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  • ByteDance, le nouvel ogre de l’Internet en Chine, ne cesse de grossir
    https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/02/bytedance-le-nouvel-ogre-de-l-internet-en-chine-ne-cesse-de-grossir_6071706_

    Le propriétaire de TikTok a embauché 40 000 employés en 2020 et pourrait faire de l’ombre aux deux géants chinois Alibaba et Tencent.

    ByteDance ne s’arrête pas : après 40 000 embauches en 2020, l’entreprise qui détient TikTok vient d’annoncer 13 000 créations de postes pour sa section éducation. Un appétit impressionnant pour une entreprise fondée il y a neuf ans. Aujourd’hui, avec 100 000 personnes à son bord, ByteDance a 30 000 employés de plus que Facebook, ou Tencent, le géant chinois des réseaux sociaux avec WeChat et QQ, et numéro un mondial des jeux vidéo.

    Tencent, entreprise la plus chère de Chine, vaut pourtant quatre fois plus que ByteDance, dont la valeur est estimée à environ 150 milliards de dollars (125 milliards d’euros). Une inflation des équipes due en partie à la nature de son activité, sensible : rien qu’en Chine, l’entreprise compte 20 000 employés spécialisés dans la « vérification des contenus ».

    Mais grâce à ses vaches à lait TikTok et sa version chinoise, Douyin, ByteDance peut prendre des risques et s’introduire dans des nouveaux secteurs d’activité : commerce, éducation en ligne et jeux vidéo. ByteDance est le fruit de l’imagination de Zhang Yiming, un ingénieur informaticien qui lance, en 2012, l’agrégateur d’information Jinri Toutiao. Le site démontre déjà la capacité de l’entreprise à utiliser l’intelligence artificielle pour proposer à ses utilisateurs des contenus adaptés à leurs centres d’intérêts.

    Mais la véritable percée intervient avec Douyin et TikTok, sa version internationale, en 2017. Trois ans plus tard, à l’été 2020, ByteDance revendiquait 1,3 milliard d’utilisateurs au total pour ces deux plates-formes. Grâce aux revenus publicitaires générés par ce trafic impressionnant, l’entreprise peut s’étendre : « Leur trésorerie est positive, grâce à leur activité publicitaire très lucrative. Donc ils peuvent financer leur propre expansion et, quand ils vont voir des investisseurs, ils peuvent lever des fonds à des conditions favorables », explique Matthew Brennan, consultant et auteur de Attention Factory : The Story of TikTok and China’s ByteDance (2020, non traduit).

    La culture d’entreprise encourage cette prise de risque. « Ils expérimentent beaucoup pour trouver leurs prochains relais de croissance et semblent avoir choisi l’éducation, le commerce en ligne et les jeux vidéo. Ce que confirme l’abandon d’autres projets, comme les smartphones ou une application de tchat : ils essaient et abandonnent vite ce qui n’est pas prometteur », analyse Michael Norris, chef de la stratégie pour Agency China, un cabinet de conseil à Shanghaï. ByteDance ne semble se mettre aucune barrière. L’entreprise développe les achats sur Douyin, déjà largement utilisé pour faire la promotion de produits en Chine, quitte à s’aventurer sur les terres d’Alibaba, qui domine le commerce en ligne.

    Tencent a encore plus de soucis à se faire

    Tencent a encore plus de soucis à se faire. Le géant a déjà vu ByteDance grignoter une partie de la croissance de ses revenus publicitaires, grâce à ses plates-formes qui mobilisent l’attention des Chinois, aux dépens de WeChat. Désormais, ByteDance s’attaque aux jeux vidéo, autre royaume de l’empire Tencent. Depuis fin 2019, ByteDance s’est mis à l’édition de jeux, avant de racheter des studios pour développer sa propre offre.

    « Le jeu vidéo est une activité qui leur correspond bien : les gens vont sur Douyin pour se détendre et passer le temps, et les jeux vidéo répondent à la même attente, analyse Matthew Brennan. Donc Douyin est la plate-forme parfaite pour faire la promotion de jeux. C’est ce qui rend Douyin et TikTok si intéressants : c’est un moyen d’acquérir des utilisateurs pour n’importe quel service qu’ils souhaitent promouvoir dans le monde. » Le jeu vidéo est un secteur particulièrement lucratif en Chine, avec un chiffre d’affaires de 68 milliards de yuans (8,8 milliards d’euros) au troisième trimestre 2020, en hausse de 15 %, et avec 661 millions de joueurs.

