d’autres moyens. Comment incarner un pouvoir politique basé sur le discrédit sinon en mettant en scène un pouvoir sans limite, débridé, qui déborde les attributs de la fonction et les rituels de légitimation.

      « C’est un clown – littéralement, il pourrait avoir sa place dans un cirque », a déclaré un jour Noam Chomsky. Dans un cirque ou au cœur du carnaval qu’est devenue la politique mondiale. Loin de se présidentialiser une fois élu, comme on s’y attendait, il a ridiculisé la fonction présidentielle par ses foucades, ses sautes d’humeur, ses postures ubuesques. Au terme de son mandat, il a lancé ses supporters à l’assaut du Capitole, promettant même de les accompagner. Un Président insurrectionnel, c’est du jamais vu ! Mais est-ce si surprenant ?

      Frances Fox Piven et Deepak Bhargava écrivaient au mois d’août 2020 dans un article de The Intercept, « Nous devons nous préparer maintenant à répondre, psychologiquement et stratégiquement, à quelque chose qui s’apparente à un coup d’État. Ce sont des scénarios sombres mais plausibles, et nous ferions mieux de les affronter plutôt que de les éviter. »

      Depuis sa campagne de 2016 Donald Trump n’a-t-il pas surfé sur cette vague de discrédit dans l’opinion qui lui a valu le vote de plus de 70 millions d’électeurs. Le 6 janvier, c’était leur fête et leur consécration. Ils tenaient le Capitole, même brièvement, même symboliquement. Les images en témoigneront longtemps, éclipsant les images officielles de la transition du 20 janvier comme leur contrepoint, côte à côte comme Crédit et Discrédit. Elles ne reflètent peut-être pas la véritable Amérique selon Joe Biden, mais elles en sont la face obscure soudain révélée. La tyrannie des bouffons ne fait que commencer.

    • Merci @gillesm
      Sur l’oiseau bleu, beaucoup de commentaires sur le fait que la police s’est montré beaucoup moins violentes envers les putchistes blancs de blancs qu’elle ne l’aurait été face à une contestation de personnes « racisées ». Cette face-là n’est pas cachée, mais sans doute sous-estimée.