• Grandeur langagière de La France insoumise, par Geoffroy de Lagasnerie – Libération
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/grandeur-langagiere-de-la-france-insoumise-par-geoffroy-de-lagasnerie-202
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    Pour le sociologue et philosophe, l’offensive idéologique contemporaine qui cherche à discréditer LFI vise l’idée même de gauche. Praticien de la confrontation linguistique, le parti de Jean-Luc Mélenchon affirme l’exigence d’un langage politique frontal. Enfin du réel en politique !

    L’Insoumission présente une ITW du sociologue de cette manière sur son compte 𝕏 :
    https://twitter.com/L_insoumission/status/1776189270526484635

    🔴 Tout comprendre aux attaques contre LFI - L’analyse implacable du sociologue Geoffroy de Lagasnerie

    Pas un jour ne passe sans que les positions de Jean-Luc Mélenchon et de la France insoumise soient la cible d’attaques, de salissures, de déformations par de nombreux médias et personnalités politiques. Les « excès », les « ambiguïtés » et autres formules du même calibre inondent les médias, et marquent une campagne d’injure systématique qui a par ailleurs pris une intensité inédite depuis le 7 octobre et l’appel au cessez-le-feu du leader insoumis.

    Le philosophe Geoffroy de Lagasnerie analyse avec brio la signification de ces attaques et commentaires fielleux permanents. Dans une récente tribune intitulée « Grandeur langagière de la France insoumise », ce praticien de la confrontation linguistique analyse la signification de l’offensive médiatico-politique qui cherche à discréditer LFI, et par là même à discréditer l’idée même de gauche explique le philosophe. Dans un entretien publié sur la chaine « Nouvelles Pensées critiques » ce jeudi 04 avril, le philosophe poursuit la même analyse : « Quand on se définit du côté des forces progressistes. c’est important de ne rien céder sur le soutien à LFI. Les attaques contre LFI et JLM traduisent une guerre contre la gauche » explique t-il, en soulignant que la radicalité est « la propriété essentielle de la gauche ». Partout où ce langage de confrontation disparait, la gauche disparait elle aussi. Tel est l’enjeu expliqué par le sociologue. De la confrontation nait la conscience. Et de cette conscience nait l’alternative de rupture avec l’ordre capitaliste.

    Découvrez l’entretien complet sur la page Youtube de Nouvelle pensée critique ⤵️

    L’ITW sur Youtube (que je compte regardécouter) :
    https://www.youtube.com/watch?v=FIQc7poe0as

  • Quatremer remet en place la CIJ | Libé | 24.03.24

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/la-qualification-de-genocide-a-gaza-une-accusation-de-trop-20240324_KIQO7

    j’en suis resté bibi. Et Libé accepte de publier ça...

    par Jean Quatremer
    publié le 24 mars 2024 à 20h31

    Le Hamas, à défaut de remporter la guerre sur le terrain, est en passe de l’emporter sur le plan idéologique en imposant son récit sur un prétendu génocide qui serait en cours à Gaza. C’est vrai dans le « Sud global », c’est vrai au sein d’une partie de la gauche occidentale et française. Ainsi, vendredi, à Riom (Puy-de-Dôme), Jean-Luc Mélenchon, le patron de LFI, a dénoncé, encore une fois, la « politique méthodique et organisée de génocide » qui serait en cours. L’horreur de ce qui s’y passe est indiscutable. La nécessité que cela cesse au plus vite évidente. Mais la qualification de génocide, est, elle, hautement contestable. Il ne s’agit pas de nier la gravité de la situation mais l’utilisation de ce terme, qui a un sens juridique précis, vise à délégitimer Israël, dont l’existence est en grande partie fondée sur la Shoah – qui a causé la mort d’environ 6 millions de Juifs d’Europe entre 1939 et 1945 – en l’accusant d’une barbarie équivalente à celle des nazis. Le piège dans lequel tombe une partie des opinions publiques et des Etats qui font leur ce récit est terrifiant, car le Hamas ne veut pas seulement en terminer avec un régime politique, mais veut l’anéantissement d’un pays et de sa population.

    Le Hamas il est un peu à la ramasse, s’il veut anéantir Israël.

  • En 2024, ne plus être courageuses ni formidables par Lola Lafon (tribune, texte intégral)

    N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Agissez et prenez le relais. Mais le temps presse.

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/en-2024-ne-plus-etre-courageuses-ni-formidables-par-lola-lafon-20240105_T

    En ces premiers jours de l’année, où on rêve et on souhaite, mon vœu est qu’on arrête de célébrer la force et le courage des femmes. Qu’en 2024, on leur accorde la possibilité de ne pas être formidables. De ne plus être courageuses. Qu’on cesse enfin de glorifier leur capacité à encaisser. Qu’elles soient les premières concernées ou qu’elles soutiennent celles qui dénoncent les violences sexuelles, elles sont nombreuses à être épuisées, usées, qui prennent de plein fouet les tribunes nauséabondes, la remise en cause de leur parole, l’indifférence et même, la prose méprisante d’un discours présidentiel.
    Demandez à vos sœurs. A vos copines. A vos collègues

    Aujourd’hui, à ceux qui se tiennent en retrait tout en assurant les femmes de leur soutien, j’aimerais demander ceci : où est-il, ce soutien ? Pourquoi est-il si mesuré, pour ne pas dire inexistant ? Est-ce l’illusion que sur ce champ de bataille, ils ne connaissent personne ? Qu’aucune proche n’est concernée ? Est-ce un déni de ces évidences-là : que grandir dans la peau d’une femme, c’est, au mieux, avoir échappé au pire. C’est, dès l’enfance, se méfier, craindre ceux qu’on est éduquées à aimer. C’est avoir le choix entre renoncer à être libre ou à risquer sa vie. C’est perdre un temps infini à élaborer des stratégies de vigilance, au quotidien : une armure qui finit par ressembler à une cage.

    Si, en 2024, tout ceci fait encore débat, alors, peut-être faut-il extirper de l’ombre ces histoires que tant de femmes dissimulent à leur fils, à leur mari, à leurs amis. Qu’elles racontent. Qu’elles leur disent à quel âge elles ont eu, pour la première fois, le sentiment d’être une proie. A quel âge, la main brutalement intrusive d’un ami de la famille, d’un oncle, d’un grand-père, d’un médecin ? L’insistance aveugle d’un petit ami, à l’adolescence ? A quel âge le souffle court, la gorge serrée, la nausée et la rage ? La révélation qu’on parle sans être entendue ou crue ? A quel âge, l’apprentissage du silence ? Interrogez votre grand-mère. Votre mère. Demandez à vos sœurs. A vos copines. A vos collègues. Questionnez celles dont l’entourage vante la « solidité ». Celles qui assurent qu’il ne leur est jamais rien arrivé de grave. Demandez-leur ce qui leur est arrivé de pas grave.

    Demandez aux femmes le nombre de fois où le sexe a été quelque chose qu’on « consent » à donner sous la pression, qu’elle soit amoureuse, économique, professionnelle ou affective. Parce que c’était plus simple. Parce qu’on n’osait pas faire autrement. Dire « oui » parce qu’on n’a pas appris à dire « non ». Ces mots qui vous seront confiés, considérez-les comme une photographie révélée ; celle d’un espace souterrain que vous ignorez : le paysage intime, tristement secret, des femmes que vous côtoyez.
    Vous n’avez pas idée de l’ampleur de cette colère

    Ces mots formeront une liste, une énumération. Sans doute sera-t-elle aride, répétitive. Vous entendrez, je le crains, les mêmes récits. Les mêmes souvenirs. Vous arguez que vous n’êtes pas responsables des abjections commises par d’autres. Mais ces « autres », ce sont parfois vos amis, vos collègues, vos voisins, vos pères, vos fils. Vous les connaissez. Votre rôle, dans cette histoire, ne peut se borner à endosser celui, flatteur, du type bien qui compatit. De celui qui attend, en coulisses, l’issue d’un combat qui ne le concerne jamais. N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer.

    Les tribunes, les livres, les films, les podcasts de celles qui combattent l’impunité sont empreintes de trop de colère ? Vous n’avez pas idée de l’ampleur de cette colère, qu’elle soit toute neuve ou ancienne, si ancienne, comme celle qui vrille votre mère, votre grand-mère. Vous n’en avez pas idée, car elles ont dû apprendre à la taire. A ne pas déranger. N’exigez pas sans cesse de celles qui parlent qu’elles vous rassurent sur votre probité. Acceptez que leurs mots vous inquiètent. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Et renversés.

    Enfin, ne vous targuez pas d’être des alliés. Agissez et laissez les discriminé·e·s en décider. Y a-t-il trop d’impératifs dans ce texte ? C’est que le temps presse. Manque-t-il de nuances ? Ce mot justifiant qu’on reste prudemment spectateur. Ce mot qui met à égalité tous les récits, toutes les postures. En 2024, souhaitez à celles qui, sans relâche, alertent, d’avoir ce luxe dont vous jouissez : celui de pouvoir parler d’autre chose. De penser à autre chose. De pouvoir écrire autre chose. Prenez le relais, reprenez ce qui, dans ce mouvement mondial, vous appartient, aussi.

  • Bonne année tout le monde | Lola Lafon / Libé | 05.01.24

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    N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Agissez et prenez le relais. Mais le temps presse.

    En ces premiers jours de l’année, où on rêve et on souhaite, mon vœu est qu’on arrête de célébrer la force et le courage des femmes. Qu’en 2024, on leur accorde la possibilité de ne pas être formidables. De ne plus être courageuses. Qu’on cesse enfin de glorifier leur capacité à encaisser. Qu’elles soient les premières concernées ou qu’elles soutiennent celles qui dénoncent les violences sexuelles, elles sont nombreuses à être épuisées, usées, qui prennent de plein fouet les tribunes nauséabondes, la remise en cause de leur parole, l’indifférence et même, la prose méprisante d’un discours présidentiel.