    Dernier pari pour ByteDance, l’éducation, dans laquelle l’entreprise est présente depuis 2016. Mais la pandémie de Covid-19 a changé la donne : la suspension des classes pour des centaines de millions d’enfants en Chine a donné un coup de pouce à un secteur déjà dynamique.

    En octobre 2020, ByteDance a lancé une lampe de bureau connectée, avec écran permettant aux parents d’interagir avec l’élève et une caméra qui peut estimer sa concentration. ByteDance offre aussi plusieurs applications éducatives, avec ou sans enseignant humain, pour un public allant de la maternelle aux professionnels. Et l’entreprise est bien décidée à accélérer : alors que cette section employait déjà 10 000 personnes en octobre dernier, ByteDance a annoncé, vendredi 26 février, la création de 13 000 nouveaux postes dans les mois à venir.

    Mais cette croissance extrême n’est pas sans poser problème. Plusieurs employés témoignent d’une culture d’entreprise extrêmement agressive. Vera Ma (elle ne donne que son prénom anglais, par discrétion) a travaillé au marketing pour une des plates-formes de l’entreprise.

    « Mon travail consistait à passer entre 200 et 500 appels par jour pour trouver des annonceurs. A chaque fois qu’on obtenait quelque chose, par exemple 10 000 yuans de renouvellement, le chef d’équipe criait : “Untel a renouvelé un contrat !” et tout le monde applaudissait. Mais ceux qui n’atteignent pas leurs objectifs étaient rapidement poussés à démissionner. » « Cela conduit à une culture des heures sup : tout le monde reste tard le soir, souvent jusqu’à 22 heures, à faire semblant de travailler », raconte Barney Zhou, ancien graphiste dans l’entreprise. Le stress est permanent.
    #Alibaba #ByteDance #Tencent #TikTok #WeChat #QQ #algorithme #jeu #domination #bénéfices #enseignement #GigEconomy #publicité (...)

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  • « Entrisme » ou « relations tout à fait normales » ? Enquête sur la French Connection de Huawei à Paris
    https://www.lemonde.fr/economie/article/2021/03/03/entrisme-ou-relations-tout-a-fait-normales-enquete-sur-la-french-connection-

    Le groupe chinois de télécommunications, leader mondial de la 5G, multiplie depuis des années les initiatives de lobbying en France. Son but : gagner la confiance des décideurs politiques.

    Elle apparaît dans un décor familier d’appartement bourgeois parisien, portant une veste bleu sombre, sans apprêt. Mais c’est depuis Shenzhen, la mégapole industrielle de Chine, que Catherine Chen parle aux Français, ce 26 janvier. La vice-présidente du géant des télécommunications Huawei préside à distance la cérémonie organisée au siège de la région Grand-Est, à Strasbourg. On accueille, ce jour-là, « la première usine de production de Huawei en dehors de Chine ». Si elle s’installe ici, en Alsace, « avec l’aide de l’Etat français », annonce Catherine Chen dans la vidéo projetée sur grand écran, c’est pour « l’excellence de la main-d’œuvre et des infrastructures ». Devant des élus locaux ravis, la responsable conclut : « Nous travaillerons main dans la main. »

    Le leader mondial de la 5G – un chiffre d’affaires global de 80 milliards d’euros et 180 000 employés – a acheté un terrain sur la commune voisine de Brumath pour construire une usine de 40 000 mètres carrés. Sa filiale Huawei Technologies France promet d’y investir 200 millions d’euros et de créer 500 emplois, dont 400 pour des Français. La filiale ne s’étend pas sur les produits fabriqués, « des stations de base sans fil », soit des cartes mères et des logiciels placés sur les antennes 4G et 5G pour la connexion des utilisateurs.

