• “Coronation”, d’Ai Weiwei : “Mon film montre l’étendue du contrôle des mentalités en Chine”
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    Vidéaste, architecte, sculpteur, blogueur, photographe, documentariste… Touche-à-tout, Ai Weiwei s’impose comme l’artiste dissident chinois le plus connu au monde. Il en a payé le prix : régulièrement menacé dans son pays, emprisonné quatre-vingt-un jours pour avoir, entre autres, dénoncé la corruption des autorités locales après le tremblement de terre du Sichuan, il a fini par quitter la Chine il y a six ans pour l’Europe, d’où il continue à défendre les droits humains à travers un art contestataire multiforme.
    Après Human Flow, sorti dans les salles françaises en 2017, qui dénonce le sort réservés aux migrants, il propose un documentaire sur le confinement à Wuhan, entre janvier et avril 2020, grâce aux vidéos envoyées par des activistes sur place. Visible sur Explore, la nouvelle plateforme d’Apple TV+, lancée ce jeudi 18 mars (1), Coronation explore, à travers des images chocs, inédites, le quotidien étouffant et ultra contrôlé des habitants, la gestion high-tech de la pandémie de Covid par les autorités. Depuis les environs de Lisbonne, où il vit désormais, le plasticien de 63 ans nous a parlé du film, de ce qu’il révèle de l’évolution de son pays, et partage ses indignations d’artiste en exil.

    Pourquoi vous êtes-vous installé au Portugal ?
    J’avais besoin de trouver un endroit ensoleillé et connecté à la nature. Après avoir dû quitter Pékin, je me suis d’abord installé pendant quatre ans à Berlin, où j’ai enseigné à l’université des Arts, mais cela ne me convenait pas, je n’aimais pas cette ville. Mon fils étudiait en Angleterre, à Cambridge, j’y ai donc ensuite vécu un moment, mais j’ai développé une allergie à l’enseignement et l’environnement académiques. J’habite désormais en dehors de Lisbonne, où je me suis construit un atelier. J’essaie de m’installer vraiment, après soixante-trois ans passés à vivre quasiment comme un SDF parce que mon pays ne m’a jamais accepté.

    Pourquoi, et dans quelles conditions, avez vous décidé de réaliser Coronation ?
    Pour comprendre ma démarche, il faut rappeler qu’en 2003 déjà, lorsqu’est survenue l’épidémie de Sras, j’avais réalisé un court-métrage sur le sujet, Eat, Drink, and be Merry. Cela m’a préparé à ce qui se passe aujourd’hui, car l’histoire se répète : les autorités commencent par cacher, museler l’information, ce qui leur permet de maintenir une prétendue stabilité, mais surtout de conserver leur pouvoir. Au moment du confinement, j’avais de nombreux contacts à Wuhan : des artistes, des activistes, des familles, des patients dans les hôpitaux qui, tous, se sont retrouvés dans une ville verrouillée, où ceux qui ne suivent pas les consignes peuvent se retrouver en garde à vue. Je leur ai proposé de filmer le quotidien de plusieurs habitants, et certains ont commencé à prendre des images, de manière clandestine, avec leur smartphone. Tous les jours, je collectais les séquences qu’ils m’envoyaient par Internet. C’était choquant d’être immergé, à travers leurs yeux, au cœur de cette situation dramatique.

    https://www.youtube.com/watch?v=CA0Hzkbkg78

    Vos preneurs d’images ont-ils pris de gros risques ?
    Paradoxalement, le tournage était à la fois difficile et facile pour eux. Le fait de porter un masque les rendait moins repérables. Et face au danger de l’épidémie, à la mort, à la maladie, les autorités devaient gérer l’urgence, et finalement personne ne prêtait vraiment attention aux personnes qui filmaient.

