• Des doutes d’Emmanuel Macron à la tentative d’accélération, dans les coulisses de la campagne vaccinale
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    Jusqu’à la fin de l’année 2020, le président de la République ne pensait pas que la vaccination serait aussi rapidement le « cœur de la bataille » contre le virus, avant de changer de pied. Sa stratégie européenne a également connu quelques ratés.

    Le moment est historique. Ce 2 décembre 2020, le Royaume-Uni est le premier pays au monde à autoriser sur son sol le vaccin développé par les laboratoires Pfizer et BioNTech pour lutter contre l’épidémie de Covid-19. Mais Emmanuel Macron préfère se montrer prudent. « Très prudent », même, de son propre aveu. Le chef de l’Etat ne considère pas encore la vaccination comme le « cœur de la bataille » contre le virus, ni qu’il faut piquer les Français « matin, midi et soir » . Ça, il ne le dira que dans un peu plus de trois mois, après avoir été critiqué pour la lenteur de sa campagne vaccinale. Pour l’instant, le locataire de l’Elysée privilégie les petits pas face à la technologie inédite de l’ARN messager développée par le consortium américano-allemand. « On ne sait pas tout sur ce vaccin, comme on ne sait pas tout sur le virus » , affirme-t-il le 4 décembre, au média en ligne Brut.

    Le président de la République a lu les sondages collectés par le service d’information du gouvernement, dont la plupart indiquent qu’une majorité de ses concitoyens ne souhaite pas se faire vacciner ; la défiance est grande à l’égard des laboratoires pharmaceutiques. D’ailleurs, l’exécutif vient, discrètement, de placardiser son « M. Vaccin », Louis-Charles Viossat, suspecté de conflit d’intérêts avec certaines entreprises du secteur, pour le remplacer par le professeur Alain Fischer . Ce spécialiste d’immunologie, qui a eu moins de vingt-quatre heures pour réfléchir à la proposition, conseille d’ appuyer sur le frein tant qu’une publication scientifique ou un rapport documenté sur le cocktail de Pfizer-BioNTech n’est pas disponible.

    « On n’est pas en train de dire aux gens : “Vaccinez-vous, vaccinez-vous”, à toute force et pour toute la population. On a une autre #stratégie  » [!] , insiste Emmanuel Macron dans son entretien à Brut. Le matin même, lors d’une visite à l’hôpital Necker, à Paris, le chef de l’Etat se montre encore plus clair : « Le vaccin arrive. Est-ce que c’est la seule réponse ? Non. » [ça, en revanche, c’et indéniable sauf par le même niais malfaisant]

    La découverte rapide d’un vaccin, « une utopie »

    Dès le début de la crise sanitaire, au printemps 2020, le président de la République est déjà sceptique. Il ne croit pas à la découverte rapide d’un vaccin. Une « utopie », selon son ministre de la santé, Olivier Véran. La France s’apprête alors à sortir de son premier confinement. Au sein du gouvernement, on réfléchit surtout à la manière de préparer les services de réanimation en cas de deuxième vague de l’épidémie.
    « Personne de sérieux ne me dit qu’avant la fin de l’année on a des vaccins qui sont disponibles. Personne de sérieux », souligne le chef de l’Etat.

    Devant la presse, le 4 mai 2020, après avoir assisté en visioconférence à une réunion de la plate-forme ACT-A, coordonnée par l’organisation mondiale de la santé (OMS) pour permettre une égalité d’accès sur la planète aux traitements contre la maladie, Emmanuel Macron parle du vaccin comme d’un horizon lointain. Sa principale consigne passée aux ministres est de se battre pour en faire, le jour venu [mais pas en 2021], un « bien public mondial ». « Personne de sérieux ne me dit qu’avant la fin de l’année on a des vaccins qui sont disponibles. Personne de sérieux, souligne le chef de l’Etat. Le consensus, il est plutôt sur la fin de l’année prochaine. Beaucoup me rappellent qu’on a la plupart du temps mis dix ans à les trouver. Et certains autres ont coutume de me rappeler que l’on a jamais trouvé un vaccin face à un coronavirus. »

    S’appuyant sur le consensus scientifique, sur la « raison » et les statistiques, Emmanuel Macron s’adresse indirectement au président américain, Donald Trump. A plusieurs reprises, l’excentrique locataire de la Maison blanche a martelé que la prouesse pouvait être accomplie en un peu plus de six mois. Le 14 mai, le milliardaire rédige un tweet dans ce style qui n’appartient qu’à lui : « Le travail sur le vaccin s’annonce TRÈS prometteur, avant la fin de l’année. » Le lendemain, l’administration américaine lance l’opération Warp Speed : 14 milliards de dollars (11,9 milliards d’euros) sont sur la table pour soutenir l’effort des laboratoires.

