• LA MONGOLIE D’AUJOURD’HUI - Entretien avec Antoine Maire,
    chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), auteur de La Mongolie Contemporaine

    ASIA FOCUS #158 – PROGRAMME ASIE / Mars 2021
    https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2021/03/Asia-Focus-158.pdf

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    EMMANUEL LINCOT : La Mongolie, comme vous le rappelez, est passée successivement en un siècle d’un régime théocratique à celui du socialisme pour devenir avant même l’effondrement de l’Union soviétique une démocratie. L’hiver 89-90 a été déterminant dans ce basculement. Faut-il y voir une double influence : celle de l’expérience chinoise de Tiananmen avortée d’une part, et celle des mouvements de contestation européens d’autre part comme Solidarnosc en Pologne ; lesquels conduiront à la chute du mur de Berlin ?

    ANTOINE MAIRE : Effectivement, la trajectoire suivie par la Mongolie interroge. Après avoir été le second pays au monde à adopter un mode de développement socialiste, elle s’est tournée vers la démocratie et l’économie de marché au tournant des années 1990.
    La particularité de la révolution mongole est de s’être déroulée, selon l’adage, « sans qu’une vitre ait été brisée, sans qu’un coup de feu ait été tiré et sans qu’une goutte de sang ait été versée ». La révolution démocratique s’est donc déroulée pacifiquement et a été accompagnée par les autorités en place qui ont accepté de s’engager dans le jeu démocratique.

    L’influence des mouvements de contestation qui ont vu le jour en Europe sur la conduite de la révolution mongole est indéniable. Pour le comprendre, il convient de rappeler que la Mongolie s’est alignée sur l’Union soviétique pendant toute la période socialiste, faisant notamment le choix de Moscou contre Pékin lors de la dispute sino-soviétique. Cette décision a inscrit le pays dans les programmes de coopération qui existaient alors dans le bloc de l’Est et lui a permis d’être pleinement intégré dans la sphère d’influence soviétique. De nombreux étudiants mongols ont ainsi profité de cette opportunité pour étudier dans les pays socialistes européens, et suivre le déroulement et l’organisation de ces mouvements de contestation. Ce sont ces mêmes étudiants qui, à leur retour en Mongolie, ont animé la révolution démocratique de l’hiver 1989-1990.

    Pour ce qui est de l’influence de la répression de Tiananmen, son influence est également indéniable, mais elle a plutôt porté sur les autorités en place et sur la manière dont elles ont accompagné le processus révolutionnaire. La répression mise en place par les autorités chinoises a servi de contre-modèle et explique en partie le refus des autorités mongoles d’utiliser la violence pour réprimer les manifestations. De plus, beaucoup de dirigeants considéraient que des réformes profondes étaient nécessaires. L’effondrement de l’économie d’amitié qui existait jusqu’alors au sein du bloc de l’Est a exposé la Mongolie à des difficultés très importantes. Le passage à la démocratie et à l’économie de marché apparaissait dès lors comme une solution pour permettre au pays de renouer avec la croissance et avec le développement. Enfin et surtout, une telle évolution était également perçue, par les autorités comme par les manifestants, comme un moyen de rompre avec la tutelle soviétique pour affirmer une souveraineté pleine et entière et pour parachever ainsi le processus de conquête de l’indépendance engagé au début du siècle.

    EMMANUEL LINCOT : Comment expliquez-vous que la Mongolie ait réussi son tournant démocratique alors que toutes les anciennes Républiques soviétiques de l’Asie centrale, à l’exception peut-être du Kirghizistan, ont échoué de ce point de vue ? Est-ce lié à la nature « rhizomatique » du pouvoir et de l’État mongol, comme vous le qualifiez, et dont le mode de fonctionnement s’appuie sur une pluralité des acteurs de la société civile ?

