• « Le judaïsme n’a pas inventé le dieu de la Bible, mais transformé un culte secret en religion officielle »
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    Les montagnes du désert de Judée vues depuis la rive ouest de Jéricho, mars 2016.
    THOMAS COEX, - / AFP

    Et si les origines du dieu unique étaient antérieures au peuple juif ? C’est ce qu’affirme le chercheur en études bibliques Nissim Amzallag, qui, en s’appuyant sur de récentes découvertes archéologiques, propose une lecture nouvelle de l’Ancien Testament.

    Entretien. La carrière de Nissim Amzallag est étonnante. Avant de s’engager dans la recherche biblique, ce normalien était docteur en botanique et spécialisé en biologie végétale. Aujourd’hui docteur en études bibliques, il est chercheur au département Bible, archéologie, Proche-Orient ancien à l’université Ben-Gourion du Néguev, en Israël.

    Dans La Forge de Dieu (éditions du Cerf, 2020), il expose le résultat de dix années de recherches qui l’ont conduit à formuler une hypothèse nouvelle sur les origines du dieu des monothéismes : les Israélites n’auraient pas « inventé » Yahvé, mais adopté une divinité secrète née dans un milieu de forgerons issus d’un peuple méconnu, les Qénites.

    En quoi les hypothèses actuellement dominantes sur l’apparition du Dieu unique de la Bible, auquel Israël a donné le nom de Yahvé (ou Yahweh, YHWH), vous paraissent-elles insatisfaisantes ?
    Nissim Amzallag. On considère généralement que l’originalité des Hébreux a été de transformer un dieu ordinaire, tel un dieu de l’orage ou protecteur d’une tribu, en un dieu unique. Je m’oppose à cette idée, comme à celle qu’il existerait un lien exclusif entre Yahvé et Israël. Cette vision procède d’un anachronisme transposant au passé lointain le culte de Yahvé tel qu’il était pratiqué à une époque tardive.

    Cette lecture, qui est celle de la recherche moderne, entérine implicitement l’idée d’une découverte miraculeuse du dieu unique – que la Bible attribue à Abraham et que la recherche, par une sorte de théologie laïque, décale pour l’attribuer à Isaïe ou à un illustre théologien anonyme.

    « Ce qui saute aux yeux dans l’Ancien Testament, c’est l’inadaptation chronique des Hébreux au culte de Yahvé »

    Or, cette approche, qui n’est appuyée par aucune démonstration solide, n’est pas satisfaisante. Elle n’explique pas pourquoi d’autres peuples du Levant, avec une histoire similaire, n’ont pas aussi évolué vers un dieu unique. Elle ne lève pas non plus le voile sur de nombreuses obscurités du texte biblique, ni ne permet de répondre à ce qui saute pourtant aux yeux dans l’Ancien Testament : l’inadaptation chronique des Hébreux au culte de Yahvé, et vice versa, est un leitmotiv récurrent – de l’épisode du veau d’or dans l’Exode à Josué qui, récapitulant l’alliance entre Yahvé et les tribus d’Israël au chapitre 24 de son livre, les avertit des difficultés à n’adorer que lui.

    Cette inadéquation entre Yahvé et Israël pose mécaniquement une question : pourquoi ce peuple a-t-il choisi un dieu inadapté à son mode de vie ?

    • Quelle est, selon vous, l’hypothèse qui explique l’émergence du dieu biblique ?

      Je revendique un nouveau point de vue, qui est de soutenir que le yahwisme était initialement un culte ésotérique né dans le milieu des forgerons qénites, un peuple vivant dans le nord-ouest de l’Arabie et le Néguev et dont l’ancêtre fondateur dans la Bible se nomme Caïn [le fils aîné d’Adam et d’Eve qui, selon le texte biblique, tua son frère Abel]. L’innovation d’Israël n’a donc pas été d’inventer la conscience et le culte de Yahvé, mais de transformer une pratique ésotérique secrète en religion officielle pratiquée par tous.

      La piste des Qénites a déjà été suggérée par le passé. Quels éléments vous ont conduit à reprendre cette hypothèse ?

      Deux théories distinctes avaient, jusqu’ici, été énoncées : la première, formulée à partir des années 1860, soutient que le yahwisme a une origine qénite ; la seconde, qui date du début du XXe siècle, identifie les Qénites à des forgerons. La nouveauté de mon travail a été de faire le lien entre les deux et de proposer une hypothèse jamais formulée, selon laquelle la conscience de Yahvé serait née dans un milieu métallurgique.
      Je l’ai exposée pour la première fois en 2009, dans un article paru dans la revue Journal for The Studies of the Old Testament, avec un titre volontairement provocateur : « YHWH, le Dieu cananéen de la métallurgie ? ».