    Aujourd’hui, à ceux qui se tiennent en retrait tout en assurant les femmes de leur soutien, j’aimerais demander ceci : où est-il, ce soutien ? Pourquoi est-il si mesuré, pour ne pas dire inexistant ? Est-ce l’illusion que sur ce champ de bataille, ils ne connaissent personne ? Qu’aucune proche n’est concernée ? Est-ce un déni de ces évidences-là : que grandir dans la peau d’une femme, c’est, au mieux, avoir échappé au pire. C’est, dès l’enfance, se méfier, craindre ceux qu’on est éduquées à aimer. C’est avoir le choix entre renoncer à être libre ou à risquer sa vie. C’est perdre un temps infini à élaborer des stratégies de vigilance, au quotidien : une armure qui finit par ressembler à une cage.

    Si, en 2024, tout ceci fait encore débat, alors, peut-être faut-il extirper de l’ombre ces histoires que tant de femmes dissimulent à leur fils, à leur mari, à leurs amis. Qu’elles racontent. Qu’elles leur disent à quel âge elles ont eu, pour la première fois, le sentiment d’être une proie. A quel âge, la main brutalement intrusive d’un ami de la famille, d’un oncle, d’un grand-père, d’un médecin ? L’insistance aveugle d’un petit ami, à l’adolescence ? A quel âge le souffle court, la gorge serrée, la nausée et la rage ? La révélation qu’on parle sans être entendue ou crue ? A quel âge, l’apprentissage du silence ? Interrogez votre grand-mère. Votre mère. Demandez à vos sœurs. A vos copines. A vos collègues. Questionnez celles dont l’entourage vante la « solidité ». Celles qui assurent qu’il ne leur est jamais rien arrivé de grave. Demandez-leur ce qui leur est arrivé de pas grave.

    Demandez aux femmes le nombre de fois où le sexe a été quelque chose qu’on « consent » à donner sous la pression, qu’elle soit amoureuse, économique, professionnelle ou affective. Parce que c’était plus simple. Parce qu’on n’osait pas faire autrement. Dire « oui » parce qu’on n’a pas appris à dire « non ». Ces mots qui vous seront confiés, considérez-les comme une photographie révélée ; celle d’un espace souterrain que vous ignorez : le paysage intime, tristement secret, des femmes que vous côtoyez.

    Ces mots formeront une liste, une énumération. Sans doute sera-t-elle aride, répétitive. Vous entendrez, je le crains, les mêmes récits. Les mêmes souvenirs. Vous arguez que vous n’êtes pas responsables des abjections commises par d’autres. Mais ces « autres », ce sont parfois vos amis, vos collègues, vos voisins, vos pères, vos fils. Vous les connaissez. Votre rôle, dans cette histoire, ne peut se borner à endosser celui, flatteur, du type bien qui compatit. De celui qui attend, en coulisses, l’issue d’un combat qui ne le concerne jamais. N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer.

    Les tribunes, les livres, les films, les podcasts de celles qui combattent l’impunité sont empreintes de trop de colère ? Vous n’avez pas idée de l’ampleur de cette colère, qu’elle soit toute neuve ou ancienne, si ancienne, comme celle qui vrille votre mère, votre grand-mère. Vous n’en avez pas idée, car elles ont dû apprendre à la taire. A ne pas déranger. N’exigez pas sans cesse de celles qui parlent qu’elles vous rassurent sur votre probité. Acceptez que leurs mots vous inquiètent. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Et renversés.

    Enfin, ne vous targuez pas d’être des alliés. Agissez et laissez les discriminé·e·s en décider. Y a-t-il trop d’impératifs dans ce texte ? C’est que le temps presse. Manque-t-il de nuances ? Ce mot justifiant qu’on reste prudemment spectateur. Ce mot qui met à égalité tous les récits, toutes les postures. En 2024, souhaitez à celles qui, sans relâche, alertent, d’avoir ce luxe dont vous jouissez : celui de pouvoir parler d’autre chose. De penser à autre chose. De pouvoir écrire autre chose. Prenez le relais, reprenez ce qui, dans ce mouvement mondial, vous appartient, aussi.

  • Amitié révolutionnaire | Paul B. Preciado / Libé | 15.04.23

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/amitie-revolutionnaire-par-paul-b-preciado-20230415_LCEY42XIIVGV3GFERMXLJ

    Dans l’introduction à la nouvelle traduction des écrits journalistiques de Siegfried Kracauer, l’historien italien Enzo Traverso nous rappelle la difficulté qu’ont eue certain·es des plus important·es penseur·ses allemand·es de l’entre-deux-guerres à élaborer des formes spécifiques d’opposition politique au nazisme. Ernest Bloch, Carl von Ossietzky, Kurt Hiller, Magnus Hirschfeld, Helene Stöcker, Walter Benjamin et Siegfried Kracauer, lui-même, appartenaient à une « Homeless Left », une « gauche sans-abri ».

    Il s’agissait d’un groupe d’écrivain·es et d’activistes qui ont été trahi·es par la gauche au pouvoir et qui sont resté·es « sans toit ». Iels étaient opposés aux différentes factions de la droite et du nazisme, aux réformistes sociaux-démocrates bourgeois, mais aussi au communisme traditionnel du Parti, et étaient donc accusé·es d’être dépourvu·es d’un programme politique précis. Iels étaient pacifistes, anti-nationalistes, cosmopolites et non aligné·es. Iels savaient qui étaient leurs ennemi·es, mais pas qui étaient leurs ami·es. Iels ont tous·tes fini au mieux en exil, au pire mort·es.

    Aujourd’hui, les penseur·ses et les activistes écologistes, queer, antiracistes et racisés, trans, handis, migrants, arabes et musulmans, travailleur·ses pauvres, sexuel·es et cibernetiques… sont la nouvelle « Homeless Left ». Il est urgent de se rencontrer et de devenir ami·es. De forger une amitié révolutionnaire. Amitié sans fraternité, pour le dire avec Jacques Derrida. Si nous n’y parvenons pas, la grande politique de l’inimitié reviendra.

  • Réforme des retraites : Manu ciao ? par Lola Lafon – Libération
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/reforme-des-retraites-manu-ciao-par-lola-lafon-20230406_2CAIHX4TNNFLRO2QV
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    Des manifestantes du cortège Attac dansent une chorégraphie, à Paris, le 16 mars 2023. (Anna Margueritat/Hans Lucas via AFP)
    par Lola Lafon, écrivaine
    publié le 6 avril

    Voilà qu’en ce début de printemps, quelque chose survient. Quoi qu’il en coûte, il s’agit d’éteindre ce qui naît. Ce pouvoir aux abois ne sait plus faire que ça.

    Tout ne pouvait pas se résoudre à cela, à dresser des listes de ce qui mourrait bientôt, ces listes qu’on finirait par trouver tragiquement poétiques : les tigres de Sunda, les licornes asiatiques et les séquoias géants. Tout ne pouvait pas se limiter à cela, à s’alarmer, à agiter des sonnettes d’alarme.

    Tout ne pourra pas se résoudre à ça : à colmater, à réparer.

    Nous savons tout de la réparation, nous sommes rompus à nous « acclimater » à ce qui nous détruit. Nous savons les ravages de ce qu’on avale de force, de tout ce qu’on ravale, ce magma de solitudes et d’impuissances. Et on s’y est presque faits, pour ne pas dire résignés, à avoir en commun la peur de faillir, de ne pas tenir, de s’affaisser, la peur de ce qui nous attend, la peur de ce qui ne nous attend plus.

    On s’échange les adresses de thérapeutes, des recettes bien-être, on décline les couleurs apaisantes sur les murs de notre appartement. On ne se dit plus au revoir mais « prends soin de toi », comme face à un cataclysme que l’on sait inéluctable.

    On s’y est presque faits, à n’être en quête que de ça, dans les amitiés, les voyages, les plantes ou les romans : une réparation. A rechercher en tout de quoi fonctionner encore, à la façon de petites machines tristes et efficaces, vaillantes, beaucoup trop vaillantes. Mais voilà qu’en ce début de printemps, quelque chose survient, qui grippe la machine. Ce quelque chose, dont personne, au moment où j’écris, ne connaît l’issue, est un rappel. Un réveil. Quelque chose a lieu qu’il faudrait se garder de définir, de circonscrire. S’agit-il de questionner la place du travail dans nos vies ? Certainement. S’agit-il d’une conscience inquiète du temps qui nous reste ? Certainement. De ce qu’il faut reprendre, arracher à un capitalisme morbide qui ne sait plus faire que ça, nous inoculer le désir des choses inutiles ? Certainement. S’agit-il de balancer par-dessus bord cette façon que l’on a eue, des années durant, de se définir par le travail, cette question réflexe, quand on se rencontre : et toi, que fais-tu ? Ce marqueur social impitoyable qui exclut de la conversation chômeurs, retraités et tous ceux et celles qui n’ont pas choisi ce qu’ils « font », que leur métier ne définit pas ?

    Le « quelque chose » de ce printemps est un mouvement. Mouvement a pour synonymes ardeur, élan, émotion et vie. Si, dans les manifestations, des cortèges se réapproprient le tube de Mylène Farmer Désenchantée, les corps, eux, contredisent ce constat désespéré : les manifestants dansent, ils reprennent l’espace.

    L’entrée en force de la danse dans les cortèges n’est pas anecdotique, elle dit, mieux que ne le font les traditionnels slogans syndicaux, la joie de faire corps, de se tenir ensemble, ce désir d’être uni·e·s. « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution », disait Emma Goldman. Cette foule qu’un pouvoir hagard réduit à des chiffres mobilisation en hausse ou en baisse – prend la parole en un surgissement poétique, politique : les pancartes affichent un humour noir, un humour pop, aussi, ces « Manu Ciao », « Femmes : 22 % de retraite en moins et il paraît qu’on chiale pour rien », « Y’a pas de moyens dja dja », « Je ne veux pas mourir sur scène » ou « Moins de flashball et plus de flashdance ».