    Sur la scène, le président (Les Républicains, LR) de la région, Jean Rottner, se félicite d’accueillir l’entreprise, qui a préféré le site de Brumath à une cinquantaine d’autres. A quelques mois des élections régionales, ces riches promesses pour l’économie locale sont toujours bonnes à prendre. Un peu plus tard, en aparté, l’élu admet le paradoxe qu’il y a, pour un homme politique de droite, à traiter avec une entreprise soumise à l’autorité du Parti communiste chinois (PCC) : « Faut-il pour autant refuser de la valeur ? »Retour ligne automatique
    Une petite revanche

    L’usine alsacienne ne produira pas avant 2023. Mais voici, déjà, le drapeau de Huawei planté au cœur de l’Europe. La filiale a pu « montrer au siège de Shenzhen que ça avançait », se réjouit le président du conseil d’administration (CA) de Huawei France, Jacques Biot.

    Après le laboratoire de recherche ouvert en plein Paris, en octobre 2020, l’usine en janvier 2021. « Chaque annonce ici permet de faire douter d’autres pays en Europe quant à la nocivité reprochée à Huawei », décode, à Paris, un expert proche du dossier, alors que l’entreprise a placé la France et ses décideurs politiques en tête de ses priorités stratégiques.

    A Strasbourg, Huawei s’offre une petite revanche. Car, depuis un an, l’empire technologique chinois a été écarté par la France du cœur des réseaux nationaux de télécommunications et de ses sites sensibles. La technologie 5G, réseau mobile de nouvelle génération, offre en effet des capacités d’intrusion et de contrôle inédites. Et, au sommet de l’Etat, on se méfie d’un acteur que le régime autocratique de Xi Jinping pourrait actionner de Pékin contre les intérêts français – des liens avec le pouvoir que l’entreprise, fondée en 1987 par un ancien colonel de l’Armée populaire de libération, Ren Zhengfei, conteste sans relâche, mais sans convaincre.

    Faute de bannir frontalement Huawei, comme l’a fait l’ex-président américain Donald Trump, Paris a édifié sa muraille à coups de réglementations techniques. Le géant chinois peut produire des téléphones, vendre des équipements aux industriels et rester en France, mais il est placé sous étroite surveillance. Des régions entières de l’Hexagone devront se passer d’antennes 5G Huawei pour l’exploitation des réseaux mobiles, et seules des sociétés européennes et américaines peuvent accéder aux routeurs des cœurs de réseau, ces nœuds par lesquels passent toutes les données des communications.

    Les opérateurs Bouygues et SFR, qui jugent l’entreprise chinoise moins chère et plus performante que ses concurrents européens, ont tenté de contester ces dispositions, en vain. Le 5 février, le Conseil constitutionnel a validé la loi communément baptisée « anti-Huawei », au nom de la défense nationale. Pour la haute juridiction, la loi votée le 1er août 2019 répond bien aux intérêts fondamentaux de la nation en cherchant à « prémunir les réseaux radioélectriques mobiles des risques d’espionnage, de piratage et de sabotage qui peuvent résulter des nouvelles fonctionnalités offertes par la 5e génération de communication mobile ».

    Ceux qui promeuvent en France les intérêts du leader chinois des télécoms évacuent ces soupçons d’espionnage avec fermeté. « C’est du pipeau complet. Il n’y a pas un mec de la DGSI [la direction générale de la sécurité intérieure] qui y croit », assène Jean-Marie Le Guen, membre du CA de Huawei France.

    L’ingénieur Jacques Biot, qui dirigeait l’Ecole polytechnique avant de prendre la tête de ce même CA, s’est, lui aussi, « fait [sa] religion » sur ce point : à l’entendre, la loi sur la 5G serait un « non-sujet ». « Nous ne sommes pas bannis, assure-t-il, et quand les politiques nous abordent sans préjugés, nous entretenons avec eux des relations tout à fait normales, comme n’importe quelle entreprise sur leur territoire. » Une « normalité » pourtant loin d’être acquise pour l’équipementier, qui doit intensifier ses efforts de lobbying afin de redorer son image en France.Retour ligne automatique
    Carnets d’adresses

    Au septième étage de la tour Huawei, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), Shuo Han règne depuis 2019 sur une petite armée de communicants. Cette diplômée en français et en économie de l’université de Nankai a été bombardée, à 35 ans, vice-présidente des affaires publiques du groupe et responsable de la filiale française. Celle que tout le monde appelle Linda Han, et non Shuo Han, est la gardienne des éléments de langage, au service d’un objectif stratégique : mettre en confiance les acteurs français, rappeler que l’entreprise est présente dans l’Hexagone depuis 2003, avec ses six centres de recherche et ses 300 fournisseurs.