    Dans ce documentaire, vous montrez à la fois l’efficacité des méthodes chinoises – surtout comparée à la France à la même période – et le côté inhumain, la manière dont le gouvernement a écrasé les individus comme un rouleau compresseur.
    Davantage que développer une argumentation théorique sur les responsabilités ou les causes du virus – ce qui dépasse mes compétences –, j’ai cherché à mettre en évidence le fonctionnement de ce capitalisme autoritaire, à travers des expériences personnelles. Par exemple, l’un des protagonistes essaie de récupérer les cendres de son père, décédé du Covid à l’hôpital. Or les autorités l’empêchent de le faire sans être accompagné d’un membre du parti communiste. Comment gérer cette situation, lorsqu’on est privé d’intimité ? Le film révèle à quel point le contrôle social, le contrôle des mentalités est fort en Chine. Vous ne pouvez pas vivre votre peine en privé. Au contraire, on vous incite à « célébrer » votre chagrin à travers la fidélité au parti. Prendre part à cette grande et puissante machine représente, là-bas le plus grand honneur, la gratification suprême.

    Coronation éclaire la raison pour laquelle la Chine est si puissante : le pays est constitué de 1,4 milliard d’êtres humains qui restent unis grâce à un intense lavage de cerveau. Les citoyens ne débattent pas, ne discutent pas des droits de l’homme ni de la liberté d’expression. Même les jeunes générations ! Dans une scène, on les voit, en pleine pandémie, lever le poing devant le drapeau, et prêter serment en disant qu’elles sont prêtes à obéir, protéger le parti, se sacrifier pour lui, et garder ses secrets. Mais de quels secrets parle-t-on ? Et pourquoi faut-il garder des secrets ? Ce genre de manifestation montre que personne ne remet en cause l’autorité.

    Un an après, que sont devenus les protagonistes et les preneurs d’images de Coronation ?
    Les personnes qui ont filmé n’ont pas été inquiétées. Concernant celles qu’on voit à l’écran, je n’ai le droit de parler que de deux d’entre elles. La première était un ouvrier qui faisait partie des volontaires venus construire les hôpitaux provisoires à Wuhan. Il s’est retrouvé enfermé dans la ville, sans ressources, et a dû vivre dans un parking insalubre pendant plusieurs mois. Une fois rentré chez lui, il n’a pas pu payer les traites de sa voiture, s’est retrouvé dans une totale détresse financière. Un jour, il a rempli le réservoir, il a lavé la voiture, et s’est pendu à un arbre. Cet homme, très doux, timide, a fait partie de ceux qui ont aidé à juguler la pandémie, et n’y a gagné que de la souffrance. C’est une tragédie…

    https://www.youtube.com/watch?v=uL4X26wEDQw

    Quant à celui qui voulait récupérer, seul, les cendres de son père, il n’a toujours pas réussi à le faire. De nombreuses personnes qui, comme lui, ont contesté cette immixtion de l’État dans leur intimité se sont retrouvées dans la même situation de blocage, de deuil impossible.

    Comment le gouvernement chinois a-t-il réagi vis-à-vis du film ?
    La police secrète a contacté ma mère pour dire que le film était problématique. Mais après l’avoir vu les autorités semblent l’avoir trouvé plutôt honnête, et visiblement elles ne sont pas très en colère. Alors que la Chine est constamment pointée du doigt par l’opinion publique, Coronation ne cherche pas de coupables. Moi-même, le film ne me paraît pas si critique. Il révèle les difficultés liées à la pandémie, plutôt que les responsabilités.

    Un an après, Wuhan est devenu la vitrine du triomphe chinois sur le virus, et les opérations de propagande se sont multipliées. Que pensez-vous de la situation actuelle ?
    D’un point de vue purement sanitaire, la Chine peu se féliciter d’avoir effectivement géré la crise. D’une certaine manière, cette pandémie lui a permis de prouver à son peuple qu’avec son régime autoritaire, elle a fait mieux que les États-Unis, le Royaume-Uni, ou l’Allemagne. Aujourd’hui, non seulement elle prétend mieux protéger la vie des gens, mais se révèle aussi de plus en plus confiante et décomplexée dans la manière dont elle les contrôle. En instaurant notamment un « QR code », une carte de santé qui enregistre n’importe quelle activité : où vous êtes, à qui vous parlez, ce que vous achetez… Cette mainmise totale sur les individus est visiblement acceptée, car l’on constate que la population est de plus en plus nationaliste.

