• « Le sexisme est utile à la téléréalité »

    Le journaliste Paul Sanfourche retrace dans un livre intitulé Sexisme story l’histoire de Loana, la première gagnante de « Loft Story », en 2001, à l’aune du sexisme et du patriarcat dont elle a été la première victime. Depuis, le système sexiste a perduré dans la téléréalité et il est dénoncé par des candidates. Décryptage.
    https://www.mediapart.fr/journal/france/240421/paul-sanfourche-le-sexisme-est-utile-la-telerealite?onglet=full

    Elle reste la première icône de la téléréalité en France. Loana Petrucciani a gagné, en 2001, la première édition de « Loft Story », émission qui a ouvert la brèche de cette télé qui prétend raconter le réel (lire l’article de François Bougon). Vingt ans plus tard, les programmes en tout genre se sont multipliés. Le journaliste Paul Sanfourche, qui avait suivi adolescent les aventures télévisuelles de ces premiers cobayes de la téléréalité française, a décidé de revenir sur le cas précis de Loana et en a tiré un livre, baptisé Sexisme story (éditions du Seuil). Au-delà du seul destin mâtiné de tragique de l’ex-lofteuse, le journaliste, via des entretiens avec les acteurs de l’époque et des ressources universitaires, dissèque avec précision les rouages de cette industrie et ceux de la société de production, Endemol.

    Il analyse par ce truchement le sexisme, presque systémique, qui infuse dans le monde de la téléréalité et est même devenu l’une des jambes de ces programmes. Depuis quelques jours, plusieurs candidates des « Anges de la téléréalité » et « Les Vacances des Anges », Angèle Salentino, Rawell Saiidii, Rania Saiidii et Nathanya Sion, appellent au boycott de ces émissions de téléréalité. Elles ont raconté sur Internet le harcèlement, les humiliations et le sexisme dont elles disent avoir été victimes durant certains tournages. Les jeunes femmes ont décidé de prendre un avocat pour constituer leur plainte contre la société de production. Pour Paul Sanfourche, il faudrait que les candidats se mobilisent et conditionnent leurs participations aux émissions de téléréalité à l’engagement des sociétés de production à lutter contre le sexisme en leur sein et dans les programmes.

    Mediapart : Pourquoi avez-vous écrit cet ouvrage et qu’est-ce qui vous a amené à choisir une analyse sur le système sexiste de la téléréalité ?

    Paul Sanfourche © Emmanuelle Marchadour Paul Sanfourche © Emmanuelle Marchadour
    Paul Sanfourche : J’ai eu l’idée de ce livre en lisant l’ouvrage de Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse. Il y a une citation de Daria Marx, militante féministe et antigrossophobie, qui évoque Loana. Elle explique que cette dernière est l’incarnation du fait que les femmes ont toujours tort. À 20 ans, quand elle est une bimbo et satisfait les regards masculins, les canons et les stéréotypes, elle est conspuée comme une fille facile. À 40 ans, quand elle devient obèse elle est de nouveau raillée, toujours pour son corps. Ça a provoqué un déclic chez moi. Je n’avais pas vu ça dans le personnage alors que j’avais regardé la téléréalité de manière avide quand j’étais adolescent. Pourquoi personne ne s’était-il intéressé à elle comme l’archétype télévisuel de la femme-objet, moquée pour son corps à la télévision ? Dès que j’ai commencé à m’intéresser à elle, je me suis rendu compte que sa vie reflète le sort réservé aux femmes à la télévision, et globalement dans la société. Loana a vécu chacune des expériences dont on parle aujourd’hui, ces violences faites aux femmes. Elle a connu les violences intrafamiliales, l’inceste, les violences conjugales et le viol. Tout ça est mis sous le tapis, sous le personnage construit médiatiquement de la fille dont on pouvait rire quand on était bien né. Il y avait un mystère, tout était sous nos yeux mais personne ne voit ce qu’il s’est passé. J’ai eu envie de fouiller et de démonter ces mécaniques-là.

    Un séisme traverse le monde de la téléréalité avec ces candidates des « Anges » qui dénoncent le sexisme et le harcèlement qu’elles disent avoir subis. Elles mettent en cause la société de production, pourquoi les autres ne sont-ils pas touchées ?

