« Les révolutions arabes ont ravivé l’espoir »

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  • « Les révolutions arabes ont ravivé l’espoir », Leyla Dakhli
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    Affiche représentant Abdel Basset Sarout, footballeur syrien devenu en 2012 chef rebelle de la guerre civile, icône de la révolution. FARES CACHOUX

    Selon l’historienne Leyla Dakhli, il est difficile d’analyser ces mouvements en termes de succès ou d’échec. Ils ont montré qu’il était possible de construire des contre-systèmes dans des pays ou la situation politique semblait totalement bloquée.
    Propos recueillis par Christophe Ayad

    Leyla Dakhli a coordonné et dirigé un programme de collecte et de recherches sur les révolutions arabes. Ce travail a débouché sur la publication de L’Esprit de la révolte. Archives et actualité des révolutions arabes (Seuil, 2020, 320 p., 24 euros), un ouvrage collectif abondamment illustré qui s’intéresse au « comment » plutôt qu’au « pourquoi ».

    Les révolutions arabes ont-elles échoué ?

    La question n’est pas de juger du succès ou de l’échec d’un mouvement de révolte populaire. On ne revient pas en arrière, même quand la violence et l’oppression ont pu s’aggraver par un effet de retour de bâton après les révolutions de 2010-2011. Les contre-révolutions et les guerres accompagnent souvent les mouvements révolutionnaires, ce qui complique l’analyse d’une insurrection populaire simplement en tant qu’échec ou que succès. Une insurrection soulève littéralement la société, elle produit des réactions en chaîne, difficiles à prévoir, qui ne sont pas toutes imputables aux insurgés.
    Si peu de régimes sont tombés, quel est le principal acquis de ces révolutions ?

    Le premier acquis, c’est l’entrée du paradigme révolutionnaire dans l’histoire sociale et politique de ces Etats indépendants. L’idée même de révolution se défait des habits qu’elle revêtait auparavant, la liant aux luttes anti-impérialistes (révolutions algérienne, palestinienne) ou à des figures charismatiques comme celle de Gamal Abdel Nasser en Egypte. La révolution est devenue une figure du soulèvement populaire, un attribut de la « rue arabe ». C’est un espace d’élaboration de nouvelles formes politiques qui s’adressent aux régimes autoritaires et despotiques (en 2010-2011), mais aussi à des Etats défaillants et rongés par la corruption (au Liban et en Irak, par exemple, en 2019). La thawra [« révolution »] déplace un certain nombre de frontières, en premier lieu celles du jeu politique, qui transformaient les sociétés en un vaste terrain de jeu pour les clientèles et en chaînes d’asservissements successifs dans la sphère publique et privée. Ces révolutions sont radicales parce qu’elles renversent cette chaîne de la dépendance, de l’humiliation et de l’asservissement, au nom de la dignité.

    L’absence de leadership de ces mouvements n’a-t-il pas été, à terme, un handicap ?

    Il ne me semble pas que le leadership soit l’enjeu central. Ce qui est en cause, c’est la capacité de forces politiques et/ou syndicales et/ou de la société civile à venir en soutien de mouvements populaires. Là où cette infrastructure militante n’était pas complètement détruite, et où elle a pu venir en soutien, elle a joué un rôle déterminant tout en ne se substituant pas au mouvement populaire dans sa diversité. C’est, je pense, le sens profond du prix Nobel attribué au Quartet tunisien [quatre organisations ayant organisé des négociations entre les partis politiques dans le but d’assurer la transition vers un régime démocratique] en 2015. Ce ne sont pas des actions « de l’ombre », au sens où elles seraient souterraines ou honteuses ; ce sont des actions de support. Notre livre évoque des formes très pratiques de ces soutiens, comme la mise à disposition de tentes ou de matériel pour les manifestations. Cela se joue à de nombreuses échelles. Dans les pays où la dictature avait tout réduit à néant, les révolutionnaires se sont retrouvés sans filet, sans médiation, face à la violence pure du régime ou des chefs de guerre.

