• Du judéo-bolchevisme à l’islamo-gauchisme : significations d’un écart | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/analyse/2021/03/31/du-judeo-bolchevisme-a-lislamo-gauchisme-significations-dun-ecart

    Par Anoush Ganjipour -PHILOSOPHE

    La comparaison entre islamo-gauchisme et « judéo-bolchevisme », en tant qu’accusation infamante et raciste qui porterait sur toute tendance progressiste au siècle dernier, a fait couler beaucoup d’encre. Mais cette analogie n’a aucun sens. L’histoire de la présence des musulmans en France est trop neuve et de plus chargée d’un passé colonial qui les distingue fortement des juifs du XIXe siècle. Surtout, qu’on les attaque ou qu’on les défende, ils ne trouvent aucune place dans la réflexion que la société occidentale mène sur son évolution.

    Depuis que l’islamo-gauchisme est devenu le nouveau stigmate d’une partie de l’intelligentsia française, une comparaison fait régulièrement surface dans les débats. Universitaires, journalistes ou personnalités politiques qui se sentent pris à partie comparent leur accusation avec le procès antisémite intenté, il y a un siècle, par les forces réactionnaires qui dénonçaient comme « judéo-bolchevisme » le marxisme révolutionnaire ou simplement toute tendance progressiste au sein de l’Europe. La comparaison est inexacte. Mais son inexactitude flagrante et pourtant passée inaperçue en fait un parfait symptôme de la situation en Europe d’aujourd’hui et, particulièrement, en France.

    Si l’on se rapporte au contexte historique dans lequel s’inscrivait l’invention du terme judéo-bolchevisme, on s’aperçoit d’emblée que la phobie antisémite s’appuyait sur deux phénomènes liés à la présence des juifs dans l’Europe du XIXe et du XXe siècles. D’une part, l’antisémite voyait dans les populations juives, pauvres et « non-émancipées » cette tare récalcitrante de l’Orient, barbare et prémoderne, demeurant au cœur de l’Occident moderne. Assignés à leur place inférieure et supposés sans aucune attache organique à la société, ces juifs – les « séparatistes » d’antan – étaient considérés comme une vraie menace pour la modernité : une menace venant par le bas. Mais la supposée menace venait également d’une autre partie de cette diaspora, c’est-à-dire de ces juifs qui étaient allés « trop loin » dans l’assimilation.

    On avait exigé d’eux de s’émanciper pour devenir des citoyens comme les autres, dissoudre leur identité dans celle des masses informes ; et voilà que, parmi les juifs émancipés, il y en avait qui poussaient, dans leur pensée et dans leur action, l’idée de l’émancipation jusqu’à son bout subversif : au lieu de l’émancipation politique des juifs, ils en étaient arrivés, à l’exemple d’un Marx, à revendiquer l’émancipation de l’humanité. Cette menace ne venait donc pas d’une population pauvre, passive et incurablement prémoderne, mais cette fois par le haut ; elle émanait d’une posture éminemment subjective de ceux qui participaient pleinement de la vie intellectuelle en Europe et de l’auto-conscience critique de la modernité.

    Le réactionnaire antisémite discriminait ces juifs parmi d’autres esprits critiques et progressistes afin de ramener leur posture subjective à leur origine, et d’y identifier ensuite un projet concerté, un complot. Le communisme ou toute forme de marxisme militant étaient à ses yeux le paroxysme d’un tel complot, parce qu’il y voyait l’articulation des deux menaces juives par le haut et par le bas : l’association, d’une part, des idées ou leaderships de Marx, Rosa Luxemburg, Léon Trotski ou Béla Kuhn avec, d’autre part, l’engagement massif des ouvriers juifs dans les partis communistes européens ou dans la lutte syndicale.

    Selon la grille antisémite, le support de cette articulation était le judaïsme même. L’idéologie du marxisme révolutionnaire, répétait-il, n’était que la forme déguisée des préceptes développés dans le judaïsme – sa loi du talion, son messianisme etc. En criant au « judéo-bolchevisme », l’antisémite voulait ainsi dénoncer la présence « étrangère » des juifs et de leur tradition au sein de la « civilisation européenne ».

    Or, par sa dénonciation calomnieuse, l’antisémite ne faisait que témoigner de la contribution active de la diaspora juive et de sa tradition à la vie sociale, politique et intellectuelle en Europe.