    Pour l’aider à ouvrir les portes, elle a recruté, ces dernières années, plusieurs ex-conseillers du pouvoir, dotés d’épais carnets d’adresses dans les cercles politiques. Parmi eux, Henri Soupa, passé par Matignon (2012-2014), puis par divers cabinets ministériels. Enrôlé à l’automne 2019, il est parti en février 2020, remplacé par un ancien lobbyiste de La Poste, Philippe Régnard.

    Un conseiller du groupe LR à l’Assemblée nationale, Jean-Christophe Aubry, a fait également son entrée dans la société, en 2019. Avant l’épidémie de Covid-19, ses ex-collègues attachés parlementaires apercevaient souvent ce communicant au 101, rue de l’Université, une annexe du Palais-Bourbon, en plein conciliabule avec des députés. « Les lobbyistes de chez Huawei avaient installé leur bureau dans le canapé du “101” », dit en souriant une ministre qui se souvient d’avoir été « hélée » en passant, quand elle était députée.

    Le département « affaires publiques » de Linda Han connaît un turnover important, même si cette dernière voit « plus d’arrivées que de départs ». Henri Soupa n’est resté que trois mois, malgré un salaire attractif de 9 000 euros brut par mois, supérieur à ses émoluments dans les ministères. « J’avais un problème de conscience, admet-il. Ayant servi le gouvernement français, j’étais mal à l’aise de travailler pour une entreprise dont les liens avec le pouvoir chinois sont aussi ambigus. »

    Débauchée en 2019 du principal fabricant de tabac au Royaume-Uni, Imperial Brands, la lobbyiste Clémence Rouquette a, elle aussi, démissionné au bout d’un an et elle refuse de raconter cette expérience dont elle garde un mauvais souvenir. Une autre recrue française est restée… moins d’une semaine avant de claquer la porte. Selon nos informations, d’autres cadres du département « affaires publiques » cherchent à quitter le groupe.Retour ligne automatique
    Macron, « le Graal absolu »

    Doté d’une organisation ultracentralisée, Huawei a acquis une réputation de management à la dure. Le « reporting » au siège de Shenzhen est permanent. Sous pression, les lobbyistes internes sont invités à « faire du chiffre », en multipliant les rendez-vous au Parlement ou dans les ministères. « Il faut montrer au siège qu’on avance, qu’on est présents et bien implantés dans le pays », témoigne un proche de l’entreprise.

    Mais ces efforts sont peu payés de retour. « Ils dépensent une énergie folle pour obtenir un rendez-vous tous les six mois », observe un fin connaisseur de la filiale, selon lequel cet acharnement a fini par irriter dans les coulisses du pouvoir.

    L’équipementier sait il est vrai se montrer très insistant. Ainsi a-t-il fait le forcing pour rencontrer Amélie de Montchalin quand celle-ci était secrétaire d’Etat aux affaires européennes (2019-2020). De guerre lasse, la ministre a fait recevoir les hommes de Huawei par son directeur de cabinet. Particulièrement sollicité, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, refuse, lui aussi, la rencontre. « Il ne faut pas donner prise, tout est piégeux », confie-t-on à Bercy. Sous le quinquennat précédent, le groupe avait offert au prédécesseur de M. Le Maire, Arnaud Montebourg, et à l’intégralité de son cabinet, des téléphones dernier cri : ils ont tous terminé au fond d’un tiroir.

    Pour Huawei, l’objectif suprême de cette offensive reste de décrocher un rendez-vous avec Emmanuel Macron. « Ce serait le Graal absolu, selon un familier de l’entreprise. Ils sont prêts à tout pour faire une photo à l’Elysée, qu’ils pourront ensuite envoyer à Shenzhen. » C’est même devenu une idée fixe pour Linda Han, d’après plusieurs sources. Un matin, l’un des cadres du département « affaires publiques » a entendu la responsable raconter le rêve de sa nuit précédente : une rencontre sous les ors de l’Elysée avec le président français.