    J’aurais aimé pouvoir arrêter ma chronique ici. J’aurais aimé n’écrire que cela. J’aurais aimé ne pas écrire ceci : qu’un manifestant est entre la vie et la mort. Qu’un autre sort à peine du coma. Que d’autres, combien d’autres, ont été mutilé·e·s. Certaines ont subi des violences à caractère sexuel lors d’un contrôle policier. Des centaines ont été arrêtées de façon arbitraire, « préventivement ». Quoi qu’il en coûte, il s’agit d’éteindre ce qui naît. Ce pouvoir aux abois ne sait plus faire que ça. Mais comme l’écrit l’Association pour la défense des terres dans une tribune parue le 1er avril : « Les limites planétaires ne sont pas des données que l’on peut mettre à genoux, matraquer, faire rentrer dans le rang ou intimider. »

    Sans doute le savent-ils très bien, ceux-là qui ont cru pouvoir résoudre les existences comme autant de fractions : il se passe quelque chose, ce printemps, dans les rues. On y reprend vie. On revient à soi, mais ensemble. On déborde du cadre. Et le printemps a ceci de commun avec la vie : il insiste.

  • Retraites, violences policières : le pouvoir exécutif met le feu à la France, par Johann Chapoutot

    Travailler plus, mais travailler à quoi ? Ceux qui nous y enjoignent montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faudrait au contraire abaisser drastiquement un taux d’activité qui, aujourd’hui, ne peut conduire qu’à la catastrophe climatique.

    Au moment où le 6e rapport du Giec annonce de nouveaux incendies sur une planète en surchauffe, au moment où l’Europe du Sud connaît, en mars, ses premiers feux estivaux, le pouvoir exécutif s’offre le luxe de mettre le feu à la France.

    Nous perdons un temps précieux à parler de « projets » d’un autre âge : travailler plus, prendre « deux ans ferme », voire quatre, par rapport à la retraite à 60 ans, au rebours des progrès sociaux acquis tout au long du XXe siècle, mais travailler à quoi ? A produire de l’inutile, des artefacts en nombre croissant, à les livrer à domicile, et à observer, à contrôler ou à diriger plus ou moins tout cela à partir d’open spaces regorgeant de « bullshit jobs ». Les gains de productivité sont tels et nos besoins réels sont tellement repus que nous pourrions travailler moins de dix heures par semaine, moins de vingt ans dans une vie, mais non. Il y a de la métaphysique derrière tout cela (la peur du vide), mais aussi de la politique, très cynique (maintenir, ou augmenter, le taux d’occupation des gens permet d’entretenir leur aliénation). Pendant que l’on entretient la fiction d’un besoin d’heures travaillées dans le privé, on continue de désosser les services publics qui, eux, ont besoin d’emplois pérennes que l’on refuse de créer, que l’on supprime, même.

    Nous voilà revenus au XIXe siècle, à la retraite pour les morts : parmi les plus pauvres d’entre nous, 25 % sont déjà morts à 62 ans, et combien de plus à 64… autant de pensions à payer en moins.

    Comme au temps de la guerre d’Algérie

    La colère, dans le pays, est immense. On n’y répond pas par le dialogue, mais par la violence : une immense régression voit le retour des « voltigeurs » de 1986, ceux de Pandraud et de Pasqua, et des matraqueurs des années 60. A quand la troupe de ligne, les sommations et l’ouverture du feu, comme en 1891 ? La violence d’une police encouragée à cogner, à nasser et à pêcher au chalut, pour mettre tout le monde, et n’importe qui, en garde à vue, nous vaut les remontrances de l’Europe et de l’ONU, comme au temps de la guerre d’Algérie.

    Pour faire adopter un texte dont personne ne voulait, même pas la droite d’opposition, il a été fait recours au 49.3. Dans aucune démocratie au monde, il n’existe un tel dispositif, qui permet de fabriquer une loi sans aucun vote. Le seul précédent connu, c’est l’article 48.2 de la Constitution de Weimar, en 1919 : par sa seule signature, le président du Reich pouvait faire considérer un texte comme adopté, sans vote du Parlement. Ce monstre juridique célébré par Carl Schmitt, le décret-loi, a inspiré certains juristes soucieux de « réformer » (déjà !) la démocratie parlementaire de la IIIe République. Parmi eux, Michel Debré qui, en 1958, se souviendra du subterfuge pour le faire entrer dans la Constitution.

    Depuis, le pays est suspendu aux ruminations d’un homme seul dont les intentions secrètes sont débattues, comme au XVIIe siècle : « A-t-il souri ? opiné ? bien dormi ? ». L’archaïsme de nos institutions se révèle dangereux : notre Constitution a été taillée pour un général et pour des temps de guerre, dans les années 50. Elle se révèle un instrument possible de guerre civile, aux mains d’un exécutif qui entend ne rien entendre et qui, peut-être, joue la stratégie du pire : si le chaos survient, il pourra toujours arguer qu’il est le garant de l’« ordre ».

    Une régression qui percute notre projection dans le temps

    Cette immense régression percute ce qu’il y a de plus intime et de plus vulnérable en nous – notre propre projection dans le temps. Elle est difficile et douloureuse, elle l’est de plus en plus avec les souffrances et les deuils de l’âge. Elle se trouve maintenant promise à l’aggravation sans fin, avec le recul indéfini du départ à la retraite, seul horizon dessiné par le productivisme ambiant. Elle s’inscrit également dans l’avenir menaçant d’un dérèglement géo-climatique en voie d’aggravation. Ceux qui nous enjoignent de travailler plus et plus longtemps montrent à quel point ils ne saisissent pas les enjeux vitaux : il faut réduire massivement les flux de matière, de personnes et d’énergie en abaissant drastiquement un taux d’activité qui, dans l’esprit des décideurs actuels, ne sert qu’à augmenter la production et le PIB, donc à alimenter la catastrophe.

    C’est dans ce nœud entre le politique, le climatique et l’intime que résident le désarroi et la colère de l’immense majorité de la population qui voit bien que la perte de temps est, comme on dit en médecine, « une perte de chance », individuelle et collective.

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/retraites-violences-policieres-le-pouvoir-executif-met-le-feu-a-la-france

    • Une régression qui percute notre projection dans le temps

      Cette immense régression percute ce qu’il y a de plus intime et de plus vulnérable en nous – notre propre projection dans le temps.

  • Après le 49.3 sur la réforme des retraites, Macron cloué au pilori par les éditorialistes français et internationaux – Libération
    https://www.liberation.fr/politique/apres-le-493-sur-la-reforme-des-retraites-macron-cloue-au-pilori-par-les-
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    « Une question domine déjà toutes les autres après cette journée historique : onze mois après son commencement, le quinquennat d’Emmanuel Macron est-il déjà fini ? » s’interroge Maurice Bontinck dans La Charente Libre, pour qui l’usage du 49.3 « résonne comme un aveu de faiblesse de ce qu’il convient d’appeler aujourd’hui la minorité présidentielle ».

    • Oui, tant mieux, mais est-ce que ces commentaires strictement politiciens ont d’autres valeurs que divertissantes ?

      Toutes les réformes des retraites (avec celle maintenant de Macron et Borne), dans le fond (nous le savons) sont des tentatives pour la bourgeoisie d’économiser sur les retraites ouvrières pour que la plus grande part du budget de l’État puisse être réservée aux aides aux grandes entreprises, au grand capital.

      Dans cette histoire (dont il faudra bien sortir un jour), Macron n’agit pas en sale type caractériel, mais en domestique loyal (crâne, certes) du grand patronat. En « président normal », en conformité avec sa fonction de chef de l’État bourgeois : aider la bourgeoisie à rogner sur ce que l’État consacre aux retraités, aux chômeurs, aux hôpitaux, à la santé, aux transports publics, à l’éducation, aux collectivités locales, etc.

      Et dans cette histoire, le vacarme parlementaire (qui intéresse tant les éditorialistes français et internationaux) peut divertir, mais ça ne sert à rien d’autre.

    • Réforme des retraites : pourquoi Emmanuel Macron s’est-il entêté ?
      Explication d’Alain Minc

      Seul Emmanuel Macron connaît la réponse exacte à cette question qui taraude désormais jusqu’à certains députés de sa propre majorité, mais il y a pourtant plusieurs éléments de réponses. L’un d’eux a été fourni par Alain Minc. « Les marchés financiers nous regardent, cette réforme est un geste important à leurs yeux », a récemment estimé l’économiste et essayiste. Avec une dette qui a explosé avec le « quoi qu’il en coûte » mis en place pendant le Covid-19 puis les chèques pour contrecarrer l’inflation notamment sur l’énergie, les marchés attendent de la France un retour à une maîtrise des comptes pour continuer à lui accorder des taux à 3 %…

      https://www.ladepeche.fr/2023/03/18/reforme-des-retraites-pourquoi-emmanuel-macron-sest-il-entete-11069563.php

    • Du même :

      «  Je crois qu’iI est inenvisageable qu’elle ne passe pas. Et pour une raison que le pouvoir n’ose pas dire ou ne peut pas dire. Pourquoi il faut faire cette réforme ? Nous avons 3000 milliards de #dette. Le taux d’intérêt que nous payons est très proche de celui de l’Allemagne, ce qui est une espèce de bénédiction, peut-être imméritée. (…) Le marché, c’est un être primaire. S’il voit qu’on a changé l’âge, il considérera que la France demeure un pays sérieux. Vous allez me dire : c’est idiot. Peut-être, mais c’est comme ça. Quand on est #débiteur de 3000 milliards on fait attention à ce que pense son #créancier. Si aujourd’hui cette #réforme n’avait pas lieu, si les taux d’intérêt français augmentaient à cause de ça, imaginez qu’1% de plus c’est sur 10 ans 150 milliards, on parle de ces choses-là, c’est à dire des moyens de payer les retraites, mais aussi de payer les salaires des fonctionnaires, les infirmières… Donc cette réforme a une portée symbolique à laquelle il faut accepter de céder, peu importe les concessions qu’il va falloir faire. Et comme le président de la République qui sait quand même ce que sont les règles du monde financier ne peut qu’être conscient de ça, il ne cédera pas.   »

      Source : https://seenthis.net/messages/991502#message991610

    • Ni Dieu, ni Roy – Johann Chapoutot
      https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/ni-dieu-ni-roy-20220425_SFIHPW4WXVEUPI3OERIJBSTHUI

      La Constitution de 1958 a transformé la France en aire de jeu pour personnalités rêvant de la « magistrature suprême ». Voulu par un vieux général patriarcal, le texte étouffe le débat et provoque une désaffection croissante à l’égard du suffrage, provoquant l’impuissance du pouvoir.