    La situation actuelle de la minorité musulmane en France est toute autre : lorsqu’il désigne une catégorie sociale, le mot « musulman » renvoie à une masse d’immigrés ou leurs descendants qui peuplent les « banlieues abandonnées » de la République ou les « zones difficiles » de ses villes. En les considérant comme abandonnés ou séparatistes, la gauche et la droite qualifient certes de deux façons symétriquement opposées la présence de ces musulmans dans la société française. L’une les voit comme les remplaçants des anciens prolétaires, alors que l’autre ne leur accorde même pas cette place justement à cause de leur « séparatisme culturel » qui les empêcherait d’intégrer la société française et son système de classes ! Sur ce point au moins, le musulman « migrant » se retrouve assigné à la même place que le juif « errant ».

    Pourtant, cette différence de qualification entre la gauche et la droite cache leur conviction commune, comme quelque chose qui allait de soi pour l’une et pour l’autre : les deux camps sont tacitement d’accord que, si ce n’est pour désigner cette population d’immigrés assignée au rang inférieur de la société – avec sa religion, sa culture et ses coutumes – l’adjectif « musulman » n’introduit aucune intelligence dans le débat.

    Autrement dit, le « musulman » est le nom générique de cette masse qui fait l’objet du débat entre deux camps idéologiquement opposés. Un camp accuse l’autre d’« islamo-gauchisme » parce qu’il défend cette masse et ferme les yeux sur sa présence problématique dans la société française. Le « gauchiste », à son tour, dénonce son accusateur comme étant « islamophobe » à cause de son attitude discriminatoire vis-à-vis de la masse en question et de son intolérance à l’égard de son mode de vie.

    Dans ce débat, on le voit, l’homme et la femme musulmans ne sont présents qu’en tant qu’objet, restent membres sans noms propres d’une masse muette.

    Étant présents en France, ils agissent évidemment, de façon individuelle ou collective. Après tout, le débat tourne autour des modalités de leurs actions (pacifiques ou violentes) et du degré de leur visibilité dans la société française. Sujets de l’action, il n’est pourtant pas question qu’ils interviennent dans le débat en tant que sujets de la parole. Et ce pour une raison simple : le musulman comme tel n’a aucune part dans la fabrique du discours, y compris celui du soi-disant islamo-gauchisme ; il ne participe pas activement à la réflexion que la société française ou, plus généralement, européenne mène sur elle-même. En bref, si ce n’est comme pathologie ou problème, le musulman n’est pas supposé contribuer à l’évolution contemporaine du logos occidental.

    La crise est bien là, saute même aux yeux au niveau notoire du nombre, dans ce contraste entre l’absence de la participation active des musulmans et la courbe démographique qui continue sa trajectoire au grand dam des nostalgiques d’une « civilisation purement judéo-chrétienne ».

    Laissons de côté la suspicion d’un racisme primaire qui n’est pas à mon sens le fond du problème dans ce cas précis : les deux camps du débat – au moins dans leur majorité – ne s’opposent pas à la citoyenneté active des individus d’origine musulmane, à leur participation à la vie intellectuelle en France et, disons, à leur émancipation.

    Simplement, les deux partagent l’idée selon laquelle, sur le chemin qui mène à l’émancipation de l’individu musulman, l’adjectif « musulman » devrait devenir un signifiant vide. Son contenu réel, à savoir l’islam, est pour le gauchiste un aspect négligeable et pour son contempteur, quelque chose à combattre jusqu’à la suppression totale. À la limite, l’islam doit rester une « croyance » privée ou un mode de vie individuel portant la marque discrète d’une appartenance culturelle.

    Prenons deux exemples qui fournissent des modèles archétypiques des deux points de vue sur l’islam, les deux s’inscrivant d’ailleurs dans la même séquence historique qui s’ouvrait avec l’établissement d’un État islamique en Iran.

    Dans son article célèbre, Chris Harman était tout à fait explicite sur son intérêt pour l’islam : pour lui, l’islam n’était rien d’autre qu’un langage religieux qu’il fallait simplement décoder pour avoir une vraie cartographie de la lutte des classes et des rapports de forces travaillant le Moyen et le Proche-Orient. Comme ce langage religieux était partagé par toutes les forces opposées, des ouvriers saisonniers et de la petite bourgeoisie locale jusqu’aux propriétaires fonciers, Harman en déduisait que l’islam ne consistait qu’en une écorce idiomatique neutre et négligeable, non seulement pour l’analyse mais aussi dans le processus qui devait conduire les acteurs engagés dans la lutte vers leur émancipation.

