• A Cléon, un enfant exclu de son collège pour avoir dénoncé son professeur de sport
    7 mars 2021 Par Rémi Yang
    https://www.mediapart.fr/journal/france/070321/cleon-un-enfant-exclu-de-son-college-pour-avoir-denonce-son-professeur-de-

    Dans la périphérie de Rouen, un élève de sixième a dû changer d’établissement après avoir relayé une accusation d’agression sexuelle de la part d’un prof de sport. Plusieurs enfants avaient pourtant témoigné. L’enseignant nie en bloc.

    Cléon (Seine-Maritime).– La famille Jaafar n’arrive toujours pas à digérer la situation. Dans le salon de leur maison à Cléon, en Normandie, Karim et Chérifa tournent l’affaire en boucle. À la colère s’ajoutent le dégoût, la tristesse, l’incompréhension et un profond sentiment d’injustice, alors que leur fils rentre tout juste de l’école. L’année dernière, après le déconfinement et la rentrée de mai, Ibrahim*, 12 ans, a dû prendre ses marques dans un nouvel établissement après avoir été définitivement exclu du collège Jacques-Brel de Cléon (Seine-Maritime).

    Cet élève aujourd’hui en cinquième, dynamique en classe, « intelligent et mature », comme l’a décrit sa professeure de français lors du conseil de discipline, est accusé par le proviseur d’avoir porté « atteinte à l’intégrité morale » de son professeur de sport, Monsieur L.

    Le 16 janvier 2020, lors d’une séance de gymnastique, Ibrahim raconte avoir vu l’enseignant tenir une élève par l’entrejambe lors d’une démonstration de parade. Après en avoir discuté avec d’autres camarades qui ont vu la même chose, il décide d’en parler à d’autres professeurs. Madame R., sa professeure de français, fait remonter l’information au principal, Monsieur C., qui déclenche une enquête interne.

    Le lendemain, l’infirmière scolaire convoque quatre élèves, dont la fille qui aurait été victime des attouchements. Dans son témoignage, que Mediapart a pu consulter, l’infirmière écrit que cette dernière nie avoir été touchée. Cependant, l’infirmière confie qu’un « autre élève [lui] a aussi dit que Monsieur L. l’avait touché au niveau des fesses pendant qu’il était sur un gros ballon de gym ».

    Pendant les jours qui suivent, le chef d’établissement recueille les témoignages d’Ibrahim et de ses amis, de la victime supposée et du professeur de sport. Il fait signer aux élèves des rapports d’incident que nous avons pu consulter. Dans cinq d’entre eux, certains collégiens affirment avoir été victimes d’attouchements ou vu le professeur « toucher les fesses » d’autres élèves.

    « Je fais ce rapport, car j’entends que Monsieur L. a fait des attouchements aux parties intimes pendant le cours de sport. Peut-être que pour les autres il n’a pas fait exprès, mais moi il me l’a fait une fois l’année dernière en cours d’UNSS [l’Union nationale du sport scolaire regroupe les associations sportives des collèges et lycées et prône une éducation sportive, humaniste et citoyenne. Les profs d’EPS doivent assurer trois heures de cours hebdomadaires – ndlr] », écrit un élève.

    Certains élèves de sixième prennent la défense de Monsieur L. et dénoncent des « rumeurs » en évoquant des « gestes mal interprétés ».

    Dans la foulée, Ibrahim, alors délégué suppléant, rédige une pétition affirmant que « Monsieur L. est un pervers », qu’il fait signer aux élèves qui le veulent. « Le proviseur nous avait dit que les accusations étaient graves et qu’on ne pouvait pas les proférer sans preuve », se souvient Ibrahim. « Pour mon fils, la pétition était une preuve qu’il allait fournir. Du côté de la direction, ça a été interprété comme une cabale contre le professeur », complète sa mère.

    Le collège Jacques-Brel à Cléon (Seine-Maritime). © RY Le collège Jacques-Brel à Cléon (Seine-Maritime). © RY

    Un petit mois plus tard, Monsieur C. convoque un conseil de discipline pour statuer sur le cas d’Ibrahim, à l’issue duquel l’élève est renvoyé définitivement. Peu de temps après, Monsieur L. dépose une plainte contre Ibrahim pour « dénonciation calomnieuse », dans laquelle il estime que les accusations d’Ibrahim lui portent préjudice « à double titre », étant donné qu’il dirige la filière gym du collège en plus d’y être professeur. « J’ai cru comprendre que le problème venait du fait que je leur demandais de se toucher », explique alors le prof, qui affirme, dans sa plainte consultée par Mediapart, avoir rappelé à ses élèves « l’intérêt des parades pour des raisons de sécurité » et que « cela faisait partie du programme des compétences travaillées ».

    Contacté par Mediapart, le prof de sport a indiqué que le rectorat ne l’autorisait pas à répondre à nos questions.