      Le passé, décidément, ne passe pas. Après avoir vu ressurgir Vichy et les mérites, manifestement trop méconnus, du maréchal Pétain, voilà réélu un faux jeune, qui cite Gérard Majax (à quand Léon Zitrone ou Sacha Guitry ?), qui rêve à Reagan et Thatcher et qui vient de découvrir l’importance de la question écologique (sur quelle planète, littéralement, vivait-il donc avant ce second tour ?). Le fringuant archaïque, ami des puissants (ceux qu’il a satisfaits en abolissant l’ISF) et des cogneurs (Benalla), rêve et jouit de verticalité, de royauté, d’autorité… Partout en Europe de l’Ouest, ce genre de personnalités est généralement exclu du champ politique. Partout, en effet, des démocraties parlementaires, avec des scrutins largement proportionnels, encouragent la discussion, le débat et une attention à l’intérêt général et au bien commun. La France, elle, est une aire de jeu offerte à des personnalités fragiles qui, tout petits déjà, se prennent pour Dieu ou le Roy. Les asiles, jadis, étaient pleins de gens qui se prenaient pour Napoléon : désormais, ils racontent à leur maman ou à Alain Minc qu’ils seront, un jour, grand chef à plume de toute la Terre.

      Personnalisation extrême

      Depuis 1958, ils peuvent rêver d’élection à la « magistrature suprême », au dialogue « d’un homme et du peuple », etc. Car, en 1958, un général né en 1890, éduqué par des hommes issus de la droite maurrassienne, qui pleuraient le XVIIe siècle de Louis XIV, qui maudissaient la Révolution française, celle qui avait décapité le Roy et le royaume, revient au pouvoir. Certes, à 67 ans, il n’avait pas l’intention de commencer une carrière de dictateur, mais il lui fallait en finir avec la République parlementaire, qu’il abhorrait car elle était, à ses yeux (comme à ceux de Pétain), responsable de la défaite de 1940. Il fallait un nouveau Roy à la France, et tenir en respect les Etats généraux du Palais-Bourbon. En 1962, estimant que sa légitimité historique ferait défaut à ses successeurs, il leur offrit par référendum la légitimité politique, celle du suffrage universel direct : les députés protestèrent (la précédente tentative, en 1848, avait abouti à un coup d’Etat bonapartiste et à un nouvel Empire…), votèrent une motion de censure contre le gouvernement Pompidou (la seule en soixante-quatre ans, à ce jour), Mongénéral, furieux, dissout, et ce fut tout.

      Le résultat est là : une personnalisation extrême, des programmes parfois inexistants, car, comme le dit le candidat Macron, en 2016, « on s’en fout », un scrutin uninominal à deux tours, qui aboutit, pour la majorité des électeurs, à un non-choix. De Gaulle avait trop d’orgueil et de souci du bien commun pour en abuser : il se retira quand il fut désavoué, en 1969. Mais n’est vraiment pas de Gaulle qui veut : en 2022, on peut être « élu » avec 38,5 % des inscrits (dont une grande partie « contre elle » et non « pour lui »), avoir perdu 2 millions de voix et 5,6 points par rapport à 2017, avoir permis une croissance de près de 3 millions de voix de l’extrême droite, et être revêtu du lourd cordon de la Légion d’honneur et de pouvoirs exorbitants (le président des Etats-Unis n’en a pas autant, et de très loin). Est-ce bien suffisant pour continuer à fermer des maternités et détruire l’hôpital (17 500 lits fermés lors du quinquennat qui s’achève) ? Pour abreuver d’argent public les cabinets de conseil qui ont contribué à son élection de 2017 ? Pour fréquenter des voyous épargnés par des parquets compatissants ? Pour assister, sans rien faire, voire pire, à la destruction du vivant ? Pour continuer à se proclamer le « camp de la raison » alors que l’on est confit en idéologie déraisonnable, voire irrationnelle (le « ruissellement », l’« écologie productive »…) ? Pour raconter tout (singer le slogan du NPA, puis de LFI, entre les deux tours) et continuer à faire n’importe quoi ? Pour insulter, ignorer et assouvir ses fantasmes infantiles de toute-puissance ?

      Structures mentales archaïques

      Il ne faut pas personnaliser outre mesure : le pouvoir grise, isole, peut rendre fou et, de toute façon, la Constitution de 1958 est un appel aux dingues. Les gens qui paradent et caracolent sur les cendres d’une élection par défaut sont le produit de structures mentales archaïques (le mythe du messie, le culte servile du « chef »), d’intérêts patrimoniaux puissants et d’un mode de scrutin obsolète : rappelons que la Constitution de 1958 est une constitution de guerre et de guerre civile (guerre d’Algérie, 1954-1962), voulue par un vieux général patriarcal et défiant à l’égard des parlements qui, au fond, avait fait son temps dès 1968. De Gaulle partit en 1969, mais la Constitution demeura, et demeure toujours. Tant qu’elle demeurera, elle étouffera le débat, assourdira l’intelligence collective et produira des catastrophes : une désaffection croissante à l’égard du suffrage, avant la bascule vers l’autoritarisme, stupidement préparé par la veulerie d’un « pouvoir » impuissant, qui ne tient que par le recours massif à la violence, et sourd aux questions fondamentales de notre temps – le besoin d’intelligence face aux injustices croissantes et à la dévastation du monde.

      source : https://seenthis.net/messages/958660

  • Annie Ernaux : sur France Culture, Alain Finkielkraut et Pierre Assouline brossent le portrait d’une Nobel illégitime, nymphomane et bornée. Mystère : elle est traduite dans 37 langues.

    Est-ce le monde qui est fou ou France Culture ?

    Chronique « Médiatiques », par Daniel Schneidermann
    Annie Ernaux : France Culture est-elle devenue folle ?
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/annie-ernaux-france-culture-est-elle-devenue-folle-20221204_OEXCJ6XLUBBIJ

    Sur France Culture, Alain Finkielkraut et Pierre Assouline brossent le portrait d’une Nobel de littérature illégitime, nymphomane identitaire et débordant de ressentiment borné. Reste un mystère : elle est traduite dans 37 langues. Est-ce le monde qui est fou ou France Culture ?

    Infortunée Annie Ernaux, qui a cru se voir décerner le Nobel de littérature. En réalité, ce Nobel n’était pas un « vrai » Nobel. C’était surtout un « non Nobel » non décerné à Salman Rushdie. C’est France Culture qui développe cette analyse. D’abord dans l’émission Signe des temps, le 27 novembre, la fake Nobel Ernaux (« écrivain des identités fixes, sociale et sexuelle, auxquelles est lié à peu près tout le monde ») est opposée au seul Nobel légitime Salman Rushdie, « écrivain du cosmopolitisme et de l’identité changeante ». Coupable, Ernaux, comprend-on, de n’être sortie de l’enfance à Yvetot que pour s’installer en mère de famille dans le Val d’Oise, et d’oser faire œuvre d’une vie si ordinaire.

    Mais si elle n’était que banale ! Toujours sur France Culture, ils sont deux, pour instruire son procès dans l’émission Répliques, le 26 novembre. L’animateur et académicien Alain Finkielkraut, et l’écrivain (et ancien juré Goncourt) Pierre Assouline. Face à eux, dans le rôle de l’avocate commise d’office aux flags, rame Raphaëlle Leyris, journaliste au Monde. Après un début d’émission consacré à saluer...

    #paywall

    « La honte absolue, c’est de confier à un réactionnaire raciste, sexiste, climatosceptique et défenseur des pédocriminels les commandes d’une émission hebdomadaire du service public. »

    • « Aux propos honteux de Finkielkraut et Assouline, on préfèrera la vision éclairée de Gisèle Sapiro, directrice d’études à l’EHESS »

      Annie Ernaux : un engagement qui dérange
      https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/11/30/ernaux-engagement

      « Les attaques, insultes et propos méprisants qui, à côté du concert de louanges, se sont déchaînés sur la toile après l’annonce du prix sont révélateurs des conditions sociales qui sous-tendent la reconnaissance symbolique et la légitimité culturelle . »

      Le 10 décembre prochain, Annie Ernaux recevra le prix Nobel de littérature et prononcera à cette occasion son discours de réception. Mais d’ores et déjà, la première écrivaine française récompensée est la cible d’attaques injustifiées concernant ses engagements politiques, qu’il est urgent de dénoncer mais dont il faut aussi comprendre la signification plus profonde. Car si Annie Ernaux est attaquée au moment même où son œuvre est célébrée dans le monde entier, c’est que ses textes sont porteurs d’une critique de la domination symbolique, que ses détracteurs font tout pour reproduire.