    Dans la foulée, Paul Hudson, PDG du laboratoire français Sanofi, prévient : « Les Etats-Unis seront servis en premier car ils ont investi dans la prise de risque. » Paris s’étrangle. Outre-Manche, le laboratoire anglo-suédois AstraZeneca affirme lui aussi que le Royaume-Uni sera prioritaire pour bénéficier de son vaccin, développé en partie grâce aux chercheurs de l’université d’Oxford. L’Union européenne (UE), de son côté, prévoit 2,9 milliards d’euros pour la recherche. C’est quatre fois moins que les Etats-Unis. Et bien moins que la facture d’un mois de confinement : 15 milliards d’euros. « Notre problème, il est là », convient après coup un proche du président français.

    Recherche du « juste prix »

    Le président français pousse plus que nul autre pour que le combat vaccinal soit délégué à l’UE. Dans la « guerre » contre le Covid-19, le chef de l’Etat rêve de voir les troupes du Vieux Continent bien alignées. Or, en matière de vaccination, Paris constate que « l’Allemagne veut ses doses. Point », soupire un membre du gouvernement.

    Emmanuel Macron en visioconférence avec les autorités préfectorales, depuis le palais de l’Elysée, en mai 2020. LUDOVIC MARIN / AFP
    Le ministre allemand de la santé, Jens Spahn, considère l’Europe comme un frein. Il redoute la lourdeur de Bruxelles, les accords multilatéraux… Mais la chancelière Angela Merkel sait qu’il lui faut réintégrer le jeu communautaire après les fermetures sauvages de frontières au sein de l’UE et les psychodrames de la coopération budgétaire. Berlin conjugue donc ses efforts avec la France, les Pays-Bas et l’Italie dans une « Alliance inclusive pour le vaccin ».

    A Paris, c’est la secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher qui est chargée de négocier avec la Big Pharma. L’affaire semble bien engagée. Un premier « memorandum of understanding » (MoU), une précommande fixant les quantités, les prix et les calendriers de livraisons, est conclu avec le laboratoire AstraZeneca, le 13 juin : 400 millions de doses à prix coûtant. L’entreprise fanfaronne, elle est en avance dans les négociations de contrats. Et sa technologie « classique » – un vaccin à vecteur viral – rassure davantage que celle, inédite, de l’ARN messager.

    La Commission européenne, forte de vingt-sept pays et de 446 millions d’habitants, prend le relais du quatuor de l’Alliance inclusive dans les négociations. Les « MoU » s’enchaînent, avec BioNTech, Curevac, Sanofi, Janssen, Moderna… Le 9 septembre, un milliard de doses sont commandées pour une livraison « dès que possible ». On se projette alors sur la « mi-2021 », au mieux, souligne Agnès Pannier-Runacher.

    Les fonctionnaires européens ont pris le temps de verrouiller juridiquement les contrats. Ces derniers engagent la responsabilité des laboratoires en cas de défaut ou négligence, et spécifient que le vaccin doit être un « bien public mondial », comme le réclame Emmanuel Macron. Les tarifs ont été scrutés de près, aussi. La recherche du « juste prix » figure d’ailleurs dans les objectifs de l’alliance pour le vaccin, afin d’assurer sa diffusion à tous, y compris aux pays les plus pauvres, en Afrique notamment. Le 16 décembre, devant l’Assemblée nationale, le premier ministre, Jean Castex, se vante des « prix très attractifs » obtenus grâce à la task force européenne… L’Europe a réussi une « percée économique » mais essuyé « un fiasco sanitaire », déplorera, quelques mois plus tard, dans Les Echos, l’économiste Jean Pisani-Ferry. A ses yeux, la Commission européenne s’est bornée au rôle d’une simple centrale d’achat. Défaillante, qui plus est. Car les doses n’arrivent pas.

