Pour Marc Bloch, auteur de LâĂtrange dĂ©faite, la cause de la dĂ©bĂącle de juin 1940 nâĂ©tait pas seulement militaire mais dâabord politique. De la mĂȘme façon, le dĂ©sastre annoncĂ© de printemps 2022 nâest pas seulement de nature Ă©lectorale. La dĂ©bĂącle de la dĂ©mocratie se construit depuis des mois par une sorte de capitulation rampante et gĂ©nĂ©rale face Ă lâextrĂȘme droite.
« Un jour viendra, tĂŽt ou tard, oĂč la France verra de nouveau sâĂ©panouir la libertĂ© de pensĂ©e et de jugement. Alors les dossiers cachĂ©s sâouvriront ; les brumes, quâautour du plus atroce effondrement de notre histoire commencent, dĂšs maintenant, Ă accumuler tantĂŽt lâignorance et tantĂŽt la mauvaise foi, se lĂšveront peu Ă peu . »
Ainsi sâouvre LâĂtrange dĂ©faite Ă©crite par Marc Bloch au lendemain de la capitulation de lâarmĂ©e française en juin 1940. « Ă qui la faute ? », se demande-t-il. Quels mĂ©canismes politiques ont conduit Ă ce dĂ©sastre et Ă lâeffondrement dâune RĂ©publique ? Si les militaires, et surtout lâĂ©tat-major, sont aux premiĂšres loges des accusĂ©s, nul nâĂ©chappe Ă lâimplacable regard de lâhistorien : ni les classes dirigeantes qui ont « prĂ©fĂ©rĂ© Hitler au Front Populaire », ni la presse mensongĂšre, ni le pacifisme munichois, ni la gauche qui nâa pas eu besoin de ses adversaires pour ensevelir ce Front populaire qui fit si peur aux bourgeois.
Les « brumes », lâaveuglement et la soumission passive aux rĂ©cits des futurs vainqueurs ont conduit inexorablement Ă une #capitulation_anticipĂ©e. Comment ne pas y reconnaĂźtre la logique des moments sombres que nous vivons sidĂ©rĂ©s.
La banalisation de la menace factieuse
SidĂ©rĂ©s, nous le sommes Ă coup sĂ»r quand il faut attendre six jours pour quâune menace de sĂ©dition militaire (âșhttp://www.regards.fr/politique/societe/article/lettre-des-generaux-un-texte-seditieux-qui-menace-la-republique) signĂ©e le 21 avril 2021 par une vingtaine de gĂ©nĂ©raux en retraite, mais aussi par de nombreux officiers, commence Ă faire un peu rĂ©agir.
SidĂ©rĂ©s, nous le sommes par la lĂ©gĂšretĂ© de la rĂ©ponse gouvernementale. Un tweet de la ministre des ArmĂ©es (â»https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/04/25/la-gauche-s-insurge-contre-une-tribune-de-militaires-dans-valeurs-actuelles-) ne parle que « dâ#irresponsabilitĂ© » de « gĂ©nĂ©raux en retraite ». Pour #Florence_Parly le soutien que leur apporte Marine Le Pen « reflĂšte une mĂ©connaissance grave de lâinstitution militaire, inquiĂ©tant pour quelquâun qui veut devenir cheffe des armĂ©es ». Nây aurait-il Ă voir que de lâirresponsabilitĂ© militaire et de lâincompĂ©tence politique ?
Il faut attendre le lundi 26 avril pour que AgnĂšs Runacher secrĂ©taire dâĂtat auprĂšs du ministre de lâĂconomie et des Finances sâavise (â»https://www.boursorama.com/actualite-economique/actualites/un-quarteron-de-generaux-en-charentaises-la-tribune-de-militaires-dans-v) que le texte a Ă©tĂ© publiĂ© jour pour jour 60 ans aprĂšs lâappel des gĂ©nĂ©raux dâAlger. En parlant de « quarteron de gĂ©nĂ©raux en charentaises », elle semble considĂ©rer que la simple paraphrase dâune expression de lâallocution de De Gaulle, le 23 avril 1961 suffira Ă protĂ©ger la dĂ©mocratie. Ce dernier, plus martial, en uniforme, parlait surtout de « putsch » et dâun « groupe dâofficiers ambitieux et fanatiques ».