    Plus généralement, si on compare avec la période du Sras, la Chine est plus arrogante. Elle comprend mieux la manière dont fonctionne le capitalisme occidental et maîtrise le jeu des grandes puissances. Elle sait qu’elle va être la seule susceptible de profiter économiquement de ce désastre mondial, grâce à sa gestion par le parti unique. Tout le monde obéit au même leader, la nation parle d’une seule voix. De ce point de vue, l’Occident, où les politiciens ont tous des intérêts divergents, servent les intérêts des grandes compagnies, ne peut rivaliser. Surtout dans un moment où de nombreux pays connaissent une crise dans leur propre démocratie.

    Vous avez expliqué, dans le journal La Croix, que la situation en Chine et l’autoritarisme étaient en train de contaminer le monde entier, à cause de la pandémie.
    Il me semble que, même au-delà de la pandémie, les pays occidentaux ont, depuis un moment, de plus en plus de mal à défendre leurs propres valeurs. À mon sens, ils sont hypocrites : ils dénoncent les atteintes à la démocratie, aux droits de l’homme, tout en flattant les autorités chinoises. Rappelez-vous ce moment où, en 2018, votre chef de l’État, Emmanuel Macron, a offert un cheval au président chinois Xi Jinping [lors d’une visite d’État en Chine où des accords commerciaux et de coopération devaient être signés, ndlr]. Quant aux Allemands, ils ont un lien très fort avec la Chine. L’Allemagne ne la critique jamais, et n’a jamais dénoncé la situation au Xinjiang, la région autonome où sont persécutés les Ouïghours… En fait, vos dirigeants admirent la Chine, et la trouvent formidable !

    D’après vous, c’est justement parce qu’aucun pays ne veut fâcher la Chine que Coronation n’a pas pu être montré dans les festivals…
    Nous avons essayé de présenter le film à Venise, à Toronto, à New York. Il a été refusé partout, alors que les retours critiques étaient bons, et qu’il s’agit du premier documentaire indépendant sur le sujet. Il faut comprendre que dans tous ces festivals la Chine représente le marché le plus important. C’est un secret de polichinelle de le dire : aucun pays ne sacrifierait son business, ses intérêts, pour un film comme Coronation… Il suffit de voir comme Hollywood essaie de pénétrer le marché chinois ! L’industrie du cinéma ferait n’importe quoi pour tirer profit de cette manne.

    En tant qu’artiste, pensez vous que la pandémie est en train de changer quelque chose dans la manière de créer, autant en Chine qu’en France ?
    En Chine, pandémie ou non, il n’y a rien qui puisse réellement être qualifié d’art, parce que la censure, en empêchant la liberté, bride aussi l’imagination et le courage. Bien sûr, de bons artistes existent, mais ils ne peuvent pas réellement s’exprimer. De nombreux travaux sont produits, mais ils sont « fake », car en réalité, la population est trop occupée à lutter pour sa survie. Quant à la culture occidentale, je la trouve très indulgente avec elle-même. Elle a créé un marché énorme, sur lequel les œuvres se vendent à un prix astronomique, mais en réalité elle évite de questionner ses propres valeurs. Dans ces conditions, j’estime que l’art occidental est, en partie, corrompu. À l’époque des surréalistes, des artistes comme Picasso, ou Duchamp n’étaient pas seulement des « faiseurs », mais aussi, à leur manière, des philosophes. Mais les artistes d’aujourd’hui ne touchent pas aux vrais problèmes, comme la pandémie, les sujets politiques, la liberté d’expression. Et très peu mettent en cause leur propre gouvernement. Ils se pensent libres, mais c’est un mensonge. Ils ne peuvent pas l’être s’ils ne se battent pas.