      Il est dans la tradition française des intellectuels engagés de mettre leur capital symbolique au service d’une cause, à l’image d’Émile Zola dans l’affaire Dreyfus. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1952, François Mauriac s’engageait dans le combat anticolonial, engagement qui lui valut insultes et menaces. L’académicien avait déjà pris position contre le franquisme, puis contre la politique de collaboration. Jean-Paul Sartre, qui refusa la distinction de l’Académie suédoise en 1964, utilisait de longue date sa renommée mondiale pour défendre les opprimés de par le monde, ce que la classe dominante ne lui a pas pardonné.

      Annie Ernaux n’a pas dérogé à cette tradition en appelant, le jour où la vénérable académie annonçait son choix de la distinguer, à manifester contre la vie chère et l’inaction climatique, dans la continuité de son combat contre les injustices sociales. Son œuvre met à nu la violence symbolique inhérente aux rapports de classe, qu’elle parvient à dépasser par une écriture qui restitue au monde d’où elle vient, celui des petites gens, des dépossédés, des sans voix, toute sa dignité. La poignante description d’un avortement clandestin qui ouvre son premier roman, Les armoires vides (paru en 1974, alors que se tenaient à l’Assemblée nationale les débats sur le projet de loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse), fondée sur une expérience sur laquelle elle est revenue dans L’événement (2000), et son analyse fine de la violence symbolique qui s’exerce dans les rapports genrés, mais aussi l’affirmation du désir féminin et jusqu’au renversement du rapport de domination dans l’aventure que narre Le jeune homme, font d’elle une référence pour les féministes.

      https://twitter.com/gunthert/status/1599685356621701120?cxt=HHwWgIClnefWnLMsAAAA

  • Ni Dieu, ni Roy – Johann Chapoutot
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/ni-dieu-ni-roy-20220425_SFIHPW4WXVEUPI3OERIJBSTHUI

    La Constitution de 1958 a transformé la France en aire de jeu pour personnalités rêvant de la « magistrature suprême ». Voulu par un vieux général patriarcal, le texte étouffe le débat et provoque une désaffection croissante à l’égard du suffrage, provoquant l’impuissance du pouvoir.

    Le passé, décidément, ne passe pas. Après avoir vu ressurgir Vichy et les mérites, manifestement trop méconnus, du maréchal Pétain, voilà réélu un faux jeune, qui cite Gérard Majax (à quand Léon Zitrone ou Sacha Guitry ?), qui rêve à Reagan et Thatcher et qui vient de découvrir l’importance de la question écologique (sur quelle planète, littéralement, vivait-il donc avant ce second tour ?). Le fringuant archaïque, ami des puissants (ceux qu’il a satisfaits en abolissant l’ISF) et des cogneurs (Benalla), rêve et jouit de verticalité, de royauté, d’autorité… Partout en Europe de l’Ouest, ce genre de personnalités est généralement exclu du champ politique. Partout, en effet, des démocraties parlementaires, avec des scrutins largement proportionnels, encouragent la discussion, le débat et une attention à l’intérêt général et au bien commun. La France, elle, est une aire de jeu offerte à des personnalités fragiles qui, tout petits déjà, se prennent pour Dieu ou le Roy. Les asiles, jadis, étaient pleins de gens qui se prenaient pour Napoléon : désormais, ils racontent à leur maman ou à Alain Minc qu’ils seront, un jour, grand chef à plume de toute la Terre.

    Personnalisation extrême

    Depuis 1958, ils peuvent rêver d’élection à la « magistrature suprême », au dialogue « d’un homme et du peuple », etc. Car, en 1958, un général né en 1890, éduqué par des hommes issus de la droite maurrassienne, qui pleuraient le XVIIe siècle de Louis XIV, qui maudissaient la Révolution française, celle qui avait décapité le Roy et le royaume, revient au pouvoir. Certes, à 67 ans, il n’avait pas l’intention de commencer une carrière de dictateur, mais il lui fallait en finir avec la République parlementaire, qu’il abhorrait car elle était, à ses yeux (comme à ceux de Pétain), responsable de la défaite de 1940. Il fallait un nouveau Roy à la France, et tenir en respect les Etats généraux du Palais-Bourbon. En 1962, estimant que sa légitimité historique ferait défaut à ses successeurs, il leur offrit par référendum la légitimité politique, celle du suffrage universel direct : les députés protestèrent (la précédente tentative, en 1848, avait abouti à un coup d’Etat bonapartiste et à un nouvel Empire…), votèrent une motion de censure contre le gouvernement Pompidou (la seule en soixante-quatre ans, à ce jour), Mongénéral, furieux, dissout, et ce fut tout.

    Le résultat est là : une personnalisation extrême, des programmes parfois inexistants, car, comme le dit le candidat Macron, en 2016, « on s’en fout », un scrutin uninominal à deux tours, qui aboutit, pour la majorité des électeurs, à un non-choix. De Gaulle avait trop d’orgueil et de souci du bien commun pour en abuser : il se retira quand il fut désavoué, en 1969. Mais n’est vraiment pas de Gaulle qui veut : en 2022, on peut être « élu » avec 38,5 % des inscrits (dont une grande partie « contre elle » et non « pour lui »), avoir perdu 2 millions de voix et 5,6 points par rapport à 2017, avoir permis une croissance de près de 3 millions de voix de l’extrême droite, et être revêtu du lourd cordon de la Légion d’honneur et de pouvoirs exorbitants (le président des Etats-Unis n’en a pas autant, et de très loin). Est-ce bien suffisant pour continuer à fermer des maternités et détruire l’hôpital (17 500 lits fermés lors du quinquennat qui s’achève) ? Pour abreuver d’argent public les cabinets de conseil qui ont contribué à son élection de 2017 ? Pour fréquenter des voyous épargnés par des parquets compatissants ? Pour assister, sans rien faire, voire pire, à la destruction du vivant ? Pour continuer à se proclamer le « camp de la raison » alors que l’on est confit en idéologie déraisonnable, voire irrationnelle (le « ruissellement », l’« écologie productive »…) ? Pour raconter tout (singer le slogan du NPA, puis de LFI, entre les deux tours) et continuer à faire n’importe quoi ? Pour insulter, ignorer et assouvir ses fantasmes infantiles de toute-puissance ?

    Structures mentales archaïques

    Il ne faut pas personnaliser outre mesure : le pouvoir grise, isole, peut rendre fou et, de toute façon, la Constitution de 1958 est un appel aux dingues. Les gens qui paradent et caracolent sur les cendres d’une élection par défaut sont le produit de structures mentales archaïques (le mythe du messie, le culte servile du « chef »), d’intérêts patrimoniaux puissants et d’un mode de scrutin obsolète : rappelons que la Constitution de 1958 est une constitution de guerre et de guerre civile (guerre d’Algérie, 1954-1962), voulue par un vieux général patriarcal et défiant à l’égard des parlements qui, au fond, avait fait son temps dès 1968. De Gaulle partit en 1969, mais la Constitution demeura, et demeure toujours. Tant qu’elle demeurera, elle étouffera le débat, assourdira l’intelligence collective et produira des catastrophes : une désaffection croissante à l’égard du suffrage, avant la bascule vers l’autoritarisme, stupidement préparé par la veulerie d’un « pouvoir » impuissant, qui ne tient que par le recours massif à la violence, et sourd aux questions fondamentales de notre temps – le besoin d’intelligence face aux injustices croissantes et à la dévastation du monde.

    • Il y a déjà 15 ans, Politis avait publié une intéressante synthèse historique sur la question de l’élection présidentielle.

      https://www.politis.fr/articles/2007/04/faut-il-supprimer-la-presidentielle-766

      ❝Faut-il supprimer la présidentielle ?
      Par Denis Sieffert, Michel Soudais
      jeudi 5 avril 2007

      La timide évocation de réformes, voire d’une VIe République, cache l’essentiel : l’élection du président de la République au suffrage universel. Seuls les candidats de la gauche antilibérale et les écolos l’évoquent.

      Difficile de sortir la tête de l’eau au plus fort de la bataille. Pas facile de remettre en cause une institution qui conditionne depuis des mois déjà tous nos commentaires, rythme toute notre vie politique, et relègue toute autre considération, sociale et internationale. Depuis des mois, la France vit sous l’empire de la présidentielle. Et malheur à quiconque remettrait en cause l’institution sacrée. Toucher aujourd’hui à l’élection du président au suffrage universel est un crime de lèse-démocratie.

      Et si c’était exactement le contraire ? Le consensus médiatique est si pesant qu’on en vient à oublier que la gauche a longtemps été hostile à ce mode de désignation du chef de l’État. Et la gauche avait pour cela de bonnes raisons historiques. Le premier usage du suffrage universel (un suffrage très peu universel, d’ailleurs, puisqu’il n’admettait pas le vote des femmes) date comme on sait du fameux scrutin du 10 décembre 1848. Il s’inscrit comme une suite logique de la contre-révolution de juin. Il vire au plébiscite. Un aventurier portant le nom prestigieux de Bonaparte recueille 5 400 000 voix, quand deux des acteurs de la révolution de février, Ledru-Rollin et Raspail, n’obtiennent que quelques dizaines de milliers de suffrages. La magie du nom a opéré, plus que la politique. Et la logique ira à son terme puisque, trois ans plus tard, Louis Napoléon Bonaparte s’appuiera sur sa légitimité populaire pour commettre le coup d’État qui le fera empereur.