    Fin 2019, Huawei a d’ailleurs écrit directement au président Macron – contournant Bercy – afin d’évoquer son projet d’usine en France. Remise en main propre par le patron de Publicis, Maurice Lévy, la missive réclamait la bienveillance de l’Etat et promettait à demi-mot la création de nombreux emplois. Polie mais froide, la réponse – signée du chef de cabinet de la présidence – invitait le groupe chinois à se rapprocher du ministère des finances, où les contacts demeurent circonscrits à la direction générale des entreprises. « Ils ne comprennent pas pourquoi ils n’obtiennent jamais de rendez-vous de haut niveau en France, dit l’un des lobbyistes de Huawei. Ils se sentent bannis, c’est le mot ! »

    Mme Han réfute l’expression « forcer les portes ». « Elle ne correspond pas à la réalité de ce que nous faisons, souligne la dirigeante. La pratique des relations publiques est très encadrée en France. » C’est pourtant bien comme une « tentative d’entrisme » qu’a été vécue, en janvier, la candidature du nouveau « directeur des affaires stratégiques et sécuritaires » de Huawei France, Vincent de Crayencour, au Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE), selon une source appartenant à ce cénacle des plus fermés.Retour ligne automatique
    Appétit tous azimuts

    Recruté par Huawei en novembre 2020, Vincent de Crayencour a un profil rare : cellule diplomatique du ministère de l’intérieur, affaires réservées du cabinet du ministre du budget, réserviste opérationnel des forces spéciales, blessé lors d’un parachutage au Burkina Faso, directeur des relations internationales de Thales, conseiller municipal à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) et, surtout, spécialiste du cyber…

    Ses appuis pour entrer au CDSE, y compris au sein du secrétariat général du club, ont été très nombreux. « Des méthodes de bulldozer », résume la source du Monde. Mais, pour la première fois, les services de renseignement ont demandé au CDSE de barrer un postulant. Début février, le club l’a donc écarté à l’unanimité. Vincent de Crayencour a pourtant réussi à représenter Huawei dans deux autres cénacles, l’Association des professionnels des affaires publiques et InfraNum, qui rassemble les entreprises du numérique. Sollicité par Le Monde, M. de Crayencour n’a pas donné suite.

    Pour multiplier ses chances de pénétrer les sphères du pouvoir, le géant chinois – dont la filiale française, avec un millier de collaborateurs, n’est qu’une PME – mobilise aussi une armée de lobbyistes extérieurs. Pour 2019, Huawei France a déclaré avoir dépensé entre 400 000 euros et 500 000 euros pour la promotion de ses intérêts, soit autant que la SNCF et davantage que Peugeot.

    La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique recense sept cabinets d’intérêts, parmi lesquels Boury, Tallon & Associés, Havas ou Publicis. Des agences de communication, Image 7 ou Patricia Goldman, renforcent les rangs. Au point que, dans le petit milieu parisien de l’influence, l’appétit tous azimuts du groupe chinois est devenu un objet de plaisanterie : « Si tu as une agence de com’, la chose la plus facile est d’aller prendre un chèque chez Huawei en promettant de leur faire rencontrer n’importe quel député ou conseiller », ironise un communicant.

    A chaque agence sa mission. Ainsi, le cabinet d’intelligence économique ESL & Network a officiellement travaillé pour « accompagner les dirigeants de Huawei dans la compréhension des mécanismes décisionnels français sur le déploiement de la 5G ». Le patron du cabinet, Alexandre Medvedowsky, a décroché plusieurs rendez-vous au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, rattaché à Matignon. On y a gardé le sentiment désagréable qu’il cherchait des informations classifiées sur les réseaux de télécommunications. Lui non plus n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.