    Eurovision de la vaccination

    Au printemps 2021, l’UE accuse un retard de sept semaines sur son calendrier vaccinal. Il pourrait, selon les experts de l’assureur-crédit Euler Hermes, coûter 123 milliards d’euros aux Etats membres… Le coup est dur. D’autant qu’à Londres, le premier ministre, Boris Johnson, vante son Brexit, qui aura permis de vacciner au printemps 2021 la moitié des adultes du Royaume-Uni, essentiellement avec le vaccin AstraZeneca. Le même laboratoire qui ne respecte pas ses engagements envers les pays de l’UE et accumule les retards sans donner d’explication convaincante.

    « On va découvrir que le Royaume-Uni a fait un deal parallèle avec AstraZeneca. Le crime est signé », affirme une source au cœur des négociations européennes. « La position de la France, c’est de ne faciliter aucune forme d’exportation aussi longtemps que les engagements ne seront pas tenus, prévient le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal. L’UE ne sera pas le dindon de la farce de la vaccination. »

    En France, le manque de fair-play des Britanniques n’est pas l’unique tracas de la campagne vaccinale. Il faut aussi compter avec la « période Mauricette », selon l’expression d’un proche d’Emmanuel Macron. L’ancienne aide ménagère de 78 ans a été, le 27 décembre 2020, la première française vaccinée contre le virus. Dix jours après, à peine 500 nouveaux patients ont eux aussi reçu une dose de vaccin… En Allemagne, Mauricette s’appelle Edith. Et début janvier 240 000 doses de vaccins ont déjà été administrées à ses compatriotes. L’Eurovision de la vaccination est lancée.

    De premières critiques pointent, tandis que la volonté des Français de se faire immuniser remonte en flèche. « Je ne confonds pas vitesse et précipitation , répond Olivier Véran au journal de 20 heures de France 2, le 29 décembre. Ce délai, je l’assume, c’est le temps de l’explication, de la pédagogie. » Mais Emmanuel Macron, lui, prend peur. Il s’en ouvre auprès d’un proche début janvier : après les ratés sur les masques et les tests, il ne peut se permettre d’envoyer dans le décor cette étape de la vaccination.

    Très vite, un document de 45 pages, cinq chapitres, quatre annexes et un luxe de détails, allant de la taille des aiguilles à la procédure visant à s’assurer du consentement des patients, est érigé en coupable. La notice avait été distribuée aux responsables de maisons de retraite pour les guider dans la vaccination de leurs résidents, premières cibles de la campagne vaccinale. « Protéger en priorité les aînés dans nos Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], oui. Leur pondre un guide de vaccination incompréhensible de 45 pages, non », s’agace le chef de l’Etat. Sa prudence des débuts lui revient tel un boomerang.

    « Le péché originel, c’est la logistique »

    Nicolas Sarkozy se permet alors un coup de griffe à l’égard de son successeur. « La seule solution contre le Covid, c’est vacciner. Vacciner matin et soir, sept jours sur sept » , lance-t-il sur TF1, le 3 mars, alors qu’il était invité pour réagir à sa condamnation dans l’affaire des écoutes. En son temps, l’ancien président de la République avait ouvert des vaccinodromes pour lutter contre l’épidémie de H1N1. Emmanuel Macron s’y refuse, redoutant les images de stades vides et la colère de professionnels de santé qui seraient exclus du dispositif. « Les vaccinodromes, on avait essayé en France, ça n’avait pas marché », tranche, fin décembre, Olivier Véran.

    Trois mois plus tard, ces hangars à vacciner ouvriront bel et bien afin d’accélérer la campagne. « Ceux qui nous donnent des leçons aujourd’hui sont ceux qui ont fait du médicament la variable d’ajustement des budgets de santé. On le paye très cher aujourd’hui, accuse Agnès Pannier-Runacher. Le marché du médicament en France représente la moitié du marché du médicament en Allemagne. C’est le résultat d’une politique continue de gestion comptable du prix du médicament sans véritablement tenir compte des enjeux industriels et d’innovation. Nous y avons mis fin. »

    Le gouvernement renvoie la responsabilité à ses prédécesseurs. Pendant ce temps-là, la campagne suit toujours le « rythme d’une promenade en famille », comme s’en plaignait le chef de l’Etat en janvier. Les objectifs sont même, discrètement, revus à la baisse. Le 16 décembre, Jean Castex évoque l’ouverture progressive de la vaccination à l’ensemble de la population « à la fin du printemps » 2021. Deux semaines plus tôt, il fixait cette échéance au début du printemps. L’objectif de 14 millions de personnes vaccinées à la fin mars est lui aussi rangé dans un tiroir. Désormais, le chef du gouvernement ne parle plus que de 10 millions de vaccinés à la mi-avril, 20 millions mi-mai et 30 millions mi-juin.

