Francesca Melandri dynamite la #mémoire sélective entretenue sur le passé impérial de l’Italie en Afrique. Son dernier livre pulvérise les couches de silence accumulées depuis l’ère fasciste et combat le révisionnisme historique des années Berlusconi.
Le roman s’ouvre en 2012 à Rome, sur le décès d’un vieillard de 97 ans. « Tous, sauf moi » était le mantra d’Attilio Profeti, obsédé par l’idée d’être le dernier de sa génération à quitter ce bas monde. Depuis bien longtemps, les enfants issus de sa double vie avaient découvert leur existence mutuelle. Mais cela ne faisait que deux ans que sa fille Illaria avait vu débarquer sur son palier un certain Shimeta Ietmgeta Attilaprofeti. Venu d’Éthiopie, celui-ci s’était présenté comme son neveu, c’est-à-dire le petit-fils dudit vieillard, à la mémoire déjà trop effilochée pour confirmer quoi que ce soit.
Ce point de départ fournit le prétexte à une investigation filiale qui tient le lecteur en haleine pendant plus de 500 pages facilement dévorées, en lui faisant remonter le temps jusqu’à cent ans en arrière. Dans cet ouvrage publié en 2019, à (re)découvrir dans les librairies déconfinées, l’écrivaine Francesca Melandri enchevêtre plusieurs récits de vie qui éclairent de manière sensible l’histoire récente de l’Italie. Sa prose alterne subtilement entre l’empathie pour ses personnages, un humour féroce, des descriptions cliniques et quelques rebondissements surprises.
On suit ainsi le long parcours d’Attilio Profeti, fils d’un cheminot étranger aux idées fascistes, dont l’enfance sera néanmoins tout entière marquée par le régime de Mussolini. Engagé en Éthiopie, dont la conquête en 1936 fit beaucoup pour l’adhésion populaire au nouveau régime, il y laissera une femme et une progéniture qu’il ne reconnaîtra jamais, au contraire de certains compagnons « ensablés », émigrés ou anciens soldats jamais repartis du pays. Beau et chanceux, il trouvera après la guerre un protecteur auprès de qui bénéficier des nombreux avantages d’une démocratie chrétienne hégémonique et corrompue.
Avec sa fille Illaria, une femme indépendante ayant grandi pendant la dégénérescence du système de partis de la Première République, voilà le lecteur plongé dans les années Berlusconi, cauchemardesques pour quiconque ayant conservé des idéaux de gauche, ou tout simplement une haute idée de l’action publique. Son enquête l’incitant à s’accommoder avec les principes moraux qu’elle s’était fixés, Illaria voit s’échapper son fantasme de rester imperméable au climat d’abaissement et de compromission encouragé par le magnat transalpin des médias.
Motivée par une oppression politique bien plus directe et brutale, l’odyssée du jeune Éthiopien jusqu’à Rome fait écho aux tragédies migratoires vécues ces dernières années entre la Corne de l’Afrique et les côtes européennes, en passant par le Soudan et la Libye. « Qu’est-ce qu’une frontière au milieu du désert ?, lit-on au commencement de son parcours éprouvant. Une ligne invisible au-delà de laquelle il y a ceux qui te frappent, ceux qui te donnent à boire, ceux qui volent ton argent et ceux qui font un peu tout ça à la fois. Ou bien encore, là où il n’y a plus personne parce que le chauffeur a perdu la piste et alors on meurt. »
La grande réussite de Melandri est de ne pas dérouler ces récits en silos, mais de les faire résonner les uns avec les autres. Elle nous fait ainsi découvrir, ou mieux entendre, les échos du passé impérialiste italien dans la vie politique contemporaine, par exemple lors de la réception de Kadhafi par Berlusconi en 2010. En reliant par la fiction des destins individuels, la romancière réunit dans le même geste des fragments d’histoire nationale artificiellement séparés – et surtout excessivement négligés – dans la mémoire collective.
C’est en effet l’impensé colonial de son pays (lire l’article de Ricardo Antoniucci) que Melandri met au jour, dans une sorte de forage impitoyable de la psyché nationale. Elle le fait sans ménagement, n’épargnant pas au lecteur les récits atroces – sans être gratuits – des violences sexuelles et crimes de guerre commis par l’armée italienne. Sur la base d’une documentation solide, et avec les armes d’un art populaire, elle entreprend de défaire les couches de silence qui ont enveloppé cette histoire qui n’a rien eu d’anecdotique.
