• Kidnappings, torture et esclavage : pourquoi les migrants font tout pour fuir « l’enfer libyen »
    https://www.mediapart.fr/journal/international/120221/kidnappings-torture-et-esclavage-pourquoi-les-migrants-font-tout-pour-fuir

    Augusta (Italie).– À bord de l’Ocean Viking, femmes et hommes migrants ont fait état des nombreux abus et sévices que leur ont infligés les Libyens, entre maltraitance, torture et esclavagisme moderne. Certains assurent avoir eu l’idée de traverser la Méditerranée uniquement pour y échapper.

    « En Libye, c’était terrible », lâche Seydou. À 29 ans, ce Malien fait partie des 374 migrants secourus par le navire humanitaire de l’association citoyenne européenne SOS Méditerranée, lors de sa première rotation en Méditerranée centrale du 11 au 25 janvier. Il est aussi le mari de Lisa, qui se confiait à Mediapart à propos des violences sexuelles subies en Libye.

    « J’ai fui la guerre au Mali. J’ai reçu une balle dans la cuisse et j’ai été opéré à deux reprises », confie-t-il un soir dans la nuit noire, sur le pont de l’Ocean Viking. Arrivé en Libye début 2020, le jeune homme travaille quelque temps puis tente la traversée de la Méditerranée. Mais lui et les autres candidats au départ sont interceptés par les garde-côtes libyens.

    « On m’a mis en prison durant un mois et demi. C’était très difficile, susurre-t-il. Chaque matin, ils nous frappaient. Ils m’ont torturé en me tapant sous les pieds avec un tuyau. On ne mangeait qu’une fois par jour, un morceau de pain et de l’eau salée. » Un jour, les gardiens le surprennent alors qu’il tente de forcer la serrure pour s’échapper. Ils ouvrent le feu et lui tirent dans le dos.

    « Ils ont tiré sur beaucoup d’autres. Quatre personnes sont mortes. Moi, ils m’ont laissé comme ça. J’ai toujours la balle dans mon corps », dit-il en se retournant pour montrer du doigt son omoplate. Seydou finit par réussir à s’enfuir et prend la mer avec sa compagne, Lisa, quatre mois plus tard.

    Pour Mohamed et Abdallah, tous deux 17 ans, la Libye est gangrénée par un profond sentiment de racisme à l’égard des Noirs. L’un vient de Guinée, l’autre de Sierra Leone. « Le simple fait de marcher dans la rue en Libye peut te conduire en prison. On t’arrête, on t’emprisonne puis on demande une rançon à ta famille au pays… », détaille le premier.

    Emprisonné à Zaouïa puis Zouara, deux villes côtières à l’ouest de Tripoli, Mohamed évoque des conditions de détention « dangereuses ». « On nous donnait un peu à manger toutes les 24 heures. On m’a demandé de l’argent pour sortir mais je n’en avais pas. J’ai réussi à m’échapper en cassant la porte. »

    Son voisin, assis sur l’un des bancs qui longent le pont de l’Ocean Viking, cesse tout à coup d’observer la carte du monde qui décore le mur face à lui et intervient : « Ils nous ont vendus !, s’exclame-t-il. Si tu n’as pas parlé de ça, tu n’as rien dit sur la Libye ! »

    Alors qu’ils se rendent à un point de rendez-vous pour obtenir un emploi non déclaré, 25 migrants originaires d’Afrique subsaharienne, dont il fait partie, sont kidnappés. « Des hommes armés nous ont embarqués dans un pick-up et nous ont laissés à d’autres hommes. On nous a enfermés dans une petite pièce sans fenêtres, on n’arrivait pas à respirer. Ils ont réclamé une rançon à nos parents. »

    Là aussi, une petite quantité de nourriture et de l’eau salée leur sont distribués, « juste de quoi ne pas mourir ». Les migrants cognent aux murs dans l’espoir d’être libérés, en vain. Ils finissent par réussir à forcer la porte pour s’enfuir au petit matin.