      Ce n’est pas ce type de péril qui nous guette aujourd’hui. Mais une grande figure de la gauche, dont on commémore cette année le centenaire de la naissance sans entendre son message (c’est un classique de la commémoration !), a mieux que quiconque fait la critique de l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est évidemment Pierre Mendès France. « Choisir un homme, écrivait-il en 1962, sur la seule base de son talent, de ses mérites, de son prestige (ou de son habileté électorale), c’est une abdication de la part du peuple, une renonciation à commander et à contrôler lui-même, c’est une régression par rapport à une évolution que toute l’histoire nous a appris à considérer comme un progrès [1] . » Et l’éphémère président du Conseil en rajoutait une couche : « Lorsqu’un homme est porté à la tête de l’État par le suffrage universel, c’est essentiellement sur sa personne que l’on vote. En fait, on lui fait confiance, on s’en remet à lui, et parfois sur la base de promesses plus ou moins démagogiques. » « À cet égard, concluait-il, les campagnes électorales présidentielles aux États-Unis sont d’une médiocrité que l’on n’est guère tenté de transposer ici. » Nous sommes en 1962, et Charles de Gaulle vient de faire adopter par référendum sa grande réforme institutionnelle qui donne en réalité tout son sens aux institutions de la Ve République. S’agissant de « talent » de « mérites » et de « prestige », l’homme que critique Pierre Mendès France n’en manque pas. Cela n’enlève rien à la pertinence de l’analyse. Au contraire. La seconde citation a, hélas, une portée plus prophétique. Quand le personnage n’a plus la stature du général de Gaulle, la médiocrité s’ajoute au péril antidémocratique. Nous y sommes parfois, ces jours-ci.

      Longtemps donc, l’opposition à l’élection du président de la République au suffrage universel fut une sorte de marqueur identitaire de la gauche. Même François Mitterrand, en 1962, en faisait une critique virulente dans un petit ouvrage polémique, le Coup d’État permanent. Mais son point de vue a changé quand il a revêtu les habits du candidat. On connaît la formule d’une plasticité toute mitterrandienne : « Les institutions n’étaient pas faites à mon attention, mais elles sont bien faites pour moi [...]. Elles étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi... »

      Non seulement le président socialiste ne toucha pas à l’institution présidentielle, mais il conserva l’une de ses attributions les plus régaliennes, le fameux article 49-3 de la Constitution, qui permet à l’exécutif de contourner le Parlement. Il a même usé sans retenue de l’article 13, par lequel le Président nomme aux emplois civils et militaires. Les deux septennats de François Mitterrand marqueront en vérité l’apogée de ce qu’on a appelé « la monarchie républicaine ». Des structures de pouvoir parallèles ont été créées ou renforcées. Des conseillers nommés de façon discrétionnaire par le Président ont rapidement été plus influents que certains ministres. Nul n’a oublié la trop fameuse « cellule antiterroriste » de l’Élysée du commandant Prouteau et du capitaine Barryl, fabriquant de fausses menaces d’attentats dans l’affaire dite des Irlandais de Vincennes. Nul n’a oublié non plus les mésaventures de Jean-Christophe Mitterrand, fils du Président, propulsé conseiller particulier aux affaires africaines. Il est vrai que le monarque républicain « de gauche » perpétuait en l’occurrence une tradition « africaine » héritée de Chalres de Gaulle et de son conseiller occulte Jacques Foccart.

      Les exemples foisonnent de pouvoirs parallèles échappant au contrôle démocratique. Ils sont autant d’arguments qui plaident pour l’abolition de cette légitimation par le suffrage universel du pouvoir d’un seul homme. Curieusement, c’est un autre haut responsable de la gauche qui a renforcé l’institution présidentielle en 2002. En inversant le calendrier électoral, le Premier ministre-candidat, Lionel Jospin, a réaffirmé le primat de l’élection présidentielle sur la législative. Trop sûr de son accession à la magistrature suprême, il a fait le pari que les électeurs confirmeraient ensuite leur vote en donnant au nouveau Président une majorité de députés. Le calcul s’est révélé exact, mais il a profité à un autre que lui... On devrait voir dans cette mésaventure la preuve que la gauche a davantage intérêt à miser sur les législatives, réorganisées autour d’un scrutin proportionnel, que sur l’élection d’un seul personnage. Si l’on se réfère aux principes fondateurs de la gauche sociale, il n’est pas exagéré de dire que la présidentielle au suffrage universel est une institution intrinsèquement de droite. Elle relègue les grandes questions programmatiques et les valeurs d’un pouvoir partagé. Le renoncement à s’attaquer à cette institution archaïque et unique en Europe constitue sans doute la plus grande faute de la gauche, au même titre que son glissement libéral.

      Quels que soient les reproches adressés à la gauche sur ce plan, force est de reconnaître que c’est encore dans ses rangs que ce coupable accommodement a été le mieux analysé. Et pas seulement quand la gauche était dans l’opposition. En 1991, François Mitterrand est encore à l’Élysée quand la Gauche socialiste, animée alors par Jean-Luc Mélenchon, Julien Dray et Marie-Noëlle Lienemann, se prononce pour une VIe République dans la motion qu’elle dépose au congrès de l’Arche du PS. Tirant un premier bilan des gouvernements de la gauche depuis 1981, ce texte, intitulé Une VIe République pour le changement social, établit déjà un lien entre l’extrême délégation induite par les institutions et l’atonie de ce que l’on n’appelait pas encore le mouvement social [2]. « Trente ans passés dans le moule de la Ve République ont diffusé partout une culture qui attend tout de ceux qui occupent les institutions et rien de l’action des citoyens », peut-on lire au début de cette motion, qui demandait de « libérer le pays de sa camisole » présidentielle.

      Si la demande de la Gauche socialiste n’a pas eu le succès escompté ­ son texte ne recueillit que 6 % des suffrages des militants socialistes ­, son analyse du régime de la Ve République n’a pas été totalement perdue. Arnaud Montebourg l’a remarquablement relancée en publiant, à l’automne 2000, un réquisitoire très argumenté à l’origine de la création de la Convention pour la VIe République (C6R), au printemps 2001. Dans la veine du Coup d’État permanent, dont il actualise le propos, le député de Saône-et-Loire, nourri des expériences gouvernementales de la gauche, croque les institutions de la Ve République en « machine à trahir » ­ c’est le titre de son essai ­ les espoirs du pays. Avec, au centre du dispositif, un pouvoir présidentiel, dont il remet en cause l’élection, qui favorise l’inertie, l’irresponsabilité et l’impunité. Mais il faut croire que l’élection du président de la République au suffrage universel résiste à toute remise en cause. Le projet de constitution présenté par Arnaud Montebourg et Bastien François, en 2005, la maintient tout en privant l’hôte de l’Élysée d’une grande partie de ses pouvoirs et prérogatives.

      Douze ans de présidence chiraquienne ont considérablement renforcé l’audience des contempteurs de la Ve République. Au point que sept des douze candidats à la présidence proposent de passer à une VIe République. Jean-Marie Le Pen, Marie-George Buffet, Olivier Besancenot, José Bové et Dominique Voynet ont été rejoints sur ce terrain par François Bayrou et Ségolène Royal. Nicolas Sarkozy, lui-même, envisage des aménagements. Tout en qualifiant la Ve République de « meilleur régime politique de l’histoire » de France, le président de l’UMP estime qu’il faut « préserver l’efficacité de notre cadre institutionnel, tout en l’adaptant ».
      Si le numéro est le même, les motivations et les réformes diffèrent. En changeant de République, le FN, qui défend un septennat présidentiel non renouvelable, veut surtout inscrire dans la loi fondamentale ses principes idéologiques, dont la préférence nationale. La suppression des pouvoirs du président de la République rassemble les « petits » candidats de gauche. Hormis Dominique Voynet, tous remettent en question l’élection du président au suffrage universel direct. Avec des variantes : régime primo-ministériel pour le PCF et les Verts ; régime d’assemblée pour la LCR et José Bové.

      À l’opposé, la VIe République de François Bayrou est présidentielle. Hostile à tout changement de République jusqu’au référendum européen de mai 2005, il plaide désormais pour de nouvelles institutions, où le Premier ministre ne serait que « le premier des ministres », soit un simple coordonnateur de l’action gouvernementale, tandis que la charge de « déterminer et de conduire la politique de la nation » incomberait au président de la République « élu par les Français pour assumer la charge de les gouverner ». S’il réforme le Parlement, avec une forte dose de proportionnelle, des pouvoirs législatifs et de contrôle accrus, le président de l’UDF souhaite que le mandat des députés prenne fin automatiquement dès l’élection du Président, y compris en cas de scrutin anticipé, subordonnant ainsi le mandat parlementaire au mandat présidentiel.

      La VIe République de Ségolène Royal repose sur « quatre piliers » : « Une démocratie parlementaire revivifiée qui va mettre fin au cumul des mandats » ; « une démocratie sociale » avec un « dialogue social » modernisé ; « la démocratie participative » ; la « démocratie territoriale », enfin, avec une « clarification » des compétences de chaque collectivité pour mettre « fin aux superpositions, aux doublons, à toutes les formes de gaspillage ». Ce projet ne remet toutefois pas en cause la concentration des pouvoirs au profit du chef de l’État.
      Interrogée sur ce point, la candidate socialiste a indiqué, lors d’un entretien au Monde (5 mars), que les prérogatives du Président ne seraient pas entamées sous son quinquennat, promettant d’« exercer pleinement le pouvoir » que lui donnent les institutions tout en résistant à la « tentation monarchique à laquelle la République a trop souvent cédé ».

      Dès lors, peut-on vraiment parler de VIe République ? Faute de remettre en cause le principe de l’élection du président de la République au suffrage universel direct, clef de voûte de la Constitution de 1958, faute aussi de contester au chef de l’État le droit de dissolution qui place l’Assemblée nationale en état d’infériorité, Ségolène Royal et François Bayrou ne proposent qu’un « simulacre » de réforme puisque « l’architecture de la Ve République est intacte, sacralisée, intouchable », comme le note Alain Duhamel (Libération, 28 mars). Ce qui ne signifie pas que leurs projets soient équivalents : « La VIe République de M. Bayrou, c’est... la Ve République "en pire". [...] La VIe République de Mme Royal, c’est... la Ve République "en moins pire" », nuance Bastien François, dans une tribune publiée dans le Monde (30 mars).