      C’est essentiellement la figure de Caïn qui m’a orienté vers cette piste. Ce personnage fratricide est toujours présenté comme violent et pervers ; or, cela ne coïncide pas avec le texte biblique. Pourquoi Dieu, dont il est le premier adorateur, lui met-il un « signe » pour le protéger d’éventuelles agressions (Genèse 4, 15), ainsi que sa descendance ? L’auteur de la Genèse ne nous le dit pas, et il fait tout pour éluder cette proximité entre Caïn et Dieu.

      Voilà une attitude singulière qui cache quelque chose d’important sur les origines du yahwisme. Cette nouvelle réalité est devenue claire dans mon esprit il y a une vingtaine d’années. J’ai alors compris qu’il y avait un immense malentendu concernant les origines du yahwisme, de la religion de l’Israël ancien et du monothéisme.

      Or, au Proche-Orient, où j’habite, ces sujets ne sont pas purement académiques, mais bien d’actualité, et conditionnent encore le destin des peuples. C’est ce qui m’a poussé à creuser dans cette direction et à interrompre pour cela ma carrière de chercheur en biologie.

      Le yahwisme serait donc né, selon vous, parmi les forgerons qénites. Quel est ce peuple méconnu de l’Ancien Testament ?

      Au Levant, la production de cuivre – située au Sinaï et dans l’Arabah, une région entre la mer Rouge et la mer Morte – a débuté cinq millénaires avant notre ère : il s’agit d’une tradition autochtone et extrêmement ancienne. Les forgerons qénites, probables héritiers de ces traditions, vivaient à la fois comme une petite nation sur ces lieux de production du métal, mais aussi dispersés parmi d’autres populations, ce qui explique la diffusion de leur influence. Ils formaient ce qu’on peut appeler une guilde [association confraternelle de personnes exerçant une même activité].

      Dans l’Ancien Testament, les Qénites font partie de la généalogie de Caïn et sont appréhendés avec la même distance que les juifs dans la théologie chrétienne médiévale. Ceux qui dans l’Israël ancien prétendaient à un nouveau monopole sur Yahvé et son culte voyaient d’un très mauvais œil les Qénites, leurs illustres prédécesseurs. C’est probablement la raison pour laquelle l’auteur de la Genèse les fait tous périr dans le Déluge, du moins en théorie, puisqu’ils ne sont pas des descendants de Noé (lui-même affilié à Seth, le troisième fils d’Adam et d’Eve).

      L’adoption par Israël de ce Dieu s’est faite à la fin de l’âge du bronze, vers 1200 avant notre ère, qui a marqué une période d’effondrement des grandes civilisations dans la région. Dans ce moment de trouble, Yahvé est apparu comme une divinité émancipatrice et nouvelle, qui offrait une croyance permettant d’en finir avec cet ancien monde considéré comme décadent.

      Cette lecture est, selon vous, confortée par l’archéologie…

      J’ai eu beaucoup de chance car les découvertes archéométallurgiques des quinze dernières années ont permis de donner un support historique à l’hypothèse que je défends. Le site de Feynan, en Jordanie, témoigne d’une renaissance de l’industrie du cuivre à partir du XIIIe siècle avant notre ère – laquelle industrie s’était effondrée auparavant, au IIIe millénaire, à cause de l’essor de la production à Chypre.

      Cette reprise massive de l’activité du cuivre a conduit à un renouveau des traditions anciennes : cet essor que je qualifie de « miracle levantin » aurait alors permis une renaissance du culte de Yahvé, parrain de l’activité métallurgique. On note ensuite une chute de l’activité métallurgique au IXe siècle avant notre ère, en raison d’une résurgence de l’industrie chypriote du cuivre. Il y a donc eu une période de trois à quatre siècles fondateurs pour le yahwisme israélite, une sorte d’âge d’or dont les écrits bibliques gardent la mémoire.

      Au-delà de ces traces, l’arrière-plan métallurgique permettrait d’éclaircir le texte biblique lui-même : quels attributs de Yahvé accréditent cette origine ?

      L’élément majeur qui, selon moi, démontre l’origine métallurgique de ce culte est l’omniprésence du volcanisme dans la Bible : c’est par lui que Yahvé se manifeste, agit, menace. Or, il n’y a pas d’activité volcanique au Levant, tandis que le lien entre volcanisme et métallurgie est, lui, bien établi – Vulcain, dieu du feu, des métaux et de la métallurgie, en est le parfait exemple, lui qui a donné son nom aux volcans. La métallurgie est la seule activité humaine qui fait fondre la roche, c’est pourquoi le volcan était symboliquement assimilé à une forge divine dans l’Antiquité.

      C’est ainsi que l’événement le plus fondamental de la théologie d’Israël, l’alliance nouée entre Dieu et Moïse sur le Sinaï, est mise en scène comme un événement volcanique : « L’aspect de la gloire de l’Eternel était comme un feu dévorant sur le sommet de la montagne » (Exode 24, 17). Mais ce n’est pas la seule indication. Par exemple, quand Moïse veut garantir aux Israélites qu’il est bien envoyé par Yahvé, il fait montre de ses talents de métallurgiste.