    Sur les chantiers de construction, où ils occupent le plus souvent des postes manuels et difficiles, les migrants sont également confrontés à des violences physiques et verbales. « Tu travailles de 8 à 19 heures, sans repos, jusqu’à être épuisé. Tu ne peux même pas uriner. Et à la fin, on ne te paie pas. Tu ne peux rien faire car si tu te plains on te frappe et on te menace avec une arme », raconte Mohamed.

    Amadou, un Sénégalais âgé de 16 ans, témoigne des mêmes abus. « Tu vas à un point de rendez-vous et tu attends de voir si l’employeur te choisit. Plus tu es jeune et mince et moins tu as de chances. Quand tu arrives à travailler, des fois ils te payent et des fois non. On n’a rien à manger de la journée. »

    Durant la seconde rotation en mer de l’Ocean Viking du 2 au 7 février, qui permet de porter secours à 424 migrants en détresse à bord de canots pneumatiques (ici notre récit), Genesis est installé sur le pont du navire humanitaire, où il passe la plupart de son temps, jour et nuit. Originaire du Nigeria, le jeune homme aux yeux ronds quitte son pays après avoir perdu sa mère.

    « Mon père faisait des petits boulots mais c’était très difficile sur le plan financier. J’ai six frères et sœurs et il a été décidé que je devais travailler pour faire vivre la famille », explique-t-il dans un anglais chantant. En Libye, il vit à Murzuq, dans un « ghetto » plein de Nigérians. « Je payais un loyer de 10 dinars par semaine. »

    Très vite, un Tunisien lui propose de travailler avec lui dans l’électricité. « Un jour, quand j’ai fini ma journée, un Libyen est venu me réclamer de l’argent. J’ai répondu que je n’en avais pas et il m’a tiré dessus à la cheville. La balle est toujours à l’intérieur. » Lorsqu’il se rend à l’hôpital, les médecins lui proposent de l’amputer ou de retourner au Nigeria se faire soigner.

    Il doit marcher de nouveau, un mois plus tard et malgré la douleur, pour travailler et « gagner sa vie ». Il déménage à Qatrun, au sud-ouest de la Libye, et retrouve un emploi dans une entreprise différente. « Ils me payaient 150 dinars par jour [soit 27 euros – ndlr] mais les conditions de travail étaient très mauvaises : ils nous frappaient si on faisait la moindre erreur. Une fois, ils m’ont blessé à l’œil avec une planche en bois. »

    Dans l’abri des femmes un matin, Sylla est assise par terre aux côtés d’Ali, Ibrahim et Drissa qui dessinent pour s’occuper. La mère de famille a fait la traversée avec ses sept fils, âgés de 4 à 15 ans. « Notre père est décédé et on vivait chez nos grands-parents. On a été chassés de la maison après sa mort », relate Fodé, l’aîné de la fratrie. Sylla et ses enfants quittent la Côte d’Ivoire alors qu’elle est enceinte du plus jeune de ses fils.

    En Libye, Fodé et son frère Bangali, 12 ans aujourd’hui, doivent alors travailler pour subvenir aux besoins de la famille. « On était assistants maçons sur les chantiers. Souvent, on travaillait sans être payés à la fin de la journée. » À plusieurs reprises, les deux frères sont également enfermés dans un hangar en périphérie de la ville.

    « Ça pouvait durer quelques semaines ou des mois. Ils nous maltraitaient et nous violentaient. Un jour, ils m’ont frappé jusqu’à me casser le bras au niveau du coude », dit Bangali en essayant de bouger l’articulation, non sans peine.