    Mais c’est Paul Boury, l’un des premiers à avoir accompagné Huawei en France, qui fait figure de « lobbyiste en chef ». Avant que les autorités ne définissent la ligne sur la 5G, M&M Conseil, filiale de Boury, Tallon & Associés, a multiplié les opérations d’image auprès des décideurs. Une « soirée singulière » était organisée chaque année en juillet dans un cadre prestigieux – Musée Rodin ou du quai Branly – autour d’un événement culturel. Le 9 juillet 2018, un concert privé du violoniste Renaud Capuçon a ravi les invités.Retour ligne automatique
    Le « numéro » de Borloo et Le Guen

    Paul Boury, ami de trente ans de François Hollande, fait profiter Huawei de son réseau parlementaire. Députés et sénateurs sont régulièrement conviés à déjeuner chez Laurent, un restaurant étoilé des Champs-Elysées, pour rencontrer des dirigeants du géant chinois.

    A la veille des enchères d’attribution de la 5G, en septembre 2020, onze élus se sont ainsi retrouvés à cette table renommée, dont le sénateur (La République en marche, LRM) de Paris Julien Bargeton, le député (LRM) du Rhône Bruno Bonnell, celui de la Manche Philippe Gosselin (LR), celui de Charente Jérôme Lambert (PS), ou son homologue des Côtes-d’Armor Eric Bothorel (LRM), rapporteur de la loi « anti-Huawei ». Ce dernier relativise : « Ils font du lobbying comme les autres. Ce n’est ni plus intrusif ni plus pressant. »

    Fin 2016, en pleine précampagne présidentielle, un dîner au Ritz avait rassemblé une quinzaine de personnalités influentes autour du président en exercice de Huawei, Ken Hu, de passage à Paris, et de deux amis historiques du groupe, les anciens ministres Jean-Louis Borloo – qui émargeait alors au conseil d’administration de Huawei France – et Jean-Marie Le Guen. Présents autour de la table : Antoine Gosset-Grainville, l’ex-directeur de cabinet adjoint de François Fillon, l’essayiste Nicolas Baverez, le patron du quotidien économique Les Echos Nicolas Barré, l’essayiste et consultant Edouard Tétreau, soutien d’Emmanuel Macron… « Ils utilisent tous les registres classiques de l’influence. Le patron de Huawei nous a fait l’article sur l’excellence de leur technologie et leurs prix compétitifs », raconte un participant. Ce dernier se souvient du « numéro » de MM. Borloo et Le Guen, qui, pendant tout le dîner, s’étaient plaints « en soupirant » des réticences des services de l’Etat à accueillir ce fleuron de l’économie chinoise.

    C’est d’ailleurs sur les conseils du même Paul Boury que Huawei a d’abord recruté des figures politiques jugées influentes et peu clivantes aux yeux du grand public pour les accompagner en France. Jean-Louis Borloo l’a ainsi été en 2016 pour son immense réseau. Les personnalités émargeant au conseil d’administration affirment être rémunérées au prix du marché. Bien davantage, selon des sources du renseignement. Il arrive aussi que l’entreprise fasse des cadeaux. En 2017, le leader de la 5G – également numéro un mondial de la reconnaissance faciale – a ainsi offert à la ville de Valenciennes (Nord), dont M. Borloo fut maire durant treize ans (1989-2002), 240 caméras, d’une valeur de 2 millions d’euros.

    Avec cette belle prise à droite, l’entreprise a aussi recruté, en 2016, Dominique Villemot, issu, comme François Hollande, de la promotion Voltaire de l’ENA. L’avocat a ouvert pour Huawei la porte des ministères et un portefeuille de sociétés pour des partenariats. Sa présence au CA n’a toutefois pas permis à l’équipementier – qui se plaignait déjà ne pas être reçu au plus haut niveau en France, à la différence des autres pays – d’obtenir un rendez-vous avec M. Hollande à l’Elysée. « Ren Zhengfei a toujours voulu accéder au président de la République. J’ai passé mon temps à lui dire que cela ne se passait pas comme ça en France », confirme Jean-Marie Le Guen, qui a remplacé Jean-Louis Borloo au CA à l’été 2020.Retour ligne automatique
    « Certificat de virginité »

    Quand l’ancien ministre socialiste des relations avec le Parlement arrive chez Huawei, il est tout sauf un inconnu pour les pro-Pékin. Après avoir quitté le gouvernement en 2017, ce proche de Manuel Valls a déjà exercé des fonctions de lobbyiste pour deux entreprises appartenant au conglomérat chinois HNA.

