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  • Trois scènes du Capitole : la guerre des images a bien eu lieu | AOC media - Analyse Opinion Critique
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    Mais cet effroi nécessite à son tour qu’on s’arrête devant ce qui lui sert de vecteur principal, à savoir les images en mouvement enregistrées pendant le siège du 6 janvier. Ces images capturées lors d’une insurrection qui fut en partie armée ne relèvent pas uniquement d’un fonds audiovisuel qui documente de façon tragique ces événements inédits ; elles sont également l’objet d’une bataille périlleuse dont dépend la survie des institutions démocratiques, comme notre capacité à les renouveler.

    Dans cette perspective, une étude globale de la production et de la circulation de ces images reste décisive. Il ne s’agit pas simplement de « décrypter » les représentations d’un groupe de manifestants déchaînés à l’intérieur d’une entité gouvernementale dont les membres accomplissent un devoir constitutionnel. Il s’agit de considérer comment ces images s’inscrivent dans un rapport de forces qui affecte véritablement l’action des individus – président, sénateurs, journalistes, citoyens, insurgés… –, soit la façon dont les uns comme les autres peuvent exercer le pouvoir, façonner en temps réel notre perception des situations, ou influencer la manière de rendre compte de cette histoire pour les générations futures.

    Dans une singulière vidéo mise en ligne par The New Yorker le 17 janvier 2021, on observe ainsi une poignée de supporteurs de Trump pénétrer dans l’enceinte du Sénat. L’un d’entre eux, casquette rouge sur la tête portant l’indication MAGA [pour Make America Great Again], s’assoit avec nonchalance dans le fauteuil de son président, Mike Pence, qui a dû fuir précipitamment son poste face à l’arrivée des assaillants. Luke Mogelson, le reporter du New Yorker, capture alors une scène déterminante qui révèle l’une des stratégies de ces manifestants d’extrême droite quant à la valeur de l’information audiovisuelle. Un homme en treillis militaire, visiblement protégé d’un gilet par balles, indique en effet qu’il ne s’agit pas pour l’heure de s’emparer du pouvoir (on entend un autre insurgé crier hors-champ : « formons un gouvernement ! »), mais qu’ils sont d’abord là pour mener une « guerre d’OI » : « OI » pour « Opération Information » (« it’s an OI war ! »).

    En d’autres termes, il s’agit de rassembler, dans cet instant, le plus grand nombre de documents officiels, lesquels pourront alimenter par la suite les théories conspirationnistes en tout genre – l’un des dangers éminents susceptibles de miner la démocratie américaine de l’intérieur, selon le FBI lui-même. C’est en ce sens que l’on entrevoit dans cette même vidéo d’autres personnes photographier frénétiquement avec leur téléphone portable des feuilles des classeurs qui se trouvent sur les bancs des sénateurs. Les adeptes du complotisme ou du négationnisme ne se contentent pas de détourner les images qui circulent dans nos environnements numériques ; ils ont également vocation à récolter toute une documentation politique, parfois confidentielle, quitte à en tordre le sens pour consolider leur univers farfelu composé de « faits alternatifs ».

    Certaines de ces vidéos étaient par ailleurs postées en direct sur les réseaux sociaux, comme si, par ce geste, les actrices et acteurs du siège du Capitole devenaient dans le même temps les spectateurs du moment inouï qu’ils étaient en train de vivre. Quelques-unes d’entre elles, à l’avant-poste de l’affrontement avec les forces de l’ordre, documentent l’intensité des heurts en divers lieux du bâtiment. La question se pose bien entendu de leurs usages par les grandes chaînes de télévision, dont les journalistes sont sur place, mais dont les rédactions suivent en parallèle les étapes tumultueuses sur internet, pour éventuellement les reprendre ensuite à l’antenne.

    Il est significatif à cet égard de noter la différence de traitement de la journée du 6 janvier par les canaux mainstream d’information. Si l’on compare en effet les retransmissions de CNN et d’Al Jazeera, on a pu constater sur le moment que la chaîne qatarienne montrait en direct des images beaucoup plus violentes que celles de son homologue américain. Au plus fort des affrontements, Al Jazeera passait en boucle des fragments de vidéos postées par les anonymes de groupes extrémistes en train de s’en prendre physiquement à la police.

    Tandis que CNN a plutôt privilégié des images de la foule massée à l’extérieur de l’édifice du Congrès, comme d’autres où l’on percevait des manifestants traverser plus ou moins tranquillement, presque hagards, la rotonde du Capitole, cette même rotonde que le président Biden a parcourue hier avant de prendre ses quartiers à la Maison-Blanche. Même si CNN montrera en soirée les images des insurgés cassant les fenêtres ou fracassant les portes du Capitole, elle le fera une fois que le bâtiment sera déclaré sécurisé.

    Ce choix éditorial qui vise à ne pas montrer en direct la violence des assaillants nous dit sans doute quelque chose du geste impulsif consistant à enregistrer en temps réel les événements auxquels ceux-ci participent simultanément : c’est que les images de la violence peuvent susciter d’autres violences encore, comme si elles possédaient un potentiel de contagiosité qu’il serait en effet sage de ne pas négliger, surtout quand cette violence est désirée pour elle-même, dans une tentative de destruction des institutions.

    Là réside sans doute l’une des distinctions entre cette tentative d’insurrection et un soulèvement réellement populaire : les protagonistes de la première sont animés d’un affect de haine qui témoigne d’une menace existentielle pesant sur leur caractère d’exception supposée (les suprématistes blancs se vivent comme des êtres exceptionnels), tandis que les hommes et les femmes du second se battent au contraire pour une dignité non exclusive, et pour l’établissement d’institutions égalitaires. La bataille des images est également prise dans ces jeux complexes qui engagent l’avenir des démocraties parlementaires.

    Trump a toutefois été vite débordé par les événements, non pas du point de vue d’une perte du contrôle de la vie institutionnelle, qui l’a globalement peu intéressée durant son mandat, même au niveau des alliances plus ou moins machiavéliques qu’il pouvait nouer avec ses alliés républicains, mais au regard de la maîtrise du temps médiatique dans laquelle il avait excellé depuis son élection en 2016. Et le coup de grâce est venu de son premier adversaire, le président-élu Biden. Tous les commentateurs se demandaient en effet à la télévision pourquoi Trump n’intervenait pas pour demander l’arrêt des violences ; au lieu de cela, Trump a envoyé deux tweets indulgents demandant à ses défenseurs de rester « pacifiques », entre 14h et 15h heure locale.

    À 16h06, Biden prend la parole en direct sur les chaînes d’information, et il exhorte solennellement Trump à faire un appel afin que cesse le siège du Capitole. À16h19, celui-ci poste sur son compte Twitter une vidéo d’une minute où il demande aux insurgés de « rentrer chez eux », en ajoutant toutefois que « nous [les] aimons, [ils] sont très spéciaux » (« We love you, you’re very special »). La messe était dite : en prenant la parole dans la foulée de Biden, en semblant même obéir à l’exhortation de son opposant, Trump apparaissait comme n’ayant plus de prise sur le temps médiatique qu’il avait su si bien dominer jusque-là. L’absence de réactions fracassantes de sa part suite à la suspension de son compte Twitter le lendemain n’est que le signe de cette défaite dans sa fabrique de l’information, que celle-ci soit alternative ou pas.

    #Médias #Bataille_images #Trump