    Étant perpétuellement connecté aux problèmes de votre temps, vous n’imaginez pas que l’art soit dénué de contenu politique…
    À partir du moment où vous vivez dans une société et une période données, votre travail est supposé refléter les joies et les peines de votre époque ! Pour moi, séparer les questions politiques et les questions esthétiques est totalement absurde. L’éducation artistique occidentale me paraît à cet égard, problématique. J’ai été professeur d’art en Allemagne, et je trouvais les étudiants paresseux. Ils ne ressentent aucune urgence, parce qu’ils ont une vie confortable, une bonne protection sociale. il y a beaucoup de choses pour lesquelles ils n’ont pas à faire d’effort, et cela n’encourage pas l’esprit critique.

    Vous dites tout cela cela ça mais, dans les pays occidentaux, votre travail est accepté et très reconnu…
    Ce n’est pas tout à fait vrai. Allez dans des musées les plus importants, et demandez-leur s’ils ont une seule œuvre d’Ai Weiwei ! Certaines de mes pièces ont été exposées au Mucem à Marseille, ou au Bon Marché à Paris, j’ai eu droit à une exposition au Jeu de Paume, mais jamais, par exemple, dans des institutions comme le Centre Pompidou. Ce n’est pas grave, et ne me pose pas vraiment de problème. Même si mon père, qui était poète, adorait Paris et la France, où il a fait son éducation dans les années 30. Mais c’était une époque différente…

    Vous semblez porter un regard très négatif sur l’époque dans laquelle vous vivez.
    Je pense au contraire que nous vivons une période fascinante. D’une part, je me sens très chanceux, d’avoir vécu sous le régime autoritaire chinois, puis d’avoir expérimenté le capitalisme à New-York, pendant douze ans lorsque j’étais jeune, et maintenant d’habiter en Europe, d’être toujours vivant, et de continuer à me faire entendre. Par ailleurs, notre courte vie se situe à un moment où elle peut s’étendre à l’infini, grâce aux possibilités offertes par Internet et les réseaux sociaux. Nous vivons dans un système global, qui permet d’avoir conscience de nombreuses situations, de parler de problèmes qui surviennent partout dans le monde, et c’est une première dans l’histoire de l’humanité…

    Aujourd’hui, pouvez-vous retourner en Chine ? Quels sont vos liens avec le pays ?
    Je peux m’y rendre, en revanche, je ne sais pas si je pourrais en sortir. Si j’étais sûr de pouvoir y être en sécurité, j’irais demain, mais ce n’est pas le cas. Tout ce que je peux dire, c’est que pour l’instant, la Chine me laisse tranquille, ainsi que ma famille qui vit toujours là bas. Par ailleurs, je conserve un lien artistique avec le pays. J’y maintiens une activité à travers un atelier de création, mais je ne peux pas trop en parler…

    Vous vivez aujourd’hui dans une ville qui commence tout juste à réouvrir certains lieux après deux mois de confinement. Comment l’avez-vous vécu ?
    Mon existence entière a été confinée, alors je suis habitué ! Lorsque j’étais enfant, ma famille a été envoyée dans un camp de rééducation dans le Xinjiang [en 1958, son père, considéré comme « droitier », a été déporté dans cette région de l’ouest de la Chine, où se trouvent aujourd’hui les camps de concentration des Ouïghours, ndlr]. C’est l’histoire de ma vie ! Le confinement, en fait, me correspond assez bien. Je ne vois pas grand monde. Ici mes amis sont trois chats, un chien et un cochon sauvage. J’ai un voisin, chez qui je vais parfois boire un verre. Je mène une vie tranquille, authentique, et cela me va !

    (1) Une nouvelle offre de vidéo par abonnement dédiée au documentaire, disponible sur l’application Apple TV+, et visible en France, Suisse, Belgique et au Luxembourg. Abonnement : 3,99 €/mois.

    À voir
    on aime beaucoup Coronation, d’Ai Weiwei. Sur Explore.

    Hélène Marzolf

    #Chine #Wuhan #SARS-CoV2 #pandémie #censure #capitalisme_autoritaire