Par honte, peur de la justice ou déni psychologique, les « revenants » d’Abyssinie avaient été avares de témoignages : « Tous se taisaient. Chacun de ces petits ruisseaux de silence confluait avec le grand fleuve des omissions officielles, qui, à son tour, alimentait la grande mer de la propagande sur l’Afrique orientale. »
Une fois le fascisme vaincu, la reconstruction mémorielle du pays a débouché sur le mythe d’un pays victime d’un phénomène politique aberrant : « Tout ce qui, à tort ou à raison, était associé au fascisme était considéré comme un corps étranger, une parenthèse, une déviation du vrai cours de l’histoire de la patrie, celui qui reliait l’héroïsme du Risorgimento à celui de la Résistance. L’Italie était un ancien alcoolique qui, comme tout nouvel adepte de la sobriété, ne voulait pas être confondu avec le comportement qu’il avait eu lors de sa dernière cuite. »
Tout en rappelant que l’entreprise coloniale a été lancée plus de vingt ans avant l’avènement du régime mussolinien, Melandri insiste sur la centralité de l’impérialisme dans le fascisme italien. Elle s’inscrit dans le sillage de réflexions similaires menées dans le champ académique, comme chez Marie-Anne Matard-Bonucci. Dans un ouvrage important, Totalitarisme fasciste, celle-ci insiste sur le fait que le culte de la violence se situait bien au cœur du mouvement puis du régime politique de Mussolini (voir notre entretien vidéo).
« Pour le pouvoir fasciste, écrit l’historienne, la terreur [dans les colonies] n’était pas une dérive, mais une façon de faire de la politique. » Un chapitre entier de son ouvrage est d’ailleurs consacré à la propagande viriliste déployée en arrière-fond des conquêtes coloniales, dans lequel elle explique comment le « spectre du métissage », signe d’une radicalisation raciste du régime, a finalement débouché sur une réglementation stricte de la sexualité en terrain colonial.
Or, c’est précisément dans cette torsion idéologique que s’inscrit la biographie inventée d’Attilio Profeti : adolescent contemplant des cartes postales de corps animalisés et « exotisés », soldat parmi ceux confrontés à leur disponibilité au cours d’une conquête militaire les ayant transformés en proies faciles, amoureux préférant délaisser l’objet de sa fascination plutôt que d’hypothéquer son avenir au sein d’un régime ne tolérant pas l’altération du pur sang italien.
À plusieurs reprises, dans les pages les plus contemporaines, la romancière étrille le révisionnisme historique encouragé par Berlusconi et ses alliés de droite dès leur arrivée au pouvoir. Comme l’a montré un autre historien, Olivier Forlin, les années 1990 ont de fait été le moment d’une « relativisation de l’héritage fasciste » et d’une mise en équivalence douteuse entre partisans et fascistes pendant la guerre civile de 1943-45, présentée comme un moment regrettable de division nationale.
De façon plus générale, c’est la dégénérescence morale incarnée par Berlusconi dont témoignent les personnages du roman. Parmi eux, l’amant d’Illaria, Piero Casati, est décrit comme un élu « entré en politique avec une idée d’efficacité conservatrice [...] ; où les excès des hommes d’État de la Première République seraient corrigés par un peu de marché sain, par l’allègement de la lourdeur du fonctionnement de l’administration », mais qui se retrouve plongé dans « un climat de Bas-Empire, de foire d’empoigne, avec des rats dans la soute qui rongent les dernières croûtes avant que le bateau ne s’écrase sur les rochers ».
Les adversaires de centre-gauche de Berlusconi ne sont pour autant pas épargnés dans le roman. À plusieurs occasions, Melandri souligne leur responsabilité partagée dans l’absence de travail mémoriel satisfaisant, et dans la mise en œuvre de lois désastreuses pour la dignité et l’intégrité physique des migrants ayant tenté leur chance depuis l’autre côté de la Méditerranée.
Épique et subtil autant qu’éprouvant, Tous, sauf moi s’inscrit dans un mouvement de pluralisation de la mémoire italienne, que d’autres romanciers et chercheurs ont lancé à la lumière d’une histoire impériale réévaluée. L’originalité de Melandri est de montrer en quoi le legs colonial pèse encore dans l’inconscient, les représentations et les affects contemporains. Il est heureux que les lectrices et lecteurs français y aient aujourd’hui accès, deux ans après sa parution en Italie.