    « Nous avons eu des retards de livraison des vaccins Pfizer et AstraZeneca par rapport au planning annoncé en décembre », justifie en privé Jean Castex. « On se bat pour avoir plus de doses et on fait avec les doses qu’on a », résume Olivier Véran. Cible des critiques, la stratégie de l’exécutif consistant à viser en priorité les personnes vulnérables trouve sa justification dans la pénurie. « Les critiques, y compris de la part des médecins, sont ridicules, balaie Alain Fischer. On savait qu’on n’avait pas assez de doses, donc on a commencé par les plus fragiles. Et la vaccination dans les Ehpad prenait forcément plus de temps car elle implique une organisation complexe. »

    Mais, à en croire François-Michel Lambert, député des Bouches-du-Rhône, le défaut n’est pas lié uniquement à ces retards de livraison. « Le péché originel, c’est la logistique », affirme cet ancien macroniste. « L’Etat a adopté la stratégie du e-commerce mais on n’en a pas les moyens », dit-il en brandissant les chiffres du « VaccinTracker » de Guillaume Rozier mentionnant 1,6 million de vaccins AstraZeneca injectés sur les 2,7 millions officiellement réceptionnés. « Dit autrement, plus de 40 % des vaccins AstraZeneca sont dans les frigos ! On est en guerre et on stocke les munitions, s’énerve M. Lambert. Le 22 mars, Olivier Véran nous a encore dit que la France était en tête de l’Europe pour la vaccination, et pourquoi pas de la galaxie ? »

    Message à contretemps

    Le commissaire européen chargé du dossier, Thierry Breton, refuse de se confronter à ces critiques au journal de 20 heures de TF1, le 21 mars. L’ancien PDG d’Atos fuit les questions sur le retard de l’UE et promet que les Européens pourront disposer en mai de 120 millions de doses. « Le 14 juillet, nous avons la possibilité d’atteindre l’immunité au niveau du continent », assène l’ex-ministre de Jacques Chirac, qui fixe soudain l’œil de la caméra. « C’est la dernière ligne droite. Pour vaincre la pandémie, une seule solution : se faire vacciner », lance-t-il en prenant à témoin les téléspectateurs. La journaliste Anne-Claire Coudray le coupe : « Je crois que les Français vous ont entendu. Encore faut-il qu’il y ait des doses dans les centres, parce qu’ils sont volontaires… »

    Depuis plusieurs jours, le gouvernement diffuse un spot à la radio pour inciter la population à se faire vacciner. Un message qui paraît à contretemps à l’heure où de nombreuses personnes éligibles au sérum peinent encore à obtenir un rendez-vous. « Le point important, c’est de déployer les vaccins dans une population jeune et en bonne santé qui en perçoit moins l’intérêt. Ça, ce n’est pas gagné », explique le « M. Vaccin » de l’exécutif, Alain Fischer, à propos de ce travail de conviction. L’objectif est de parvenir à un consentement à la vaccination de plus de 80 % de la population pour atteindre l’immunité collective. Emmanuel Macron, comme Thierry Breton, l’estime possible « d’ici mi-juillet ».

    Certes, l’Europe a failli, reconnaît le chef de l’Etat, mercredi 24 mars, dans un entretien accordé à l’animateur Nikos Aliagas pour la télévision grecque, qualifiant l’UE de « diesel ». « On a pensé que le vaccin mettrait du temps à décoller (…) on a sans doute moins rêvé aux étoiles que certains autres », a-t-il insisté, rappelant que, dès l’été 2020, les Américains, eux, « ont mis le paquet ». Mais l’Europe, vante Emmanuel Macron à l’issue du Conseil européen, le lendemain, « sera le continent qui produira d’ici à la fin de l’été le plus de doses dans le monde ». Le président rêve à nouveau aux étoiles, à moins que les variants ne viennent contrarier ses plans.

    #covid-19 #santé_publique #vaccins