      C’est ce que le miracle de la transformation du sceptre en serpent signifie, puisqu’il est question de la refonte d’un objet en cuivre (la transformation du bâton en serpent), puis de la production d’un nouvel objet avec ce métal (la transformation du serpent en bâton), telle que la relate le chapitre 4 de l’Exode. Si Moïse doit montrer qu’il travaille le cuivre afin de prouver qu’il est un envoyé divin, c’est bien qu’avant la naissance d’Israël Yahvé avait pour émissaires les métallurgistes, et eux seuls.

      Vous montrez également que plusieurs termes bibliques sont incompréhensibles sans l’explication métallurgique…

      En effet, l’Ancien Testament évoque à de nombreuses reprises la « gloire » de Dieu. Or, l’étymologie du mot originel kabod renvoie, en hébreu ancien, à l’intense lumière jaune qui émane du métal fondu : la gloire de Dieu n’évoque rien d’autre, en réalité, que cette lumière radiante. Le nom même de Yahvé, généralement compris comme « Il sera », se dévoile autrement si l’on en revient à la racine sémitique du mot (hwy évoquant l’air en mouvement), qui lui donne l’attribut d’être un « souffleur » et qui renvoie à l’activité typique du métallurgiste – souffler sur les charbons ardents.

      Mais le plus tragique malentendu concerne le terme hébreu faisant de Yahvé un « Dieu jaloux ». Ce choix du sens figuré de qanna est un contresens quand il s’applique au divin dans la Bible : comment un dieu unique pourrait-il être jaloux ? Il faut au contraire revenir au sens originel de ce terme, qui fait référence au recyclage du métal. En effet, le cuivre se corrode avec le temps ; il faut alors le faire refondre dans un fourneau pour le régénérer.

      Cet attribut donné à Dieu en fait, dans le contexte biblique, le maître de la revitalisation du monde, ce qui est l’une de ses plus profondes caractéristiques originelles. Le yahwisme ésotérique voit en effet Dieu comme une entité régénératrice mais indifférente : il n’est pas là pour intervenir, et encore moins pour nous apporter une satisfaction personnelle. La meilleure attitude consiste donc à s’améliorer et à se rapprocher du divin pour éviter que l’incontournable corrosion du monde nous emporte dans sa dégradation.

      Comment expliquez-vous que cette origine métallurgique ait été occultée au cours de l’évolution du peuple juif ?

      L’inadaptation profonde entre Yahvé et l’Israël ancien, ce peuple d’agriculteurs et d’éleveurs, est tolérée tant que le cuivre reste une ressource fondamentale d’organisation de la société, soit durant les trois à quatre premiers siècles d’Israël. Mais l’arrêt de la production de cuivre, qui est attestée à partir du VIIIe siècle avant notre ère, va permettre d’effacer graduellement cette dimension métallurgique pour faire évoluer Yahvé vers un dieu classique, à qui l’on peut s’adresser et demander des faveurs.

      L’originalité du yahwisme israélite sera alors de promouvoir cette dimension ordinaire tout en gardant le fonds ésotérique, extraordinaire de Yahvé : il devient ainsi un dieu paradoxal. Cet héritage métallurgique a définitivement disparu au moment où les traducteurs grecs composent la Septante : ils ne comprennent plus la terminologie métallurgique liée au divin. On peut donc dater l’amnésie totale des origines du yahwisme de l’époque hellénistique (323-30 avant notre ère).

      Cette lointaine origine n’est pas, pour vous, seulement un sujet d’érudition. En quoi le yahwisme a-t-il des résonances avec l’évolution humaine et notre monde actuel ?

      Dans toutes les cultures traditionnelles, les forgerons sont des héros civilisateurs car la métallurgie, dans sa signification profonde, invite l’homme à s’émanciper du déterminisme qui l’enferme pour transformer le monde à sa propre mesure. Il n’est pas anodin que les premières villes de l’Antiquité se soient organisées autour des ateliers de forge. La dynamique de la civilisation provient d’un élan originel permis par la métallurgie.

      Mais cette puissance démiurgique qui invite à la transgression comportait une limite interne, que ces divinités des forgerons incarnaient avec leur quête initiatique. Lorsque cette limite est abandonnée, nous entrons dans une tragédie, et c’est ce qui s’est passé lorsque la métallurgie du fer a remplacé celle du cuivre. La symbolique mystérieuse et magique du cuivre a laissé place à la seule exploitation de ce minerai abondant, que n’importe qui peut s’approprier.

      La dissociation entre la puissance offerte par la transformation de la matière et les contraintes éthiques, morales et religieuses a permis une course effrénée vers la démesure. La transformation du yahwisme des Qénites en monothéisme a fait partie de ce mouvement de dissociation, et notre monde actuel constitue un prolongement en forme de paroxysme de cette démesure. L’enjeu de ce retour aux origines est de mieux en comprendre le fonds pour inviter à une réflexion nécessaire sur notre course débridée à la puissance.