      Pour ce professeur de science politique, cofondateur de la Convention pour la VIe République, « l’élection présidentielle bride toutes les initiatives de modernisation démocratique de nos institutions chez ceux qui ont quelque chance d’accéder à la présidence ». À l’heure où le déficit démocratique de la construction européenne nécessiterait de refonder nos institutions nationales mais aussi européennes, ce constat confirme, s’il en était besoin, l’inanité de cette compétition électorale.

      Notes

      [1] La République moderne, Pierre Mendès France, 1962, cité par Paul Alliès, in le Grand Renoncement, Textuel, 2006.

      [2] Jean-Luc Mélenchon rappelle cet épisode dans Quelle VIe République ? (Le Temps des cerises, 170 p., 12 euros), un ouvrage collectif qui rassemble des contributions de François Hollande, Nicole Borvo, Christian Picquet, Arlette Laguiller, Anicet Le Pors, José Bové, George Séguy, Roland Weyl et Roger Bordier.

  • Guerre à l’Ukraine, guerre à la drogue | Guillaume Lachenal
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/guerre-a-lukraine-guerre-a-la-drogue-20220316_5JS3I3FUQVD3LABWO3FMPUQ6VY

    en qualifiant les Ukrainiens de « Narkoman », Vladimir Poutine était parfaitement cohérent, dans la droite ligne des positions russes en matière de #drogue depuis deux décennies, en faisant une référence transparente à l’équation qui les guide : drogue = mal = sida = Occident = Ukraine. De ce point de vue, la guerre à l’Ukraine est aussi une guerre à la drogue, l’atrocité de l’une redoublant la bêtise de l’autre.

    #Russie et #Ukraine font face depuis les années 90 à une situation sanitaire dégradée par deux épidémies imbriquées, l’explosion de la consommation de drogues injectables provoquant, outre une forte mortalité par overdoses, une explosion des cas de VIH-sida, avec des chiffres sans équivalent dans le monde en dehors de l’Afrique (dans les deux pays plus de 1% de la population est porteuse du virus). Mais leur trajectoire diverge nettement depuis une dizaine d’années, l’Ukraine ayant adopté les stratégies de « réduction des risques » validées à l’échelle internationale, avec la mise à disposition de traitements de substitution comme la méthadone, qui permettent d’éviter overdoses et contaminations, alors que la Russie s’entête dans une stratégie de criminalisation, de sevrage forcé et de black-out concernant les données sanitaires, tout en militant activement sur le plan international pour faire passer les traitements de substitution pour des drogues illicites.

    Dans ce contexte, la Russie a développé une obsession pour la drogue en Ukraine. En 2014, des médias russes expliquaient ainsi que les manifestants pro-européens de Maïdan étaient tous sous l’influence de drogues, mises à leur insu dans le thé et les gâteaux distribués sur place (des fake news accusent même BHL en personne de s’en être chargé lorsqu’il était sur place). Viktor Ivanov, le chef du FSKN, le service antidrogue de la Fédération de Russie, faisait même de la politique ukrainienne de réduction des risques la cause de la révolution « Euromaïdan » de 2014 : d’après lui la méthadone, au lieu d’aider les personnes dépendantes, avait en fait rendu addicts une nouvelle génération d’Ukrainiens, les rendant vulnérables au lavage de cerveau par des « sectes » (il parlait des ONG d’aide aux usagers de drogue) qui les avaient recrutés pour aller servir de chair à canon dans les émeutes (qui firent plus de 100 morts).

    Dans les premières semaines suivant l’annexion russe de la Crimée en mars 2014, le même Viktor Ivanov fit de la guerre à la méthadone une priorité politique, annonçant la fermeture des centres de prise en charge des usagers de drogues dans la péninsule dès le 2 avril. Moins d’un an plus tard, le médecin français Michel Kazatchkine, envoyé spécial des Nations unies pour la lutte contre le sida en Europe de l’Est, estimait qu’une centaine de patients, contraints de retourner à la consommation d’opiacés de rue, étaient déjà morts d’overdose, sur les 800 suivis en Crimée avant l’interdiction des traitements de substitution. En décembre 2014, le FNSK fit un grand feu et y jeta devant les caméras les derniers stocks de méthadone de Crimée, achetés avec des subventions du Fonds mondial de lutte contre le sida.

  • Covid long, symptômes persistants
    Les patients atteints ont l’impression de devenir fous à cause de la fatigue, de la fièvre, des douleurs articulaires, des reflux gastriques, des maux de gorge et de tête, des troubles du sommeil, des démangeaisons… Fous, car les institutions ne reconnaissent pas leur maladie et ne veulent pas la prendre en charge.
    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/covid-long-symptomes-persistants-20220129_YCYITRU22VDETI2SU45WGGFP3Q

    Malgré le manque de recul et d’études sur le sujet, on sait désormais qu’au moins une personne sur dix touchée par le virus SRAS-CoV-2 développera une forme persistante de Covid. Je suis une de ces personnes. Le Covid long n’est pas une fatigue passagère que l’on peut guérir avec de la gelée royale, ni un simple état psychologique, ni un état imaginaire à ignorer pour aller mieux. La base physiopathologique de ce syndrome est inconnue, mais trois théories sont avancées : la persistance du virus dans des réservoirs tels que l’épithélium de l’intestin grêle d’où il resterait actif ; la présence d’une réponse immunitaire dérégulée ; et des dommages dus à l’effet de l’auto-immunité.

    Les symptômes de la maladie se poursuivent au-delà des vingt premiers jours d’infection et affectent l’ensemble du système nerveux et immunitaire, provoquant fatigue, fièvre, douleurs articulaires et musculaires, thrombose, diarrhée, inflammation généralisée, reflux gastrique, paralysie faciale, maux de gorge, acouphènes, maux de tête, troubles du sommeil, démangeaisons cutanées, alopécie, altération de la vision, du goût et du toucher, perte d’audition, pression thoracique, vertiges, anxiété, dépression et une détérioration de la fonction cognitive que les patients eux-mêmes ont appelée « brain fog », « brouillard mental ».

  • « Avoir un comportement à changer, c’est un luxe de la classe moyenne blanche ». https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/dans-nos-comportements-bah-ouais-20210331_7SMCRSHWYVGPLKU7HFEZ5PDJAY

    « L’épidémie dépendra de nos comportements » : voilà un constat raisonnable et banal. On le retrouve en version autoritaire ou bienveillante chez Boris Johnson, le préfet Lallement et mille autres experts et commentateurs. Il y a pourtant quelque chose qui cloche dans ce cliché, quelque chose de bête et de tragique, auquel il faudrait pouvoir répondre sans passer par un autre poncif, celui des fins limiers de la critique du néolibéralisme : « Vous, les politiciens, individualisez les responsabilités pour échapper aux vôtres. » Alors que nous avons enfin en France un message de santé publique potable (« dehors en citoyen, chez moi avec les miens »), la question mérite mieux : d’où vient cette évidence, selon laquelle la lutte contre une épidémie passe par les « comportements individuels » ? Et qu’est-ce que cette « brique » de bon sens, comme aurait dit Roland Barthes, nous empêche de comprendre ?

    La vision comportementale de la santé publique naît au début du XXe siècle, quand la Fondation Rockfeller invente aux Etats-Unis une forme d’évangélisme sanitaire, avec conférences itinérantes et visites à domicile, pour éduquer les pauvres, changer leurs comportements et vaincre les épidémies. Le modèle est exporté dans le monde entier. En France (pays arriéré en santé publique comme chacun sait), c’est la Rockfeller qui orchestre les débuts de la lutte contre la tuberculose en 1918, faisant de « l’éducation sanitaire » une affaire de slogans moralisateurs (« C’est un malin… il dort la fenêtre ouverte ») conçus par des professeurs de médecine bedonnants et paternalistes – Simone Veil modernisera tout cela dans les années 70 en important au ministère de la Santé les méthodes du marketing pour professionnaliser la conception et l’évaluation des campagnes.

    Le choc du sida, à partir des années 80, marque à la fois l’apogée et l’échec de ce modèle. L’idée que les comportements sexuels sont l’explication de l’épidémie et une cible prioritaire pour la contrôler semblent aller de soi. Une fois les attitudes des populations bien décrites, des campagnes d’éducation permettront d’informer les individus et de les débarrasser de leurs croyances erronées ; ils adopteront alors les bons comportements et adieu le virus. La baisse relative de la prévalence chez les gays dans les années 90 et l’adoption massive du préservatif confirment les attendus du modèle, tout comme, en négatif, l’explosion de l’épidémie en Afrique, que les experts perçoivent comme une terre de superstitions à éduquer de toute urgence (je vous épargne le florilège du racisme savant de l’époque).

    L’édifice théorico-politique se fissure pourtant dans les années 2000 : comment expliquer, non seulement que l’Afrique soit si touchée par l’épidémie (ce que le cliché sur l’insouciance sexuelle des Africains explique sans peine), mais surtout qu’elle le soit de manière si hétérogène ? En 2004, la première enquête épidémiologique à essayer d’y répondre sérieusement compare, à partir d’un échantillon aléatoire de 8 000 personnes, quatre villes du continent touchées très différemment par le VIH. Les conclusions font tomber tous les comportementalistes de leur chaise : la différence entre les villes très touchées (plus de 20 % de prévalence) et les autres ne s’expliquent ni par un moindre port du préservatif, ni par un plus grand nombre de partenaires sexuels, ni par aucun autre indicateur lié au « comportement sexuel », mais par des facteurs biologiques (co-infection avec l’herpès et circoncision masculine) et sociaux (liés notamment aux inégalités de genre). Ce qui ne veut pas dire que le préservatif ne sert à rien, mais plutôt que les comportements individuels n’ont qu’un effet marginal sur l’épidémie, et que cet effet est écrasé par des variables liées à l’environnement social et politique. L’étude marque ainsi un tournant vers une compréhension « écologique » de l’épidémie et de la prévention.