    Vous pensez à la Libye et à la Syrie ?

    Oui. Les conditions étaient bien plus difficiles pour les révolutionnaires dans ces deux pays. De ce fait, il est encore plus important de se pencher sur les expériences qui s’y sont produites : elles sont des réinventions du politique. C’est ce que nous réunissons dans le livre sous le titre « produire un corps politique ». Les comités locaux syriens ont ainsi été des laboratoires passionnants, et il est important de ne pas les recouvrir complètement par la violence qui les a emportés.
    Comment ont circulé les idées d’un pays à l’autre, d’une révolution à l’autre ?

    Ces circulations ne sont pas semblables à des manuels de révolution qui seraient passés d’une main à l’autre. Chaque révolte a un ancrage local fort, et c’est peut-être leur plus grand point commun. Mais elles usent de motifs semblables d’un pays à l’autre. Des slogans et des figures ont été repris et adaptés, à commencer par la locution « le peuple veut… », souvent complétée par « la chute du régime », mais aussi par d’autres revendications. Elle porte une nouvelle incarnation et une nouvelle interprétation de la figure du peuple (al-chaab), qui dérive d’un poème du Tunisien Abou El-Kacem Chebbi, que beaucoup connaissent dans le monde arabe parce qu’on l’apprend à l’école. Dans ce cas, l’échange se fonde sur des éléments déjà partagés, qui passent par la langue, la culture. Les slogans qui ont fait suite au « dégage ! » tunisien ont été interprétés dans différents dialectes, avec des gestuelles différentes – du assez neutre « irhal » (« va-t’en ! ») syrien au geste de mettre une chaussure dans sa main comme pour chasser un chien, ou au collectif « yetnahaw gaâ » (« qu’ils partent tous ! ») algérien.

    Repérer ces circulations, c’est comprendre le monde commun que dessinent les révoltes. Elles disent la communauté d’expérience que traversent les peuples arabes, et peut-être au-delà. Plus encore, elles construisent, par l’expérience révolutionnaire, de nouvelles passerelles. Lorsque Libanais, Soudanais et Irakiens ont parlé de révolution en 2019, ils ont réactivé un répertoire qui est celui de 2011.

    Votre livre part du postulat que le moment révolutionnaire arabe n’a pas commencé en 2011 mais avant : quand ? Est-il terminé ?

    En tant que chercheurs et chercheuses en sciences sociales, nous observons les phénomènes, essayons d’en tracer les chemins historiques. Les mouvements de 2011, qui sont ceux du surgissement révolutionnaire, peuvent en effet être reliés à des épisodes qui les précèdent : certaines formes de lutte et des discours entendus en 2011 font revivre des luttes qui les ont précédés. Nous ne cherchons pas une origine – ou une cause – mais une généalogie. Elle puise dans les configurations et reconfigurations qui ont suivi les indépendances des pays arabes. Le pacte postcolonial, qui reposait à la fois sur l’idée d’émancipation et sur une certaine idée de l’Etat protecteur, s’est effondré. Le discours anti-impérialiste s’est figé dans une langue de bois et s’est souvent transformé en compromissions diverses, notamment face à la cause palestinienne bradée par les Etats arabes. Mais c’est surtout l’idée de l’Etat protecteur qui s’est délitée. Elle pouvait s’accommoder d’une forme de paternalisme autoritaire, mais le libéralisme économique et la manière dont les élites cooptées par les pouvoirs se sont emparées des richesses ont peu à peu sapé les fondements de cet accommodement.