    L’un des candidats, Raphaël Pépin, avait déjà été cité par Nathanya Sion qui avait participé aux « Anges ». Elle avait dit qu’il était violent, qu’il l’avait insultée de manière sexiste et que la production, alertée, n’avait rien fait. « Les Anges », c’est particulier, car ça a longtemps été l’émission phare de la téléréalité. Tout a été déplacé sur la TNT car les autres étaient en perte de vitesse sur le réseau hertzien historique. Il y a eu à ce moment-là une low-costisation de la téléréalité et un nouveau modèle a été créé. Les émissions coûtent moins cher et la participation des candidats devient encore plus importante car ils sont la main-d’œuvre. Les boîtes de production ont besoin du candidat qui accepte de tourner 24 heures sur 24 et produit de la séquence. Pour ça, il faut un sens de la mise en scène personnelle. Ces logiques de mise en scène de soi, de clashs, commencent à s’installer dès les années 2010 avec « Les Anges de la téléréalité ». D’ailleurs, dans le jargon de la profession, on parle désormais de série-réalité et non plus de téléréalité, ce qui montre qu’on franchit un cap.

    Toutes les scènes sont donc scénarisées ?

    Ce n’est pas une scénarisation dans le sens où la production fournit aux candidats un script – ça, tout le monde l’exclut –, mais c’est une fictionnalisation par l’acceptation et l’intégration des candidats selon le personnage qu’ils doivent incarner. Ils vont jouer de leur personnalité et créer du récit, des histoires d’amours et évidemment des clashs. Dans ces téléréalités d’enfermement, les caméras sont dissimulées, grâce à des vitres sans tain avec des cadreurs derrière. Les candidats, et c’était le souhait de la production, oubliaient les caméras. Dans les programmes actuels, c’est tout l’inverse, ce sont des cadreurs avec des grosses caméras, quand ça tourne les candidats le savent, ils se rapprochent d’eux. Ils se prêtent au jeu.

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    Dans ce cadre-là, le sexisme, c’est un ingrédient du récit. Ce n’est pas que propre à la téléréalité, mais les stéréotypes de genre y sont présents. La téléréalité applique les vieilles recettes : il faut une tension amoureuse, une opposition entre deux mâles pour s’attirer les faveurs d’une femme, il faut qu’un homme accuse une femme de quelque chose, qu’elle soit vue comme une séductrice, une chose fragile ou comme quelqu’un de manipulateur. Tout ça va fournir une matière première pour les productions. Le sexisme est utile à la téléréalité.

    Alors que le sexisme est très présent dans ces émissions, pourquoi n’y a-t-il pas eu de mouvement d’ampleur de dénonciation dans ce milieu ?

    Les dénonciations restent sporadiques. Mais il semblerait que la téléréalité prenne le pas de toutes les industries du divertissement. Il y a eu un effet #MeToo dans le cinéma puis dans la musique, et là cela atteint la téléréalité. Il y a urgence pour les productions de s’intéresser au sexisme car cela reste dans l’angle mort. Ils ont une responsabilité envers les publics qui regardent ces programmes qui sont en majorité adolescents. Le Haut Conseil à l’égalité démontrait dans un rapport en 2019 que la téléréalité fonctionne selon des ressorts identiques. Les corps des femmes sont très sexualisés, elles reçoivent souvent des insultes sexistes à l’antenne sans que cela ne semble poser problème. Et c’est même diffusé, ce qui devient gênant en 2021.

    Surtout qu’aujourd’hui, s’il y avait un mouvement encore plus large des candidats et candidates, cela aurait du poids. Ils sont puissants, pas comme au début où ils étaient des simples cobayes. Chaque candidat emblématique a une vraie marge de manœuvre et a pour lui cette popularité qui se traduit par des followers sur les réseaux sociaux.

    Si les candidates se mobilisaient en disant qu’elles arrêtent de participer aux émissions tant que ces comportements sexistes sont tolérés, cela pourrait avoir du poids. Les sociétés de production doivent se responsabiliser elles-mêmes. Surtout quand on voit que les rapports du CSA ne changent rien. On est dans une impasse.
    « Loana a été le patient zéro de la téléréalité »

    Endemol, la maison de production derrière « Loft Story », s’est toujours dédouanée de toute responsabilité quant à la diffusion de la scène de la piscine, qui a été un fardeau pour Loana. Pourquoi, vingt ans plus tard, rien n’est régulé ? La limite a-t-elle été repoussée avec les années ?

    Il y a un premier argument développé par les productions : tous les gens de ces émissions, hommes comme femmes, sont volontaires. Elles considèrent qu’elles ne peuvent être tenues pour responsables car les candidats savent qu’ils viennent participer à un jeu pour lequel ils seront filmés et que leur image sera exposée. Mais cet argument est fallacieux à mon sens, la justice a par exemple considéré que les candidats et les boîtes de production étaient reliés par des contrats de travail, quasiment celui d’un acteur. Si on doit exiger des candidats de se lever à telle ou telle heure et faire telle ou telle activité, à partir de là, comme tout employeur, il y a une obligation morale et de sécurité vis-à-vis de l’employé.