    Dix ans avant lui, son compatriote, Bernard Lewis, grand orientaliste mais en même temps futur conseilleur du gouvernement Bush dans sa guerre en Irak, soutenait la thèse apparemment inverse. Pour lui, l’islam comme langage a un contenu propre, mais ce contenu est foncièrement politique et belliqueux, ce qui fait de l’islam une essence incompatible avec les valeurs de la civilisation occidentale !

    Malgré l’opposition symétrique des deux points de vue, et malgré les bonnes ou mauvaises intentions qu’on peut repérer derrière chacun, leur différence est finalement entre deux variantes descriptive et prescriptive de la même thèse : l’un suggère que pour l’émancipation de l’individu musulman, l’islam est insignifiant ; l’autre est convaincu que pour qu’il y ait une telle émancipation, l’islam doit devenir insignifiant.

    Avec les études post-coloniales, une approche plus complexe se met en place à l’intérieur du discours de la gauche. On connaît leur slogan : chaque subalterne, à partir de la place racisée, ethnicisée et genrée qui est la sienne, constitue une subjectivité singulière. Elles en déduisent que le vrai antipode de la réduction objectale des minorités, dont les musulmans immigrés, c’est de laisser chacune et chacun parler précisément comme un sujet singulier de la parole.

    Or, pour l’approche post-coloniale, parler de l’islam, c’est déjà objectiver par une catégorie généralisante qui n’existe pas. Les sujets musulmans peuvent parler, mais ni eux ni personne d’autre ne peut parler de l’islam, car, nous apprend cette approche, « il y a plusieurs islams ».

    Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, cette pluralisation ne s’arrête selon la logique post-coloniale qu’à l’échelle de l’individu même. Le seul islam dont l’individu peut parler consiste en contenu de son expérience vécue. On le voit : en dehors du cadre de cette expérience, l’islam devient de nouveau insignifiant aussi bien pour l’individu musulman qui parle que pour ses interlocuteurs. À l’échelle individuelle, chaque musulman se distingue par sa culture et sa religion personnelles et vécues comme une expérience ; à l’échelle collective, rien ne distingue les musulmans des autres subalternes minoritaires. À cette échelle, l’islam est seulement un idiome partagé et, au même titre que pour la gauche traditionnelle, insignifiant.

    Le cas du discours décolonial demande sans doute une étude à part, non pas tant par la complexité de l’approche qu’il propose, mais pour montrer qu’il n’aide nullement à sortir de cette crise ; pour analyser comment, lorsqu’il parle de l’islam, il ne fait souvent que projeter sur cette tradition les formes les plus grossières de l’ancien orientalisme mais à l’envers. En dehors de quelques clichés éthiques qu’on peut attribuer à n’importe quelle culture non-occidentale, l’islam ne renvoie à aucune tradition intellectuelle particulière, devient un signifiant flottant. Voulez-vous une impeccable illustration française d’un tel orientalisme à l’envers ? Je vous recommande Les Blancs, les Juifs et nous.

    Aucune de ces positions ou approches n’aide la minorité d’origine musulmane à sortir de l’impasse dans laquelle on l’a enfermée. On demande, d’une part, aux musulmans de réformer leur religion à l’aune de la modernité européenne et de s’émanciper pour devenir eux-mêmes sujets de cette réforme. D’autre part, dans l’émancipation qu’on leur propose, l’islam ne joue aucun rôle, il doit tout bonnement s’effacer pour devenir, selon une idée calquée sur la foi chrétienne, une « croyance » privée, éventuellement ornée de quelques exotismes moraux.

    C’est là que la comparaison avec l’émancipation des juifs peut être éclairante, précisément par le contraste des deux cas.

    Dans le cas juif, cette émancipation s’inscrivait dans la continuité d’un long processus historique de cohabitation, souvent sinistre mais avec continuité ; les juifs n’avaient pas d’appui politique ou référence nationale en dehors de leur diaspora, ce qui faisait de leur émancipation-intégration un choix forcé ; et le levier de cette émancipation fut l’école républicaine.