SidĂ©rĂ©s, nous le sommes par le #silence persistant, cinq jours aprĂšs la publication du texte factieux, de lâessentiel les leaders de la droite, du centre, de la gauche et des Ă©cologistes.
SidĂ©rĂ©s, nous sommes encore de lâisolement de ceux qui appellent un chat un chat tels Ăric Coquerel, BenoĂźt Hamon ou Jean Luc MĂ©lenchon. Ce dernier rappelle au passage que lâarticle 413-3 du code pĂ©nal prĂ©voit cinq ans dâemprisonnement et 75.000 euros dâamende pour provocation Ă la dĂ©sobĂ©issance des militaires.
SidĂ©rĂ©s, nous le sommes enfin, pendant une semaine, de la #banalisation de lâĂ©vĂ©nement par des mĂ©dias pourtant prompts Ă se saisir du buzz des « polĂ©miques ». Le 25 avril (â»https://rmc.bfmtv.com/emission/tribunes-de-militaires-les-gens-n-ont-pas-confiance-dans-les-politiques-m), RMC/BFM, dans les Grandes Gueules, nâhĂ©site pas Ă prĂ©senter lâappel sur fond de Marseillaise, Ă moquer « la gauche indignĂ©e » en citant Jean Luc MĂ©lenchon et Ăric Coquerel, et Ă dĂ©battre longuement avec lâinitiateur du texte, Jean-Pierre Fabre-Bernadac. Jack Dion, ancien journaliste de LâHumanitĂ© (1970-2004), nâhĂ©site pas Ă Ă©crire (â»https://www.marianne.net/agora/les-signatures-de-marianne/malgre-ses-relents-putschistes-la-tribune-des-ex-generaux-met-le-doigt-la-) dans Marianne le 28 avril : « MalgrĂ© ses relents putschistes, la tribune des ex gĂ©nĂ©raux met le doigt lĂ oĂč ça fait mal. » Il faut croire donc que cet appel factieux et menaçant ne fait pas polĂ©mique aprĂšs lâappel Ă lâinsurrection de Philippe de Villiers dont on oublie quâil est le frĂšre aĂźnĂ© dâun autre gĂ©nĂ©ral ambitieux, Pierre de son prĂ©nom, chef dâĂ©tat-major des armĂ©es de 2010 Ă 2017.
Qui sont donc les ennemis que ces militaires appellent Ă combattre pour sauver « la Patrie » ? Qui sont les agents du « dĂ©litement de la France » ? Le premier ennemi dĂ©signĂ© reprend mot pour mot les termes de lâappel des universitaires publiĂ© le 1 novembre 2020 sous le titre de « #Manifeste_des_100 » (âșhttps://manifestedes90.wixsite.com/monsite) : « un certain antiracisme » qui veut « la guerre raciale » au travers du « racialisme », « lâindigĂ©nisme » et les « thĂ©ories dĂ©coloniales ». Le second ennemi est « lâislamisme et les hordes de banlieue » qui veulent soumettre des territoires « Ă des dogmes contraires Ă notre constitution ». Le troisiĂšme ennemi est constituĂ© par « ces individus infiltrĂ©s et encagoulĂ©s saccagent des commerces et menacent ces mĂȘmes forces de lâordre » dont ils veulent faire des « boucs Ă©missaires ».