    Il a été démontré depuis que l’épidémie de VIH chez les Africains-Américains aux Etats-Unis ou les migrants en France n’est pas liée à un déficit d’éducation ou à une indéracinable indiscipline, mais à la structure même des réseaux socio-sexuels, façonnés par la précarité, la ségrégation raciale et la criminalisation des populations. Avoir un comportement à changer, c’est un luxe de la classe moyenne blanche. La leçon est en fait très banale : depuis le XIXe siècle, la santé publique doit sa réussite aux égouts, aux normes d’aération, à la médecine de travail, aux congés maladie, à l’échange de seringues, au Subutex, aux antirétroviraux, beaucoup plus qu’au catéchisme comportementaliste. Il serait bon de s’en souvenir en temps de Covid-19 : les contraintes structurelles (travail, logement), les cofacteurs biologiques et les mutations du virus écrasent, dans toutes les études, l’effet du respect des gestes barrières. C’est là le tragique : l’épidémie ne dépend pas de nos comportements, ou si peu.

    #comportement #nudge

    • Discuté/critiqué par Pr. Logos
      https://twitter.com/Pr_Logos/status/1378258027409768451

      Un article à lire, fort intéressant, qui serait convaincant s’il n’avait cette brillance et cette manière d’affirmer qui suscitent la méfiance, surtout quand la conclusion est fausse : « l’épidémie ne dépend pas de nos comportements ou si peu ».

      C’est l’archétype de l’article malin par un auteur malin, qui met en valeur des choses finalement simples et bien connues, mais peu vulgarisées, mais finit par dire des sottises aussi énormes que ce qu’il prétend corriger.

      L’article a ceci d’irritant qu’il ne se fonde sur aucun travail de terrain : le type ne se confronte manifestement pas à la question concrète, technicisée, de la sécurisation sanitaire et de l’endiguement épidémique.
      Il lui manque ceci : la responsabilité que confère le faire.

      L’article construit un épouvantail initial : le comportementalisme ne serait que le visage de l’individualisme moralisateur… Puis, dans une dialectique de copie khâgno-BCPST, on dévoile ce secret de polichinelle : il existe des facteurs environnementaux.

      Synthèse : et si le comportement était un fait social et environnemental ?

      Il en va du lecteur des Inrocks comme de celui de Libé : quinqua, il ou elle aime se sentir jeune et connaître Aya Nakamura, plutôt que de voir citer Hegel ou les tenants de l’#interactionnisme_social .

      On serait quelque part entre les deux ?

  • Intellectuels de tous les pays, dé-trumpez-vous !

    La détestation que tentent de susciter les penseurs conservateurs envers les concepts critiques de #genre, #race ou d’#intersectionnalité est l’écho direct de la politique de Trump dont l’administration a combattu les « #gender_studies ».

    Il est amusant de voir converger le #sensationnalisme des médias et les éructations de leurs « #intellectuels » attitrés, fixés sur une série de mots-clés : #gender, #woke, intersectionnalité, #décolonial, #race… Mais ce sont aujourd’hui des mots vides qu’on agite, les mêmes sur les couvertures des magazines ou tabloïds et dans les chroniques ou tribunes. #Luc_Ferry dénonce « l’#écoféminisme » allié à « l’#islamo-gauchisme » « pour former la ”#cancel-culture-woke” ». #Isabelle_Barbéris accuse les #recherches sur le genre et l’intersectionnalité d’être des « #pseudo-sciences », mais serait bien en peine de donner des arguments scientifiques en ce sens. Les mêmes dénoncent la « #chape_de_plomb » et l’atteinte aux #libertés que constituerait l’existence même de recherches d’universitaires qui, de leur côté, n’ont jamais empêché leurs collègues de mener les leurs.

    Alors pourquoi une certaine génération d’intellectuels, que l’on a beaucoup entendue ces derniers temps, se sent-elle menacée ? Si on écarte la thèse des pathologies mentales engendrées par la pandémie – que révèlent, entre autres, les bagarres autrement plus graves entre bandes de jeunes –, on peut analyser cela en termes de stratégies de #pouvoir_académique. Nous assistons à la #radicalisation d’attitudes que les spécialistes du domaine du genre ont connue de longue date : la volonté politique de #déconsidérer, et si possible de #criminaliser, des recherches qui sont largement développées et légitimes ailleurs, par exemple en accusant ladite « théorie du genre » de ne pas être scientifique – en dépit du fait rappelé dans le journal du CNRS qu’il s’agissait de thématiques de recherche reconnues dans les programmes de l’Union européenne, et développées également dans les sciences « dures ».

    De fait, ces thèmes ont toujours été honnis par l’#extrême_droite, et les chercheurs qui s’y investissent sont régulièrement la cible des sites, médias, militants de cette obédience. Mais l’attaque du gouvernement est une #radicalisation_électoraliste qui permet à des figures opportunistes d’essayer de reprendre pied dans le milieu universitaire resté relativement imperméable aux idées d’extrême droite. La réaction quasi unanime aux déclarations polémiques des ministres #Vidal et #Blanquer (demande de démission de Vidal signée par 24 000 universitaires) est une preuve de plus de cette difficulté que rencontre cette partie ultraréactionnaire du monde intellectuel, qui a une place bien installée dans les médias, et a clairement l’oreille du pouvoir… mais ne domine pas vraiment dans les #universités ni dans les organismes de #recherche. Ce petit milieu s’est senti pousser des ailes lorsque le #pouvoir_politique a repris les idées de l’extrême droite et son agenda classique, la #chasse_aux_intellectuels qui travaillent sur le genre, la race, le #décolonial.

    Mais le mouvement reste limité : les signataires de tribunes dénonçant l’« islamo-gauchisme » qui gangrène les universités en lien bien sûr avec le « gender », sont en réalité éloignés du #monde_académique – retraités, bénéficiaires de positions protégées dans des institutions où ils n’enseignent pas ou peu, au rayonnement très faible dans la recherche. Leur seule chance d’exister dans un monde universitaire internationalisé est donc de déconsidérer leurs collègues pour tenter de les priver de ressources, par exemple en manipulant les outils d’évaluation ; d’où leur nouvel intérêt pour le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres), institution dont le gouvernement a récemment pris le contrôle direct.

    Tout cela au nom de la défense du « #pluralisme ».

    Ce croisement fétide entre enjeux intellectuels et politicards n’a pas lieu par hasard. Les concepts de genre, de race et d’intersectionnalité ont été forgés dans et par de nouveaux #mouvements_sociaux et dans l’#activisme (1) qui a permis de mettre en avant de nouvelles catégories d’#oppression. Ce sont des concepts critiques, des outils qui servent à voir et analyser les #inégalités présentes dans les sociétés contemporaines. Ce qui en fait des concepts perturbants pour la pensée ultraconservatrice, qui les a constamment ciblées. Les recherches sur l’intersectionnalité ont fait voir des formes extrêmes de #discrimination et de #vulnérabilité sociales : celles subies par les femmes noires aux Etats-Unis et apparues au grand jour avec la pandémie.

    La détestation « animale » que tentent de susciter les penseurs ultraconservateurs envers les mots même de genre, race… est l’écho direct de la politique de Trump. David Chavalarias, dans un remarquable article synthétisant l’étude quantitative de la diffusion du terme « islamo-gauchisme » sur Internet et les réseaux sociaux, note que ce vocable y a été remobilisé par le gouvernement suivant les méthodes de l’#altright trumpiste (de #Steve_Bannon), de façon à déconsidérer simultanément des recherches… et des #mouvements_émancipateurs. Ce que proposent nos ministres français s’apparente au programme « éducatif » de #Trump dont l’administration a combattu les gender studies et interdit l’usage des mots tels « #fœtus » et « #transgenre » dans les institutions de santé. Trump avait créé une commission pour promouvoir « l’#éducation_patriotique » et revenir sur l’histoire de l’#esclavage, « dangereuse et erronée » selon lui. Il dénonçait, digne précurseur de nos génies nationaux, la « théorie raciale » et les études afro-américaines. Sa secrétaire à l’éducation #Betsy_DeVos avait engagé une réécriture des #manuels_d’histoire pour glorifier le passé esclavagiste et promouvoir une nouvelle version de l’#histoire des Noirs, contre les « #radicalo-gauchistes ».

    Trump voulait ainsi consolider sa politique et son discours sexistes et racistes. Et l’on sait que la mobilisation des minorités a été essentielle dans la récente élection présidentielle. Sans les activistes, Biden ne l’aurait jamais emporté par plus de 7 millions de voix d’écart sur Trump. C’est bien par une prise de conscience – ce qu’on appelle, ici avec dérision, le woke – des injustices, parfois mortelles, que promouvait et créait sa politique que la catastrophe a été évitée. Une majorité des citoyens américains a ainsi su s’appuyer sur une culture minoritaire, dans un contexte de pandémie où beaucoup plus de citoyens ont pu participer au vote.

    L’enjeu désormais en Amérique est de préserver cet acquis, contre les tentatives actuelles des républicains de réduire l’accès au vote, seul moyen qu’ils parviennent à envisager pour accéder au pouvoir. En #France aussi, ce sont les nouvelles générations, d’étudiants et de lycéens, eux-mêmes plus sensibles aux #injustices_sociales et au #racisme déguisés en « #laïcité » (2), qui redonnent espoir, contre tous ceux, intellectuels comme politiques, qui veulent les priver des moyens de connaissance et d’accès aux nouvelles idées qui ont pu aider à la victoire de Biden. Le woke, qu’on veut nous présenter comme une nouvelle dictature, c’est l’éveil de cette force, et la meilleure protection de la #démocratie.

    (1) Voir Albert Ogien, Politiques de l’activisme, sous presse.

    (2) Voir l’enquête sur la laïcité.

    https://www.liberation.fr/idees-et-debats/opinions/intellectuels-de-tous-les-pays-de-trumpez-vous-20210312_W6BYMYYMSZDIHBAO7

    #Sandra_Laugier