• « Au-delà de 2021, la pandémie continuera de bouleverser les flux migratoires »
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    « Chronique. Lorsque les frontières se ferment, lorsque les avions restent au sol et les bateaux à quai, lorsque les économies sont mises à l’arrêt et lorsque les administrations qui délivrent des titres de séjour baissent le rideau, il devient très difficile de se déplacer. Historique, la chute des flux migratoires pendant la première année de pandémie de Covid-19 l’a donc été aussi, au même titre que la hausse de la mortalité, la baisse de la natalité et le plongeon des indicateurs économiques.« Une rupture formidable », constate le professeur François Héran, titulaire de la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France. Ce monde en mouvement du XXIe siècle, dont la dynamique migratoire augmentait depuis dix ans, s’est subitement figé, passé le premier moment d’un exode inédit, celui de millions de gens rentrant chez eux en catastrophe.
    En 2020, l’immigration vers les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), qui regroupe les économies avancées, a été divisée par deux par rapport à 2019 : Jean-Christophe Dumont, qui dirige la division des migrations internationales à l’OCDE, évoque, lui, un « choc historique, avec des variations importantes selon les pays ».Ainsi aux Etats-Unis, qui ont cumulé l’effet Covid-19 avec l’effet Trump, l’impact a été très fort : toutes les filières d’immigration ont été mises à l’arrêt, à l’exception de celle, vitale, des travailleurs saisonniers agricoles. Le Japon et la Corée du Sud ont tout fermé. Pays construits sur l’immigration, le Canada et l’Australie ont accusé des chutes des entrées respectivement de 45 % et de 70 %. Pour compenser cet impact négatif sur son économie, Ottawa a lancé un programme de recrutement d’immigrés de 400 000 personnes en 2021, puis du même ordre de grandeur – sans précédent – en 2022 et en 2023.Les chiffres sont plus nuancés mais tout aussi remarquables dans les pays européens : en France, l’immigration économique a chuté de 30 % , le nombre d’étudiants étrangers de 20 %, l’attribution de visas touristiques de 80 %, les demandes d’asile de 40 %.
    Hors OCDE, les pays du Golfe, qui comptent quelque cinq millions d’immigrés originaires d’Asie, ont subi, eux, le double impact de la pandémie et de la baisse des prix du pétrole en raison du ralentissement de l’activité mondiale ; les entrées en Arabie saoudite ont été divisées par dix. Le phénomène se répercute inévitablement sur les pays où de nombreuses familles vivent des revenus envoyés par les émigrés : la Banque asiatique de développement (ADB) prévoyait pour 2020 une baisse de 11 % à 20 % des transferts financiers de ces travailleurs vers leur pays d’origine. Quant aux réfugiés, leur circulation a aussi été entravée.
    Que nous dit ce bouleversement migratoire ? Premier constat dont la pandémie a imposé l’évidence : dans les pays riches, observe Jean-Christophe Dumont, « des secteurs entiers ne peuvent fonctionner sans la main-d’œuvre immigrée ». Pour reprendre des termes du vocabulaire covidien, les « premiers de corvée » sont souvent immigrés, et les immigrés sont souvent « essentiels ».Cela va des récoltes agricoles, pour lesquelles il a fallu affréter, en dépit des restrictions, des charters d’étrangers, vers l’Australie, l’Allemagne ou la Corse, jusqu’au secteur hospitalier, dont un quart du personnel, dans l’OCDE, vient d’ailleurs. Particulièrement dépendant à cet égard, le Royaume-Uni (qui a cumulé l’effet Covid-19 et l’effet Brexit) a prolongé les visas dans le secteur de la santé jusqu’à fin 2021. « Il faut des gens pour manipuler les corps et la matière », relève François Héran, qui note que cette division décrite dans les années 1930 par le sociologue Maurice Halbwachs entre le monde ouvrier qui touche la matière et le monde intellectuel qui ne la touche pas est toujours valable.
    Pour les experts, au-delà de la crise sanitaire, la crise économique liée à la pandémie aura, après 2021, des effets durables sur les flux migratoires, comme la crise de 2007-2008 en avait eu sur les migrations intra-européennes.Une autre leçon de la pandémie à surveiller de près, à cet égard, concerne l’immigration hautement qualifiée. La demande de cette catégorie d’immigrés était très importante avant le Covid-19, souligne François Héran, et le niveau d’éducation des migrants progresse. Or ce monde intellectuel qui n’a pas besoin de « toucher la matière » peut travailler à distance : on le savait, mais la pandémie a montré à quelle échelle ce système pouvait être étendu et généralisé.Cette évolution aura inévitablement des conséquences sur la mobilité de la population hautement qualifiée. Etudiants, ingénieurs, chercheurs, professionnels de la santé de haut niveau… les pays riches se livrent une concurrence féroce sur ces cerveaux.Et l’impact de la pandémie sur la mobilité, avec le travail à distance, peut profondément changer les conditions de recrutement, de même que l’organisation physique de l’enseignement supérieur.Jean-Christophe Dumont songe déjà à toutes les questions qu’ouvre cette perspective : faut-il prévoir des titres de séjour pour le télétravail ? Quel sera le statut fiscal des immigrés hautement qualifiés, mais à distance ? On peut aussi imaginer les bénéfices politiques du ralentissement de la fuite des cerveaux, dans les pays où l’absence d’une société civile éduquée ne permet pas de contrer les dérives autoritaires. La généralisation de la vaccination pèsera évidemment sur la reprise des migrations. Mais une tendance, déjà à l’œuvre dans le monde d’avant, se confirme clairement : alors que le « baby-bust », sous l’effet de la baisse des naissances, semble se substituer au baby-boom, un moment espéré, l’immigration sera plus que jamais essentielle aux populations vieillissantes des pays riches.

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