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  • « Paradoxalement, la lutte contre le #non-recours complique l’accès au #RSA », entretien avec Clara Deville par Céline Mouzon
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    Le retrait des services publics des territoires ruraux et le message du gouvernement qui entend simplifier l’accès aux droits offrent un terrain favorable à la dématérialisation des procédures administratives. Indéniablement, pour nombre de personnes, elle permet d’éviter les déplacements inutiles ou les attentes prolongées. Tendance lourde dans les politiques publiques, elle a rencontré la question du non-recours aux droits sociaux, qui s’est imposée dans l’action publique à partir de 2012.

    Au-delà de l’illectronisme et de l’illettrisme, dont les administrations sociales ont conscience, la dématérialisation modifie en profondeur le rapport des usagers à l’Etat et aux services publics, et exacerbe les inégalités entre les publics. Ce sont ces mécanismes et ces effets qu’a étudiés la sociologue Clara Deville à propos du RSA, dans une thèse récompensée par le prix du Défenseur des droits et le prix de recherche Caritas. Aujourd’hui post-doctorante à l’université Paris-Dauphine et Sciences Po Paris, ainsi que chargée d’enseignement à l’université de Picardie-Jules Verne, Clara Deville détaille pour Alternatives économiques les résultats de sa recherche.

    Le nombre d’allocataires du RSA vient de franchir la barre des 2 millions. Peut-on y lire la conséquence directe de la crise sociale ?

    Oui, et en même temps, l’augmentation du nombre d’allocataires du RSA est aussi un effet de choix politiques. Les réformes, comme celle de l’assurance chômage, peuvent priver les individus de certaines protections et les pousser vers le RSA. Le lien entre hausse de la pauvreté et accroissement du nombre d’allocataires n’est pas linéaire ni systématique.

    De plus, on ne devient pas toujours rapidement allocataire du RSA. Cela prend parfois des mois, voire des années. Les chiffres sont donc à prendre avec prudence.

    Justement que peut-on dire de ce délai plus précisément ?

    Il est très difficile de mesurer les délais moyens d’obtention du RSA. Depuis 2012, l’administration est au courant du non-recours et s’est engagée à lutter contre. Le chiffre donné à l’époque était de 36 % pour le RSA socle et 68 % pour le RSA activité. Mais statistiquement, il est compliqué de mesurer qui n’accède pas à une prestation.

    Les organismes sociaux ont mis en place des indicateurs sur le temps d’accès. Le délai d’instruction du RSA est fixé à un mois, à partir du moment où le dossier complet a été fourni. Cet intervalle est facile à mesurer et les caisses d’allocations familiales (CAF) remplissent en grande majorité cet objectif. L’administration peut donc officiellement dire qu’elle est efficace sur ce point.

    Mais le plus difficile à mesurer est le temps entre le moment où une personne estime qu’elle a besoin du RSA et le moment où elle l’obtient. Or, entre ces deux instants peuvent s’écouler plus de deux ans. Et ce délai est inégalement réparti : c’est pour les personnes les plus précaires et les plus en difficulté que le délai peut excéder deux ans.

    Pourquoi ne peut-on pas le documenter plus précisément ? Cela supposerait d’être en capacité de définir le moment où la personne décide de demander le RSA. Comme s’il y avait un moment de décision. Bien souvent, dans la réalité, cette décision n’existe pas. La demande du RSA se construit au fil du temps. Il n’y a pas de choix ou de calcul rationnel, mais un processus progressif au terme duquel on s’identifie comme éligible au RSA. Il est donc difficile de déterminer à partir de quand compter pour mesurer un délai.