    Tout ça met en lumière les interrogations face au rôle du CSA et son action sur l’audiovisuel français. Quel est son pouvoir ? Plusieurs mises en demeure et rappels à l’ordre n’ont jamais influencé les programmes, on peut donc se poser des questions quant à son efficacité. Mais cela soulève aussi la question de la censure, car plein de voix s’élèveraient si on interdisait de mettre des filles dénudées ou de dire telle ou telle chose dans ces programmes. C’est tout le débat qu’on a sur la culture et la production de la fiction. C’est assez compliqué. Tant que les candidats et téléspectateurs ne diront pas qu’ils ne veulent plus voir ça à l’écran, les productions ne changeront pas.

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    Les scènes diffusées sont toutes bien sélectionnées, à l’époque jeune adolescent, vous vous délectez de ces morceaux choisis avec les candidates qui sortent de la douche ou sont en maillot de bain autour de la piscine par exemple. Est-ce qu’aujourd’hui les émissions sont-elles toujours aussi caricaturales, est-ce allé crescendo ?

    Dans le « Loft », c’était du voyeurisme assez pur dans la mesure où les candidats n’étaient pas préparés à cette exposition et avaient un comportement assez naturel. Il y avait pour le téléspectateur un plaisir d’observateur, avec un côté laboratoire humain in vivo. Il y avait aussi une dimension de voyeur visuel pur avec ces corps exposés lors de ces scènes de douche. Le paroxysme étant cette scène dans la piscine et la chambre entre Loana et Jean-Édouard. Ces moments ont cristallisé l’audience et ont créé le programme, dès le troisième soir, quand les deux ont eu une relation sexuelle ensemble.

    Aujourd’hui, les candidats sont conscients de l’image qu’ils vont véhiculer. Tout ce qu’on voit à l’écran est maîtrisé, proche de ce qu’on voit sur un shooting de mannequin. Ce n’est pas la même esthétique et pas la même violence. Douze millions de téléspectateurs ont suivi la finale. Les candidats du « Loft » ont tous été sidérés face à leur starification, alors qu’ils pensaient participer à une sorte de « Tournez... manège ». À l’époque, Internet est balbutiant, ils ont peut-être vaguement entendu parler de Big Brother à l’étranger. Aujourd’hui, les candidats veulent tout ça, c’est une démarche professionnelle.

    Loana, en gagnant, a créé un précédent, elle a incarné la bimbo provocante de l’extérieur mais finalement fragile. Ce stéréotype va être recréé à foison. Ces personnalités vont être mises en avant comme vont l’être les grandes gueules. Le « Loft 1 », c’est le galop d’essai, on voit ce qui fédère les téléspectateurs. Les productions ont intérêt à sélectionner des profils limites avec une forte envie d’exposition et des failles narcissiques béantes à exploiter. Elles ont un goût particulier pour les personnes au passé douloureux, ce qui va alimenter le récit. À cet égard, Loana a été le patient zéro de la téléréalité.

    La vie de Loana a été scrutée sous toutes ses coutures, son passé, sa famille ont été traqués. Son corps, jugé trop sexy d’abord, et ses fluctuations de poids ont aussi été disséqués. Est-ce parce que la téléréalité impose une norme qui fait le lit de ce sexisme généralisé ?

    Le souci principal de ces émissions, c’est l’audience, elles utilisent des techniques identiques à celles de l’industrie du spectacle. Les corps sont stéréotypés et obéissent au male gaze, ce regard masculin. Ils sont mis en valeur pour ça, sont censés attirer et faire rêver ceux qui suivent leurs aventures. Quand j’ai interviewé Thibaut Valès, l’ancien producteur des « Anges », il m’a dit cela : « Nous, on veut faire rêver. » On considère qu’un corps qui correspond aux canons de la publicité et des magazines féminins fait vendre et attire. C’est une industrie du désir qui emploie les mêmes méthodes. D’où une uniformisation des corps.

    Ces sociétés de production n’ont pas d’état d’âme et ne sont pas misogynes pour le plaisir de l’être. Elles trouvent ça efficace donc ce sont les seules valeurs qu’elles épousent. Loana devient une star et cette espèce d’appétit de notre société pour ces destins de jeunes filles portées au pinacle puis foulées au pied par la société qui va se délecter de la chute de ses idoles, ce double plaisir. On les admire car elles sont belles et provoquent du désir. Ensuite on se rassure en les voyant chuter. Cela réveille des sentiments peu glorieux qui existent en chacun de nous. C’est aussi vrai pour Britney Spears.

    Cette absence d’empathie pour ces trajectoires-là n’est pas étonnante. Récemment, dans une émission revisitant les vingt ans du « Loft », les anciens candidats présents ont parlé de Loana en son absence. Jean-Édouard a fait une blague en disant que ça lui avait pris cinq minutes pour la séduire. La scène est d’une violence rare. Vingt ans après elle est encore et toujours moquée avec un sexisme et une condescendance absolus.