    C’est là qu’il faut porter son attention pour prendre la mesure de cet effondrement, autant social que politique, qui porte en son cœur la capacité pour les jeunesses arabes de se projeter dans un avenir. Les politiques d’immigration – européennes ou des pays du Golfe – ont leur rôle dans cette histoire, tout comme les politiques d’ajustement structurel imposées par le FMI à partir de la fin des années 1970. Et, bien entendu, la mainmise des gouvernants et de leurs alliés sur les richesses et les pouvoirs. Dire que les inégalités se sont creusées n’est pas suffisant. Ces régimes ont créé des sociétés divisées à de multiples niveaux, où les situations sociales sont déterminées par l’accès possible : à un travail, à des biens, à des soins, à une éducation de qualité, à passer les frontières, à choisir son compagnon ou sa compagne…

    Quant à savoir si le moment révolutionnaire arabe est terminé, je ne me risquerais pas aux prévisions, mais les soulèvements de 2019 [en Algérie, en Irak, au Liban, au Soudan] ont montré que le désir de révolte était encore vif. Les raisons de se révolter sont encore là.
    Voyez-vous cette révolution arabe se poursuivre à bas bruit dans les pays où elle a été durement réprimée, comme l’Egypte ou Bahreïn ? Ou encore dans les pétromonarchies du Golfe où elle n’a pas eu lieu ?
    Les révolutions arabes ont eu lieu dans bien plus de régions que les pays où elles ont débouché sur des révoltes massives, voire sur un renversement des gouvernants ou du régime. Une communauté révolutionnaire s’est construite, avec une envie de changement radical qui concerne les Marocains, les Jordaniens, les Palestiniens… Des pays qui n’étaient pas concernés par la « première vague » se sont soulevés. Les répertoires contestataires se sont enrichis dans de nombreuses régions, et en particulier dans le Golfe qu’on croyait rendu docile par sa richesse et sa place dans la géopolitique mondiale. La révolution bahreïnie a été matée, notamment avec l’aide des Saoudiens, par une force démesurée et une répression massive, mais aucune des questions qu’elle a posées n’a été résolue. L’Egypte s’est lancée, sur le modèle saoudien, dans une politique tout aussi répressive. On comprend que les régimes ont tiré les leçons de 2011 : ne rien céder, maintenir le clan au pouvoir à tout prix, même s’il faut « brûler le pays » à la manière du clan Assad en Syrie. Ils ont également compris que les mouvements d’émancipation pouvaient facilement être discrédités vis-à-vis de l’opinion internationale si on les acculait à la violence, ou si on les assimilait aux mouvements djihadistes.

    Les raisons de se révolter sont toujours – presque – entièrement là. Les conditions qui rendent la révolte possible se sont transformées, mais son répertoire est disponible et revivifié régulièrement, à grand bruit ou à plus bas bruit. En Tunisie, où le changement de régime n’a pas encore apporté de véritable changement social ou de transformation des pratiques, les protestations sont nombreuses et des mouvements revendiquent l’héritage révolutionnaire, qu’ils réunissent de jeunes précaires, comme dans le sud, ou des voix de la société civile pour l’application pleine et entière de la nouvelle Constitution.

    Qu’est-ce que les révolutions arabes ont appris au reste du monde ?

    Le reste du monde paraît avoir « emprunté » aux révolutions arabes, avec une façon d’occuper l’espace public et cette manière d’identifier le système. Mais elles peuvent elles-mêmes apparaître comme des échos de ce qu’on a vu dans les rues argentines dès 2002 ! C’est l’espoir que les révolutions arabes ont ravivé et porté. Elles ont montré que tout pouvait s’inventer « sur place » et qu’il était possible de construire du politique, apparemment à partir de rien et dans des situations de blocage immense. L’horizon révolutionnaire était jusque-là relégué dans les rêves et les lointains objectifs de quelques partis marxistes épuisés, voire terrassés ; il s’est trouvé réinterprété sous une forme singulière, polyphonique et populaire. La révolution apparaît comme une pratique, une expérience partagée. Plutôt que de se projeter dans des horizons révolutionnaires, de nombreux mouvements dans le monde optent aujourd’hui pour la mise en pratique d’une manière de contester ou de vivre. En cela, ils forgent des contre-systèmes.
    Christophe Ayad

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