    Face à ce processus, toutes les personnes éligibles ne sont pas égales

    Cette construction du début du parcours est en effet fonction de la trajectoire sociale de la personne et des réactions des institutions. Si vous vous présentez au guichet et qu’on vous répond « oui bien sûr ! », cela vous conforte. Mais si vous n’employez pas le bon vocabulaire, si vous ne correspondez pas à ce qu’un ou une agente de la CAF se représente comme « un allocataire du RSA », la décision ne va pas être renforcée. Autrement dit, demander le RSA n’est pas une décision individuelle, elle dépend de la réaction des institutions et des capitaux dont disposent les personnes, c’est le fruit d’une rencontre.

    Or, les personnes sont plus ou moins armées pour que cette rencontre aboutisse favorablement. Que faut-il comme arme à quelqu’un qui connaît une situation de pauvreté pour que la rencontre se passe bien ? Cela a été l’objet de ma thèse, j’ai suivi les parcours administratifs de personnes jusqu’à ce qu’elles obtiennent le RSA, entre 2014 et 2017.

    Que faut-il pour que la rencontre entre un usager et l’administration sociale (CAF ou MSA) se passe bien ?

    J’ai travaillé sur la pauvreté en milieu rural, dans le Libournais. On y observe un phénomène de retrait de l’Etat : les administrations sont de moins en moins nombreuses et se recentrent sur les pôles urbains des territoires. Ce peut être en centre-ville ou à la périphérie, cela dépend des villes. Les antennes locales sont remplacées par des bornes numériques et des services mutualisés, par exemple dans les Maisons de services au public (MSAP). Il faut donc en premier lieu maîtriser l’espace : savoir aller en ville et à l’administration, que ce soit avec une voiture ou par les transports en commun.

    Mais le déplacement n’est pas que spatial. Il est aussi social et symbolique. C’est ce que traduit l’expression « monter en ville », « monter à la ville » par laquelle les usagers désignent le fait de se rendre à Libourne. Il s’agit d’un lieu hors de son périmètre de déplacement habituel, qui peut paraître impressionnant.

    Aller à la rencontre de l’inconnu demande de la pratique de l’espace. Or, la pauvreté enferme, elle immobilise. Vous perdez l’habitude de fréquenter des lieux inconnus. Plus vous êtes pauvre, plus le déplacement est coûteux en termes d’argent et en termes symboliques.

    Vous parlez aussi des agences elles-mêmes

    Oui, il faut aussi maîtriser le déplacement au sein des bâtiments administratifs, avant même la rencontre avec l’agent. Quand vous vous rendez dans une CAF maintenant, cela ressemble à un McDo ou à un aéroport. L’espace est structuré par des bornes informatiques. Vous arrivez et vous devez entrer votre numéro sur une borne. Les salles d’attente où tout le monde est aligné n’existent plus.

    Il y a un espace rendez-vous, et un espace libre-service numérique, avec des ordinateurs. Cela complexifie l’espace de la salle d’attente et rend les choses plus difficilement lisibles pour qui n’en a pas l’habitude. Si vous fréquentez d’autres administrations et que vous avez l’habitude de vous déplacer régulièrement, la maîtrise de ces lieux va être facilitée. Mais cela exige un transfert de compétences. Cette réorganisation correspond aussi à l’idée que les usagers doivent être actifs dans la gestion de leurs droits.

    On est aussi mieux armé lorsqu’on est familier des outils informatiques…

    La #dématérialisation, qui date en réalité des années 1990, s’est en effet intensifiée à la faveur de la lutte contre le non-recours. A partir de 2012, on observe l’alliance de ces deux idées, la lutte contre le non-recours et la dématérialisation. C’est un postulat étonnant : en quoi la dématérialisation permettrait-elle d’améliorer l’accès aux droits, alors même qu’il y a dans la population une fracture numérique entre ceux qui maîtrisent les outils informatiques et ceux qui ne les maîtrisent pas ?

    Cela se comprend en réalité, car l’action publique analyse le non-recours comme un phénomène individuel dont témoigne ce raisonnement : « si les personnes ne demandent pas le RSA, c’est que les procédures administratives sont trop lourdes ». Cela renvoie à la théorie de l’acteur rationnel : le pauvre décide de demander le RSA, il regarde les démarches à effectuer, trouve que c’est trop compliqué et donc il renonce.

