La ministre Frédérique Vidal en a fait l’une de ses causes privilégiées : le numérique doit transformer l’enseignement supérieur et la recherche en profondeur. Mais des chercheurs fustigent une « injonction numérique » omniprésente qui perturbe désormais le monde académique. « Dans tout financement, dans tout projet de recherche, la présence du numérique est quasiment systématique », regrette François Jarrige, historien et maître de conférences à l’université de Bourgogne.
« Ça fait chic d’en mettre partout, on retrouve le numérique dans les objets de recherche, dans les méthodes d’enquête, comme dans la forme des productions de la recherche, renchérit Lise Gastaldi, maîtresse de conférences en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille. Dès que vous utilisez ces mots-clés, vous augmentez vos chances d’obtenir des financements d’un facteur 2 ou 3. » Elle cite en exemples l’intelligence artificielle (« on l’a à toutes les sauces, quels que soient les sujets ») ou encore la robotisation et le big data.
La question du numérique occupe désormais une place dominante dans les objets de recherche et oriente la répartition des financements dans l’ensemble des disciplines, en sciences humaines et sociales comme en sciences dures. Un chercheur spécialiste de la mémoire, qui souhaite rester anonyme, confie qu’il est aujourd’hui « presque obligatoire d’insérer une dimension numérique », afin de voir son projet subventionné. Selon lui, un travail de recherche en histoire intégrant l’utilisation de technologies de réalité virtuelle aurait par exemple plus de chances d’être financé qu’un autre plus traditionnel.
Doctorant en sciences de l’éducation, Quentin Gervasoni a lui aussi été confronté à cette situation. C’était il y a trois ans, au moment de construire son projet de thèse, lequel est aujourd’hui financé par le LabEx ICCA (université Sorbonne-Paris-Nord). « De façon très pragmatique, je voulais faire ma thèse donc je voulais un financement, raconte-t-il. Et pour les appels à projets fléchés du LabEx ICCA, il y avait quatre axes dont deux étaient liés au numérique. » Le jeune chercheur, qui souhaitait alors analyser les transferts d’apprentissage autour de la franchise Pokémon, décide de revoir complètement son idée d’origine afin de rentrer dans les cases du laboratoire.
Avec l’aide de son directeur de thèse, il intègre en urgence une dimension qu’il n’avait pas prévue : l’observation de communautés en ligne. « Aujourd’hui, ma thèse porte sur la réception de Pokémon sur Internet et sur le rôle d’Internet dans l’attachement sur la durée à la franchise. Ce n’est pas du tout la thèse que j’avais envie de faire au départ. Mais je me suis raccroché à ça parce qu’il me fallait de l’argent pour mon projet. »
Bien sûr, dans une société qui tend à se numériser, il est intéressant et même nécessaire de se pencher sur ces notions et d’en utiliser les outils pour faire avancer la recherche. Mais selon certains chercheurs, cette injonction numérique ne résulte pas d’une volonté de créer de nouvelles connaissances sur ces thématiques, plutôt d’un effet de mode exagéré et d’une vision utilitariste de la recherche.
Philosophe des sciences et directeur de recherche au CNRS, Philippe Huneman observe depuis des années la recherche « prendre un tournant vers un régime néolibéral et concurrentiel », et le numérique s’imposer. Les raisons de cette évolution sont principalement d’ordre économique : « La fintech [l’innovation en matière de services financiers – ndlr], la cybersécurité, l’intelligence artificielle, les algorithmes, ce sont sur ces thématiques que la croissance et la guerre économique vont se jouer. Et servir la technologie devient la mission de la recherche. »
La « loi de programmation pluriannuelle de la recherche » (LPPR), promulguée fin 2020 et censée tracer les grandes lignes de la recherche pour la décennie à venir, prévoit que l’un des objectifs de la loi soit de « renforcer les capacités d’innovation et la compétitivité des entreprises françaises », entérinant cette idée que la recherche est un outil qu’on peut orienter et dont on est en droit d’attendre, à court terme, des résultats qui bénéficieront majoritairement aux acteurs du privé.
L’effet de mode autour du numérique s’explique aussi par la manière dont sont attribuées les subventions aux laboratoires et aux chercheurs. De plus en plus, ces derniers doivent répondre à des appels à projets lancés par des instances comme l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou des collectivités territoriales à l’échelle de la France ou à l’échelle européenne. « Qu’il y ait plus de numérique aujourd’hui dans les projets de l’ANR ne me surprendrait pas, déclare Julien Barrier, maître de conférences en sociologie à l’ENS de Lyon, qui a longuement travaillé sur les politiques de l’ESR et pointe du doigt la domination de ce financement sur projets, institutionnalisée par la création de l’ANR. Cela me semble être typique des effets de mode qu’on retrouve dans la communauté scientifique et qui vont être amplifiés par cette logique de financement. »
Dans un contexte où l’argent public manque cruellement au monde académique, le financement sur projets est un moyen d’identifier précisément les thématiques sur lesquelles on veut investir. « Les grandes priorités de la recherche sont impulsées par la communauté scientifique mais aussi par les pouvoirs publics ou par des groupes qui représentent différents intérêts sociaux et économiques, et qui vont essayer de faire passer des priorités auprès des agences de financement », remarque Julien Barrier.
Contactée par Mediapart, l’ANR confirme que certains axes du numérique sont des « priorités nationales définies par l’État ». L’intelligence artificielle jouit par exemple d’un sort privilégié : d’une part, « un abondement financier sur l’axe thématique avec un total de 5 millions d’euros dédiés à l’intelligence artificielle en 2021 » ; et d’autre part, « 5 millions d’euros supplémentaires sur d’autres axes thématiques pour les projets mobilisant d’autres disciplines mais à composante IA ». Comme IA et santé, par exemple.
Difficile pour les chercheurs, de lutter. Ne pas se plier à cette injonction tacite revient presque à abandonner l’idée de voir ses travaux financés, explique Lise Gastaldi. « Il peut y avoir des effets de résistance de la part de chercheurs mais, selon les disciplines, cela peut devenir vite impossible de travailler. » Si bien que les universitaires, en particulier les plus jeunes et les plus précaires, ont intériorisé cette tendance et reprennent, lorsqu’ils se présentent ou mettent en avant leurs travaux de recherche, des notions liées au numérique, quelle que soit leur discipline. C’est le cas d’une doctorante en histoire et philosophie des sciences, qui préfère conserver l’anonymat : elle nous confie avoir choisi d’intégrer à sa thèse des méthodes numériques d’analyse et de visualisation de données. « C’est un choix stratégique que je pourrai mettre en avant dans ma carrière et ma difficile recherche de poste… »
La loi de programmation de 2020 n’arrangeant rien, François Jarrige estime qu’il est devenu presque impossible « d’aller à contre-courant ». En l’espace de six ans, depuis sa première diatribe contre le « déferlement numérique », le chercheur a vu le phénomène s’intensifier dans tous les domaines : « Ce qu’on pouvait trouver encore étrange et discutable devient aujourd’hui une norme acceptée qu’on peut éventuellement critiquer dans les couloirs mais sur laquelle personne n’ose s’exprimer collectivement. »