    Dans le cas des musulmans français d’aujourd’hui, il n’en est rien : le processus historique qui devrait fournir le substrat de leur émancipation est encore trop neuf et d’ailleurs chargé d’un passé colonial.

    À une époque qui est celle d’un capitalisme mondialisé, la conscience identitaire de tout individu français d’origine musulmane et, à plus fort raison, son émancipation subjective dépendent forcément de l’association de deux phénomènes contemporains, à savoir d’un côté les États-nations qui forment le monde musulman et, de l’autre côté, le bi-nationalisme comme nouvelle forme prégnante de l’appartenance nationale dans le monde occidental. Quant à l’école républicaine, cela fait manifestement bien longtemps qu’elle n’existe plus.

    À toutes ces différences entre les deux situations s’ajoutent la conscience historique qui nous sépare des siècles précédents, le progrès des sciences sociales – y compris l’apport du postcolonialisme –, la critique du projet d’émancipation dans sa version classique vu son échec ultime dans les camps nazis et, bien entendu, l’invention moderne du discours de l’islam politique.

    Ces différences historiques ou la spécificité du cas de la minorité musulmane nous empêchent-elles de concevoir d’autres modalités du sujet à la fois français et musulman, un autre modèle d’émancipation ? Sans doute pas ; mais le problème est ailleurs. C’est que, dans cette nouvelle situation, le discours même de la modernité génère une condition inégalitaire qui barre d’emblée le chemin à une telle subjectivité du côté musulman.

    Ce discours croit sa posture égalitaire lorsqu’il demande aux individus chrétiens, juifs et musulmans de désactiver leurs attributs religieux pour embrasser la raison moderne, et le système des valeurs qui vont avec elle, et pour s’émanciper. Seulement, il oublie son ancrage unilatéral dans un socle tout d’abord chrétien mais aussi juif. Or c’est ce socle qui fournit le langage commun rendant possible toute communication. Si les désactivations chrétienne et juive ont été possibles, c’est que la pensée moderne a d’ores et déjà engagé un dialogue critique avec ces deux traditions religieuses et, à travers un processus dialectique, les a conduites à la réforme ou aux formes de redynamisation interne telle que le mouvement de pensée juif des XVIIIe et XXe siècles, la Haskala.

    Sans un langage conceptuel commun, sans questionner la tradition islamique de façon appropriée et sans vouloir répondre à ses propres questions, la réforme islamique dont on rêve s’avère une simple négation ; la désactivation qu’on demande aux musulmans, comme condition de leur émancipation, ressemble plutôt à une aliénation.

    Voici un fait dont nous avons encore tant de mal à prendre la mesure exacte : qu’on le veuille ou non, l’islam s’insère désormais dans le paysage culturel européen.

    Pour lui faire une place, la seule ouverture qu’on envisage est de trouver des aménagements dans les horaires de la piscine ou proposer un menu halal à la cantine. Mais c’est là réduire ce fait (la présence de l’islam) à une ingénierie sociale. C’est oublier que, comme le christianisme et le judaïsme, l’islam est une tradition religieuse et, au-delà, intellectuelle. Les solutions pour intégrer les musulmans ou pour aider leur émancipation ne peuvent pas continuer à faire fi de l’islam précisément en tant que tradition.

    Pour sortir de cette impasse, me semble-t-il, l’intelligentsia française a clairement un rôle à jouer. Il revient au discours de la modernité et à son lieu de fabrique, à savoir l’université, de s’approprier la tradition islamique comme une partie de ses sources intellectuelles, ne serait-ce que pour engager cette tradition dans un dialogue critique ou même pour la « déconstruire ».

    Soyons clairs : tant que dans la société française – y compris pour ses couches les plus cultivées –, le mot « islam » ne renvoie qu’à une catégorie de faits divers sanguinaires ou aux actualités du Moyen Orient, tant qu’à l’université française la tradition islamique s’isole dans les départements d’islamologie, l’intégration ou l’émancipation des musulmans restent des slogans à l’usage électoral ou pour mieux discriminer une population assignée à sa place marginalisée.

    On accuse les musulmans d’être séparatistes : comment ne pas voir que leur séparatisme fait pendant à notre séparatisme intellectuel ?