    Il faut donc simplifier. Or, pour simplifier, trois options sont possibles : la réforme de l’architecture des prestations, mais c’est coûteux et lourd à mettre en place, comme en témoigne l’abandon probable de la réforme du revenu universel d’activité (RUA). Une autre possibilité serait de rendre les droits automatiques, mais c’est trop coûteux politiquement. Enfin, on peut simplifier les procédures. D’où la dématérialisation, qui va permettre à tout le monde d’avoir accès aux demandes de droits, en théorie, depuis chez soi.

    Mais, comme je l’ai dit, les usagers ne sont pas des acteurs rationnels, et la demande de RSA se fait au terme d’un processus. Or, si vous dématérialisez les procédures, comment soutenez-vous les personnes dans leur parcours pour se reconnaître comme allocataire potentiel du RSA ? Elles vont devoir effectuer la démarche d’accès à l’information. Mais cela accroît les inégalités. D’où ce paradoxe : en luttant contre le non-recours aux droits, on complique l’accès aux droits des classes populaires.

    L’idée d’une fracture numérique est pourtant connue. Comment la dématérialisation peut-elle avoir un tel succès dans l’administration ?

    La dématérialisation est une solution qui préexiste à la prise de conscience sur le non-recours par l’administration. Elle circule déjà dans l’action publique.

    C’est un outil qui présente l’avantage de pouvoir remplir plusieurs objectifs. Elle permet d’afficher une simplification, de tenir ensemble l’augmentation du public (le nombre d’allocataires) et la baisse de moyens. Enfin, elle offre aux institutions locales, les CAF notamment, la possibilité de se protéger en préservant une ressource rare, la compétence des guichetiers.

    Je m’explique : les CAF ont désormais des « techniciens conseil », formés par elles pendant deux ans, qui ont des compétences administrative et juridique. Ces techniciens maîtrisent un ensemble de règlements qui changent sans arrêt. La dématérialisation renvoie la part non administrative et non strictement juridique du travail de l’accès au droit vers les usagers. Une nouvelle division du travail de l’accès aux droits se crée entre guichetiers et usagers.

    Avant, chacun pouvait s’adresser aux techniciens conseil pour des « petites choses », comme une attestation ou un justificatif. Dans ces interactions, les usagers apprenaient à se familiariser avec le fonctionnement bureaucratique (comprendre comment il faut parler à un guichetier, etc.). Cette nouvelle division du travail a des effets sur l’accès aux droits.

    Quels sont ces effets ?

    Certains sont immédiats, comme le transfert de la charge de travail des administrations vers les usagers. Mais d’autres se font sentir à plus long terme sur la socialisation à l’Etat. Toutes ces interactions sociales permettaient à des usagers qui pouvaient être impressionnés par la rencontre avec un guichetier de démystifier progressivement cette expérience, de voir qu’il s’agissait d’un interlocuteur accessible, et donc que l’institution elle-même était accessible. La dématérialisation change cela.

    Faut-il en conclure que « c’était mieux avant » ?

    C’est évidemment un peu simpliste. Mon travail n’a pas pour objet de nourrir ce type de discours, mais de documenter ce qui se passe aujourd’hui à travers la transformation de l’action publique. La dématérialisation est efficace pour de nombreux usagers et leur fait gagner du temps.

    Mais elle transforme aussi en profondeur le rapport à l’Etat. C’est ce dont témoigne le recours aux acteurs associatifs, comme Emmaüs Connect, pour faire de « l’inclusion numérique ». Cela peut produire des effets positifs, mais on assiste à la multiplication d’acteurs et d’intermédiaires, ce qui peut allonger les délais. De plus, l’existence et le recours à ces associations localement dépendent des volontés politiques des communes. C’est donc facteur d’inégalités territoriales.