    La famille Jaafar, elle, souligne la sévérité de la sanction prononcée contre leur fils.

    « C’est un enfant ! Il peut très bien avoir mal interprété un geste, mais il aurait fallu en parler avec nous, lui expliquer avec pédagogie que c’était une démonstration pour une parade », soulève sa mère, Chérifa.

    « Renvoyer un élève de sixième, c’est extrêmement rare, commente Lydia Advenier, membre de l’exécutif du Syndicat national des professionnels de la direction de l’éducation nationale (SNPDEN). C’est d’une violence, par rapport à ce qui lui est reproché… » La syndicaliste s’étonne de la gestion interne et du « traitement disproportionné » de ce dossier.

    Dans ce genre de situation, elle juge nécessaire de recourir au proviseur de vie scolaire, un intermédiaire entre le rectorat et l’établissement dont l’un des rôles est d’apporter un point de vue extérieur. Elle estime néanmoins que le proviseur aurait agi selon son bon droit. « La manière dont on exerce ce métier dépend vraiment de notre personnalité. Chaque chef d’établissement ne va pas traduire un élève en conseil de discipline pour la même raison. »

    Des signalements antérieurs évoqués

    Le traitement du cas d’Ibrahim soulève également un débat sur les signalements des violences sexuelles. Le chef d’établissement aurait-il dû faire remonter le signalement d’Ibrahim au procureur de la République plutôt que d’enquêter en interne ?

    Dans une circulaire éditée en 2006 concernant les conduites à tenir en cas de « révélation d’un élève à un adulte de l’EPLE (établissement public local d’enseignement) concernant une agression sexuelle par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions », le ministère précise : « Il n’est jamais procédé à des interrogatoires ni à des investigations. »

    Contacté, le ministère de l’éducation nationale rappelle que « si, en qualité de fonctionnaire, dans l’exercice de ses fonctions, [tout personnel de l’éducation nationale] acquiert la connaissance d’un crime ou de délit, il est tenu d’en aviser sans délai le procureur de la République (article 40 du code de procédure pénale) ».

    Pourtant, le rectorat de Rouen estime que la procédure a bien été respectée. « En l’espèce, au vu des différents témoignages recueillis, les accusations portées par certains élèves ne sont pas fondées. Il n’y avait pas lieu, dans cette situation, d’appliquer l’article 40 », explique l’académie de Normandie.

    Une lecture des événements que Me Zadourian, l’avocate de la famille Jaafar, ne partage pas. « Ce n’est ni aux professeurs, ni aux chefs d’établissement, ni au rectorat de définir si ce que l’enfant a vu est bien constitutif d’un crime ou d’un délit. Ils ne peuvent pas se substituer au procureur de la République, fait-elle valoir. Ici, la professeure de français aurait dû signaler les faits au procureur dès que les enfants lui en ont parlé, avant même de faire remonter au chef d’établissement. »

    Surtout, les signalements émis par Ibrahim et ses camarades de classe ne seraient pas les premiers concernant Monsieur L. Pendant le conseil de discipline, Fatoumata*, déléguée des élèves, a affirmé qu’en 2018, alors qu’elle était en sixième et que Monsieur C. n’était pas encore à la tête de l’établissement, seize fiches de signalement provenant de différentes classes auraient été remises au conseiller principal d’éducation (CPE). Mais le témoignage de Fatoumata n’a pas été retenu, car elle était membre du conseil de discipline. « Lorsque j’en ai parlé, je me souviens que tous les professeurs étaient surpris, rembobine-t-elle. Le CPE [lui aussi présent au conseil de discipline – ndlr] a juste dit qu’il ne s’en rappelait pas. »

    Lorsque Ibrahim, son père et Me Zadourian sont sortis de la salle le temps de la délibération du conseil de discipline, Fatoumata raconte avoir subi des pressions. « Les autres professeurs m’ont dit de me taire, sans m’expliquer. »

    « Notre société est en pleine révolution, avec #MeToo et ce qu’il se passe avec les enfants en ce moment… Et là où l’école est censée être leur temple, la parole de l’enfant passe derrière tout. Même pire, elle est sanctionnée », déplore Lynda Advenier.

    Depuis l’exclusion du petit Ibrahim, la famille Jafaar se bat pour que la sanction soit effacée du dossier scolaire de leur fils. « On ne veut pas qu’il retourne dans ce collège, mais une exclusion définitive peut s’avérer très handicapante au moment du choix de son lycée ou sur Parcoursup, relève Chérifa. Et puis, il s’agit aussi d’obtenir justice pour Ibrahim, qu’il comprenne qu’il n’a rien fait de mal. »

    Après être passée devant le rectorat de Rouen, qui a confirmé la décision du conseil de discipline, la famille Jaafar a déposé un recours pour excès de pouvoir au tribunal administratif. En parallèle, ajoute leur avocate, Chérifa et Karim prévoient de porter plainte contre l’établissement pour harcèlement et subornation de témoin.