    Pendant ce temps, Sylla, leur mère, ignore où ils sont. De son côté, elle travaille en tant que « servante » chez une famille de Libyens. « La Libye, c’est vraiment… », souffle Fodé, qui laisse sa phrase en suspens. Plus tard, il veut être écrivain pour « raconter la migration » de l’intérieur. « Pour qu’il n’arrive pas la même chose à mes frères restés au pays. »

    Dimanche 7 février au soir, à la veille du débarquement des migrants secourus par l’Ocean Viking au port d’Augusta en Sicile, Nana, Jamila, Maïmouna et Aïcha se retrouvent sur le pas de la porte de l’abri des femmes et évoquent la Libye. « J’ai vécu à Tripoli pendant un an, chuchote la première, originaire du Mali. Je faisais l’entretien chez un Libyen. »
    « La Libye, ce n’est pas un pays. Tu n’as pas de droits, pas de liberté, pas de dignité »

    Censé la rémunérer 300 dinars par mois, il ne lui paie que trois mois sur l’année entière. « Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a insultée. Lui m’a frappée avec une ceinture, ses enfants m’ont donné des coups de pied dans le ventre. Ils m’ont ensuite emmenée dans un autre quartier à Zouara, de nuit, et m’ont enfermée dans une chambre pendant un mois. »

    Là, Nana n’a à manger qu’une fois par semaine et doit boire de l’eau salée. C’est un proche de son employeur qui la découvre et lui offre son aide. « Il m’a libérée mais m’a demandé de ne rien dire à personne. Un policier m’a trouvée dans la rue et m’a aidée. J’étais presque nue alors il m’a acheté des habits et des chaussures. La Libye, ce n’est pas un pays. Tu n’as pas de droits, pas de liberté, pas de dignité. On nous traite comme des esclaves. »

    Jamila, une Ivoirienne, réagit à son histoire. « C’est la raison pour laquelle on fuit. En prenant la mer, on a une chance sur deux de mourir. Mais en Europe, on sait qu’il y a les droits de l’homme. » En Libye, elle aussi est employée par un particulier.

    « On travaille sans avoir de pauses. On n’a pas le droit de manger. Pendant que tu cuisines, il te crache dessus ou te jette de la nourriture sur la tête. Quand tu le salues, il remonte son pull jusqu’au nez et te dit “Barra !” (“Dehors !”) pour te faire comprendre que tu sens mauvais. »

    Son employeur la menace régulièrement de l’enfermer dans un sac et de la jeter à l’eau. « Tu es leur esclave, ils te disent eux-mêmes qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent de toi. En étant sans-papiers, à qui tu peux te plaindre ? » Jamila affirme que de nombreux « frères » africains disparaissent du jour au lendemain sans laisser de traces.

    Elle a perdu de vue son propre fils, âgé de 16 ans, il y a quelques mois. « Quand tu travailles chez les gens, tu y restes un mois puis tu rentres chez toi deux journées. Quand je suis rentrée, je ne l’ai pas trouvé. »

    Au milieu de leurs récits, Maïmouna, assise sur le pas de la porte, s’effondre. « Ne pleure pas Maïmouna, c’est terminé ! », lui lance Jamila. Mais elle est inconsolable. Elle essuie d’un revers de la main les larmes qui coulent sur ses joues et humidifient son masque chirurgical. Elle chuchote quelque chose à ses amies, qui traduisent.

    « Ils l’ont violée ! Elle dit qu’elle était en prison durant trois mois. Elle est découragée. » À seulement 23 ans, la jeune femme semble ne plus être de ce monde. Son regard vide laisse entrevoir un profond désespoir. Elle ajoute, avant de soulever le revers de son pantalon pour dévoiler sa cheville gauche : « J’ai tenté de m’enfuir. Ils ont voulu me couper le pied avec un couteau. » Une cicatrice de quatre centimètres apparaît. Ses amies semblent la découvrir pour la première fois.

    Maïmouna replonge dans un silence douloureux et des pleurs incontrôlés. Nana, Jamila et Aïcha poursuivent leur discussion tout en lui frottant le dos pour la consoler. Jamila taquine aussi le bébé d’Aïcha, très agité : « Il a vu beaucoup d’horreurs, ça l’a rendu nerveux… L’enfant a voulu quitter la Libye, hein ! Il va devenir italien ! », blague-t-elle.