    ANTOINE MAIRE : La Mongolie fait effectivement figure d’exception en la matière. À titre d’exemple, le président américain Joe Biden, lorsqu’il était secrétaire d’État, soulignait lors d’une de ses visites que la Mongolie constituait une oasis démocratique dans la région. La révolution démocratique de l’hiver 1989-1990 s’inscrivait dans un mouvement historique propre à l’effondrement du bloc socialiste. À l’inverse, la stabilisation et l’enracinement de la démocratie en Mongolie interrogent. Beaucoup de conditions initiales étaient présentes pour que les choses n’évoluent pas de la sorte. À titre d’exemple, le pays était dépourvu de toute tradition démocratique, entouré de voisins autoritaires, et doté de réserves importantes en matières premières ce qui tend plutôt à favoriser l’émergence d’États rentiers et autoritaires. Pour autant, on note un enracinement de la démocratie, avec des alternances politiques régulières, et même un approfondissement avec des expériences originales, notamment de démocratie délibérative qui a par exemple été utilisée pour réformer la Constitution mongole en 2019.

    Plusieurs éléments expliquent cette spécificité. Tout d’abord, les constituants mongols ont veillé à bâtir un régime politique semi-présidentiel au sein duquel les pouvoirs entre les acteurs sont relativement équilibrés. Ce cadre a donné naissance à une instabilité politique régulière, mais il a également empêché l’émergence d’un pouvoir autoritaire dans le pays. Ensuite, la démocratie constitue un marqueur fort et en quelque sorte la clé de voûte de la souveraineté et de l’indépendance mongole. Elle permet au pays d’affirmer un contre-modèle par rapport à ses voisins russes et chinois et de revendiquer une orientation qui lui est propre. Enfin, et c’est peut-être l’élément le plus structurant, le fonctionnement du système démocratique apparaît cohérent avec le système social des Mongols, facilitant de fait la capacité des acteurs à se fondre dans ce système. C’est ce point que j’ai souhaité mettre en avant dans l’ouvrage en soulignant la nature « rhizomatique » du pouvoir en Mongolie. Il s’agit de revenir à un élément structurant, le pastoralisme nomade, un mode de vie auquel la Mongolie est souvent réduite. Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont inspirés de l’exemple mongol pour élaborer leur concept de « rhizome ». Ils avaient souligné que la capacité des Mongols à créer des alliances et à constituer une machine de guerre éphémère pour faire face à leurs voisins sédentaires et à leurs structures étatiques. On retrouve ce mode de fonctionnement dans la manière dont le pouvoir se structure aujourd’hui en Mongolie et dans la façon dont les acteurs interagissent les uns avec les autres. La fragilité des alliances et leur caractère évolutif conduisent les acteurs à accorder une place centrale à la notion de compromis, un élément clé dans le fonctionnement d’un système démocratique. Concrètement, cela se traduit par la formation régulière de gouvernement de coalition nationale lorsque le pays fait face à une crise importante. Cela a par exemple été le cas au début des années 1990. L’ancien parti unique, le Parti populaire et révolutionnaire, a invité les mouvements révolutionnaires au gouvernement alors même qu’il avait largement remporté les premières élections démocratiques organisées dans le pays à l’été 1990.

    EMMANUEL LINCOT : Vous écrivez que la Russie soviétique est considérée avec une certaine nostalgie par la plupart des Mongols d’aujourd’hui. C’est un constat que l’on peut faire aussi en Asie centrale. Et pourtant, les exactions commises en Mongolie comme partout ailleurs à l’époque de Joseph Staline par le régime soviétique ont été très nombreuses. Comment expliquez-vous ce décalage dans la perception du totalitarisme soviétique ?

    ANTOINE MAIRE : La perception de la période socialiste en Mongolie est ambivalente. Elle est effectivement marquée par les exactions commises par le régime sous la pression de l’Union soviétique, en particulier dans les années 1930. Elle est également entachée par la volonté des autorités soviétiques de nier l’héritage historique et culturel mongol.