Chacune et chacun reconnaĂźtra facilement les islamo-gauchistes, les sĂ©paratistes et les black blocs, ces Ă©pouvantails stigmatisĂ©s, dĂ©noncĂ©s, combattus par le pouvoir comme par une partie de lâopposition. Ce texte a au moins une vertu : il identifie clairement la nature fascisante des diatribes de Jean-Michel Blanquer, GĂ©rald Darmanin ou FrĂ©dĂ©rique Vidal. Il renvoie Ă leur responsabilitĂ© celles et ceux qui gardent le silence, organisent le dĂ©bat public autour de ces thĂ©matiques sur la scĂšne mĂ©diatique, sâabstiennent Ă lâAssemblĂ©e sur des textes de loi Ă la logique islamophobe â quand ils ne votent pas pour â, signent des tribunes universitaires pour rĂ©clamer une police de la pensĂ©e. Il renvoie Ă ses responsabilitĂ©s le Bureau national du Parti socialiste qui, dans sa rĂ©solution du 27 avril (â»https://partisocialiste92.fr/2021/04/27/resolution-du-bureau-national-a-la-suite-dune-tribune-de-militaire), persiste Ă affirmer « quâil serait absurde de chercher Ă nier ces sujets qui nous font face » comme « ces #minoritĂ©s_agissantes » qui prĂŽnent la « #dĂ©saffiliation_rĂ©publicaine ».
BaromĂštre incontestĂ© des dĂ©rives intellectuelles, lâomniprĂ©sent #Michel_Onfray, aujourdâhui obsĂ©dĂ© par la dĂ©cadence de la France, ne partage-t-il pas le diagnostic des factieux ? Sa sentence du 27 avril dans la matinale dâEurope 1 (â»https://www.europe1.fr/societe/sur-le-terrorisme-la-parole-presidentielle-est-totalement-devaluee-estime-on), « lâintĂ©rĂȘt de lâ#islamo-gauchisme est de dĂ©truire la nation, la souverainetĂ© nationale, la France, lâhistoire de France, tout ce qui constitue la France », est immĂ©diatement reprise par Valeurs actuelles (â»https://www.valeursactuelles.com/politique/pour-michel-onfray-linteret-de-lislamo-gauchisme-est-de-detruire-l). Quelques jours plus tĂŽt, dans une envolĂ©e digne de GĂ©rald Darmanin, il assĂ©nait au Point (â»https://www.lepoint.fr/debats/michel-onfray-on-a-un-seul-probleme-en-france-c-est-que-la-loi-n-est-pas-res) : « On a un seul problĂšme en France, câest que la loi nâest pas respectĂ©e ». Mais de quelle loi parle Michel Onfray quand il ajoute, Ă propos du verdict en appel du procĂšs des jeunes de Viry-ChĂątillon : « Il y a des gens Ă qui on dit : [âŠ] peut-ĂȘtre que vous faites partie de ceux qui auraient pu tuer, mais la preuve nâest pas faite, on est pas sĂ»r que câest vous, allez, vous pouvez rentrer chez vous. Lâaffaire est terminĂ©e pour vous. » Pour Michel Onfray, le scandale nâest pas la mise en accusation dĂ©libĂ©rĂ©e dâinnocents par une police en quĂȘte dĂ©sespĂ©rĂ©e de coupables mais un principe de droit : la prĂ©somption dâinnocence elle-mĂȘme !
La capitulation rampante
VoilĂ oĂč nous en sommes. VoilĂ pourquoi il est pour beaucoup si difficile de se scandaliser dâun appel factieux quand les ennemis dĂ©signĂ©s sont ceux-lĂ mĂȘme qui sont dĂ©signĂ©s Ă longueur dâantenne et de dĂ©claration politique dans ce dĂ©sastreux consensus « rĂ©publicain » rĂ©unissant lâextrĂȘme droite, la droite et une partie de la gauche.
Chacune et chacun y va de sa surenchĂšre. #Anne_Hidalgo (â»https://www.nouvelobs.com/edito/20201125.OBS36577/derriere-la-gueguerre-entre-hidalgo-et-les-ecolos-la-pomme-de-discorde-de) enjoint les Verts « dâĂȘtre au clair avec la RĂ©publique » Ă propos de la laĂŻcitĂ© alors mĂȘme que #Yannick_Jadot (âșhttps://www.lepoint.fr/politique/loi-contre-le-separatisme-la-gauche-denonce-un-texte-qui-ne-regle-rien-07-02) demande de « sortir de toute naĂŻvetĂ© et de toute complaisance », pour « combattre lâislam politique », proposant de « contrĂŽler les financements des associations » et de « renforcer tous les dispositifs sur le contrĂŽle des rĂ©seaux sociaux ».