    Aïcha a du mal à sourire. Son regard fixe le sol sans pouvoir s’en détacher. Elle, son mari et leur fillette quittent la Côte d’Ivoire après que leur union a été refusée par leurs familles. Elle est enceinte d’un mois à leur arrivée à Tripoli, où ils ne tardent pas à être emprisonnés. Elle accouche à l’intérieur d’une cellule. « J’ai beaucoup souffert, on ne m’a pas soignée. » Ce sont les autres femmes, incarcérées avec elles, qui l’aident pendant qu’elle met au monde son enfant.

    « Les hommes étaient armés et nous maltraitaient. Ils frappaient mon mari tous les jours. Une fois, ils ont tiré à côté de moi avec leur arme, juste parce qu’on a demandé à manger. » Aïcha soulève la manche de son pull. Son avant-bras est taché d’une grande cicatrice à la forme ovale. « Ça, c’est la fois où ils ont jeté de l’essence brûlante sur moi. »

    Aïcha tente de calmer son bébé, qui ne cesse de gigoter. Après un silence, elle chuchote : « Nous les femmes, ils nous forçaient à coucher avec eux. Ils m’ont violée alors que j’avais accouché il y a peu. Ce sont des bêtes. » Elle réussit à fuir, avec trois autres femmes et ses enfants, mais sans son mari. Elle se réfugie chez son beau-frère qui vit lui aussi en Libye.

    À 22 heures passées, le pont du navire est envahi de sacs plastique orangés dans lesquels les migrants dorment. Le groupe d’amies va se coucher. Maïmouna reste prostrée une heure durant sur le pas de la porte de l’abri, les yeux rivés sur l’horizon. Puis souffle, dans un effort incommensurable : « I go to sleep » (« je vais dormir »).

    Le lendemain dans la matinée, Mangana*, un jeune Guinéen, se prépare à débarquer. L’équipe médicale l’installe sur le banc devant l’abri des femmes en attendant qu’il soit testé pour le Covid-19. Il a 18 ans et peine pourtant à marcher. Ses deux jambes portent les séquelles des horreurs qu’il a subies en Libye, où il a vécu trois ans.

    « On a été piégés un jour où on cherchait du travail mon ami et moi. On nous a proposé de monter dans une voiture et on nous a vendus », raconte-t-il, ajoutant s’être finalement retrouvés à la prison de Bani Walid, tenue par des « mafieux », il y a un mois. Là encore, on ordonne au jeune migrant de demander de l’argent à ses parents.

    « J’ai répondu qu’on n’avait pas les moyens. L’un des hommes m’a attaché les mains derrière le dos et m’a torturé. Il m’a frappé les deux jambes avec une barre de fer et maintenant, j’ai les os tordus. » C’est finalement un autre ami qui paie 500 dinars pour le faire libérer. Depuis, Mangana souffre d’une fracture à l’une des deux jambes et doit être opéré.

    « Je suis resté à la maison, j’ai pris du Doliprane et je me suis fait des massages. Mais je ressens toujours de fortes douleurs », regrette-t-il. Lorsqu’il soulève son jogging sous le regard intrépide d’un enfant près de lui, sa jambe droite apparaît déformée. Sa seconde jambe est criblée de cicatrices et un cratère laisse deviner la violence des coups qu’il a reçus.

    Avant de débarquer, le Guinéen s’interroge quant à l’avenir. « J’aimerais aller en Allemagne car j’ai une tante paternelle là-bas. J’aimerais étudier et travailler. Mais est-ce qu’on va me soigner en Italie ? », demande-t-il l’air inquiet.

    Assis face à la passerelle qui mène au quai, là où un mini-bus attend les migrants pour les acheminer au ferry où ils doivent être placés en quarantaine pour éviter la propagation du Covid-19, Mangana fond subitement en larmes. Il s’essuie les yeux à l’aide de son sweat-shirt. Puis il se dirige, en silence et à petits pas, vers cet avenir incertain que lui offre l’Europe.