    Proche de la communauté asiatique du 13e arrondissement de Paris – son ancienne circonscription –, l’ex-député de Paris a longtemps soutenu Taïwan, avant de présider le groupe d’amitié France-Chine de l’Assemblée nationale. Des parlementaires avec lesquels Huawei organise, chaque année, une rencontre.

    C’est à ce titre que M. Le Guen accompagne l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault en visite officielle en Chine, en décembre 2013. Flanqué du ministre du redressement productif Arnaud Montebourg, il est reçu par le charismatique Ren Zhengfei, au siège de Shenzhen. « Ren nous a proposés ce jour-là de donner la technologie 5G à la France », assure aujourd’hui l’ex-député. Quand le numéro un de Huawei vient à Paris deux ans plus tard, en 2015, Jean-Marie Le Guen œuvre pour qu’il rencontre le premier ministre, Manuel Valls. « Au grand dam de la DGSI », ironise l’ancien ministre. Lui aussi est allé au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale vanter les mérites de « l’Apple chinois ». « Je leur sers d’interprète », explique l’intéressé, pour lequel « 12 % à 15 % du marché des réseaux autorisés » pour Huawei n’est « pas suffisant ».

    A Paris, les fenêtres de l’immeuble où Huawei vient d’installer son centre de recherche Lagrange offrent une vue plongeante sur l’hôtel de Rothelin-Charolais, siège du porte-parolat du gouvernement français. Jadis, cette élégante bâtisse de la rue de Grenelle abritait… le siège de France Télécom. Une double victoire symbolique pour le géant chinois, qui a ouvert ici, en octobre 2020, son sixième centre de recherche, réservé aux mathématiques, en plein 7e arrondissement. « Le fait de s’installer ici, entre Matignon et plusieurs ministères, au cœur de la décision politique et de la souveraineté française, c’est envoyer un signal très clair », observe un ministre. Huawei a offert 6 millions d’euros à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES), auquel le Centre Lagrange est adossé. Le président du conseil d’administration de l’IHES n’est autre que Marwan Lahoud, un ingénieur de l’armement passé par Polytechnique et ancien patron de la stratégie d’Airbus. Un joli coup pour Huawei, concernant son image. « Ils se sont acheté un certificat de virginité », résume une source sécuritaire. Tous les résultats de ces chercheurs seront accessibles au public, promet Jacques Biot.Retour ligne automatique
    Alexis Kohler, le filtre élyséen

    Le mécénat est bien l’autre chemin emprunté par Huawei pour gagner en influence. Avant son entrée au Parlement, en 2017, le mathématicien Cédric Villani, lauréat de la médaille Fields, a, lui aussi, été sollicité à de multiples reprises par l’entreprise, devenue un des membres fondateurs du Fonds de dotation de l’Institut Henri-Poincaré, qu’il préside. M. Villani, député (ex-LRM) de l’Essonne, assure ne plus avoir de contacts avec Huawei depuis 2019. Il invoque le durcissement du régime de Pékin et « le rapport de Huawei avec le pouvoir ». Il raconte avoir été également mis en garde par le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O., qui lui a « parlé des soupçons pesant sur Huawei ». Mais il est resté proche de l’ancienne lobbyiste du groupe chinois Isabelle Leung, qui fut longtemps le visage du département « affaires publiques » et qu’il a enrôlée dans sa campagne municipale de 2020 à Paris comme chargée de la levée de fonds.

    « Ce n’est pas Huawei, c’est la mécanique gouvernementale chinoise qui est à l’œuvre », observe un industriel influent. La méthode, selon lui : repérer un besoin, expliquer que les intentions sont bonnes, ne jamais passer en force. Aux Français, en somme, de fixer leurs limites. C’est précisément l’objectif atteint par la nouvelle législation sur la 5G, se sont félicités, début février, les sénateurs Olivier Cadic et Mickaël Vallet dans leur rapport sur le sujet : pour 157 demandes d’exploitation des réseaux mobiles 5G examinées en 2020 par le gendarme de la cybersécurité, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi), les vingt-deux décisions de refus et les cinquante-trois autorisations à durée limitée ont concerné les équipements Huawei.