    Cela étant dit, il convient également de souligner que les Mongols gardent en mémoire la contribution de la Russie soviétique à la conquête de l’indépendance par rapport à la Chine au début du XXe siècle et à la protection qu’elle a ensuite apportée à la Mongolie contre les velléités irrédentistes chinoises. Du fait de cet héritage, les Mongols accordent une confiance importante à la Russie, alors qu’une forte défiance à l’égard de la Chine est notable.
    En outre, pour les Mongols, l’accès à la modernité, qu’elle soit économique, scientifique ou encore médicale, a eu lieu principalement grâce aux programmes déployés par l’Union soviétique. La Mongolie était à l’époque présentée comme un modèle pour tout pays qui souhaitait s’engager dans un modèle de développement soviétique. La mission spatiale réalisée par le cosmonaute mongol J. Gurragcha en 1981 dans le cadre du programme Intercosmos constitue en cela un symbole. À l’époque, la Mongolie était considérée comme un pays développé. Cela contraste avec le statut de pays en développement qui colle à la Mongolie depuis 1990, d’où un sentiment de déclassement...

    Le dernier élément qui explique cette nostalgie tient à l’intensité des échanges humains qui se sont noués entre les deux pays pendant la période socialiste. De nombreux décideurs mongols, politiques, économiques ou même associatifs, ont effectué leurs études supérieures en Union soviétique, séjour qui les a marqués et au cours duquel ils ont développé des relations privilégiées avec des homologues russes. Cela contribue également à la persistance de cette nostalgie.

    EMMANUEL LINCOT : Une partie de l’opinion se sent-elle concernée par les Mongols de la Bouriatie, en Fédération de Russie, ou par ceux vivant en Mongolie intérieure ? Existe-t-il des velléités irrédentistes pan-mongoles et les idées eurasianistes se retrouvent-elles dans les débats idéologiques actuels ?

    ANTOINE MAIRE : C’est une question qui se pose effectivement d’autant que les Mongols qui vivent dans la province chinoise de Mongolie-Intérieure sont plus nombreux, un peu plus de 5 millions de personnes, que ceux qui vivent en Mongolie « extérieure » qui compte pour sa part un peu plus de 3 millions de personnes. Pour autant, les velléités irrédentistes pan-mongoles et les idées eurasianistes sont quasiment inexistantes. Cette absence s’explique par le caractère illusoire de cette revendication et surtout par la crainte qu’une telle affirmation puisse à terme se retourner contre la Mongolie et contre une indépendance qui a été difficile à conquérir. Cela conduit les autorités mongoles à faire preuve d’une vigilance extrême dans leur prise de positions sur la question.

    À cette crainte légitime, il convient également de souligner une distanciation marquée qui conduit certains Mongols à considérer que les Mongols de Mongolie intérieure ne sont plus forcément mongols, étant trop proches de la Chine. À l’inverse, il apparaît également que les Mongols de Mongolie intérieure reprochent à leurs voisins d’être trop russisés, comme en témoigne selon eux le passage à l’alphabet cyrillique au détriment de l’alphabet classique, ouïghour. Une forme d’indifférence tend donc à s’imposer en Mongolie face à la situation connue par leurs homologues en Chine ou en Russie. Une évolution est néanmoins notable, notamment chez les jeunes, qui ont été choqués par les décisions prises récemment par le gouvernement chinois pour limiter l’apprentissage de la langue mongole en Chine.

    EMMANUEL LINCOT : Que ce soit Gengis Khan en Mongolie ou Tamerlan en Ouzbékistan, l’on assiste depuis un quart de siècle à la réhabilitation des figures historiques, impériales et vernaculaires. Comment perçoit-on les Gengiskhanides dans l’historiographie des sociétés voisines ?

    ANTOINE MAIRE : La figure de Gengis Khan a été réhabilitée en Mongolie au début des années 1990 après avoir été occultée pendant l’essentiel de la période socialiste. Les autorités soviétiques refusaient toute évocation de l’empereur, jugé à l’époque comme une figure impérialiste, incompatible avec les orientations idéologiques du régime et susceptible de réactiver un nationalisme mongol. Cette situation a donné lieu à une concurrence mémorielle entre la Mongolie et la Chine. En tentant de s’approprier la figure de Gengis Khan, Pékin soulignait en creux l’alignement de la Mongolie sur l’Union soviétique et affirmait par là même que l’identité mongole perdurait plutôt au sein de sa province de Mongolie intérieure. Depuis 1990, la Mongolie a totalement réinvesti cette figure historique. Elle s’est imposée comme un élément majeur de la révolution de l’hiver 1989/1990, symbole de la volonté des Mongols de se réapproprier leur histoire.
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