    Au plan technique, c’est la discrète commission R226, présidée par l’Anssi, qui veille à la fiabilité des équipements de télécommunications. Mais, au plan stratégique, comme l’ont confirmé au Monde de nombreuses sources, c’est Alexis Kohler, le puissant secrétaire général de l’Elysée, qui joue le gatekeeper (« physionomiste ») contre lequel bute la filiale française du groupe chinois. « Le paysage a changé », confirme une source sécuritaire qui avait vu, dans les années 2012-2013, les représentants de Huawei reçus par le secrétaire général de l’Elysée, Jean-Pierre Jouyet. Tout au long de ses discussions avec Huawei sur la future usine, le président de la région Grand-Est, Jean Rottner, a ainsi rapporté au bras droit du président Macron. Signe de l’importance que Huawei accordait à cette implantation, la vice-présidente Catherine Chen est venue spécialement de Shenzhen, aux côtés de la responsable de la filiale, Linda Han, pour le premier rendez-vous avec l’élu. « Tu peux y aller », a-t-on dit, depuis Paris, à Jean Rottner.Retour ligne automatique
    Une surprise dans l’avion

    L’Elysée, une ligne de crête, veille depuis à concilier intérêts économiques et sécuritaires – une « politique du ni oui ni non, ambiguë », dénonce un pro-Huawei. Au sujet de l’usine, la maire (Europe Ecologie-Les Verts) de Strasbourg, Jeanne Barseghian, favorable, en septembre 2020, à un moratoire sur la 5G, s’inquiète ainsi de voir subsister des « risques pour notre souveraineté ». L’élue rappelle que l’armée, très présente autour de Strasbourg, avait mis en garde les autorités contre le projet. Tout comme la consule générale des Etats-Unis, qui est venue poser des questions à la présidence de l’Eurométropole.

    Si le groupe chinois a perdu une bataille avec la loi 5G, il croit cependant ne pas avoir perdu la guerre. « Ils trouveront toujours des oreilles attentives parmi les politiques, à gauche dans un vieux fond prochinois, à droite parmi les héritiers d’un gaullisme non aligné sur les Américains, et partout chez ceux qui se laissent corrompre », résume le sénateur (LRM) des Hauts-de-Seine André Gattolin, membre d’un réseau international de parlementaires anti-Pékin, l’IPAC. Mais, poursuit ce défenseur de la cause tibétaine, « les parlementaires les intéressent désormais moins que les responsables d’exécutifs régionaux ou locaux ».Retour ligne automatique
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    En 2018, lors d’un voyage de jumelage à Chengdu, Jean Rottner a, en effet, été approché par un intermédiaire chinois vivant en France. Le consulat de France lui a déconseillé de le voir. Mais Rottner a eu la désagréable surprise de trouver cet homme assis à côté de lui dans l’avion du retour pour Paris !

    « Auprès des politiques, cela ne se fait plus avec une super pépée dans une main et une valise de billets dans l’autre, explique le lobbyiste d’un grand groupe français. On a conseillé à Huawei d’installer une image durable, qui se construit par petites touches. Ils approchent des gens qui vont tremper longtemps dans la marmite, avant, un jour prochain, de servir. » C’est un point que Jacques Biot, le président du CA, confirme : « Huawei est là pour longtemps. »

    A la fin de l’année 2020, le député Bruno Bonnell a reçu une drôle de carte de vœux du directeur général adjoint de la filiale française, Minggang Zhang : la photo d’un bombardier déchiqueté, troué de balles. « Pendant la seconde guerre mondiale, ce bombardier a été le seul à revenir d’où il était parti », écrivait M. Zang. Qui précisait : « Malgré les balles que nous prenons dans le bombardier Huawei, nous finirons par ramener l’équipage à bon port. » Fragilisée par l’embargo américain, l’entreprise s’adapte à ce qu’elle nomme la « nouvelle idéologie antichinoise ». Et elle ne lâchera rien, les décideurs français en sont convaincus.

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