La discussion et le vote de la loi sur le « sĂ©paratisme », puis les dĂ©bats hallucinants sur lâorganisation de « rĂ©unions non mixtes » au sein du syndicat Ă©tudiant Unef nous en a fourni un florilĂšge. Pour le communiste #StĂ©phane_Peu (â»http://www.le-chiffon-rouge-morlaix.fr/2021/02/separatisme-une-loi-equilibree-se-serait-attachee-a-renforc) comme pour le socialiste #Olivier_Faure (â»https://www.europe1.fr/politique/projet-de-loi-contre-les-separatismes-olivier-faure-craint-une-surenchere-40), la question nâest pas de combattre sur le fond la notion de « #sĂ©paratisme » mais de rester dans une « loi Ă©quilibrĂ©e » qui « renforce la #RĂ©publique » (Peu) et dâĂ©viter « la surenchĂšre » (Faure). Lâun comme lâautre et comme nombre de dĂ©putĂ©s de leurs groupes, sâabstiendront lors du vote Ă lâAssemblĂ©e nationale. Seule La France insoumise a sauvĂ© lâhonneur et dĂ©noncĂ©, notamment par la voix de #ClĂ©mentine_Autain (âșhttps://www.lepoint.fr/politique/loi-contre-le-separatisme-la-gauche-denonce-un-texte-qui-ne-regle-rien-07-02) dĂšs le 16 fĂ©vrier, une loi qui « ouvre la boĂźte de Pandore pour des idĂ©es qui stigmatisent et chassent les musulmans » et « nous tire vers lâagenda de lâextrĂȘme droite ».
Si le dĂ©bat parlementaire gomme un peu les aspĂ©ritĂ©s, lâaffaire des rĂ©unions « non mixtes » au sein de lâUnef est lâoccasion dâun dĂ©ferlement de sincĂ©ritĂ© imbĂ©cile. On nâen attendait pas moins de #Manuel_Valls (â»https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-22-mars-2021) qui sâempresse de poser lâargument clef de la curĂ©e : « Les rĂ©unions "racialisĂ©es" lĂ©gitiment le concept de race ». Le lendemain #Marine_Le_Pen (â»https://www.francetvinfo.fr/politique/marine-le-pen/video-il-faut-poursuivre-l-unef-un-syndicat-qui-commet-des-actes-racist) le prend au mot et rĂ©clame des poursuites contre ces actes racistes. Anne Hidalgo (â»https://www.europe1.fr/politique/reunions-non-mixtes-a-lunef-cest-tres-dangereux-juge-anne-hidalgo-4032954) apporte sa voix contre une pratique quâelle considĂšre comme « trĂšs dangereuse » au nom de « ses convictions rĂ©publicaines ». Olivier Faure (â»https://www.youtube.com/watch?v=rifRSrm7lpU
), moins « Ă©quilibrĂ© » que sur la loi contre le « sĂ©paratisme » renchĂ©rit comme « une dĂ©rive incroyable ».Quelle « dĂ©rive » ? Tout simplement « lâidĂ©e que sont lĂ©gitimes Ă parler du racisme les seules personnes qui en sont victimes », alors que « câest lâinverse quâil faut chercher ». DominĂ©s restez Ă votre place, nous parlerons pour vous ! AimĂ© CĂ©saire dans sa lettre Ă Maurice Thorez (âșhttps://lmsi.net/Lettre-a-Maurice-Thorez), dĂ©nonçait ce quâil nommait le « #fraternalisme » : « Un grand frĂšre qui, imbu de sa supĂ©rioritĂ© et sĂ»r de son expĂ©rience, vous prend la main pour vous conduire sur la route oĂč il sait se trouver la Raison et le ProgrĂšs. » Or, ajoutait-il, « câest trĂšs exactement ce dont nous ne voulons plus » car « nous ne (pouvons) donner Ă personne dĂ©lĂ©gation pour penser pour nous. »
Olivier Faure revendique un « #universalisme » que ne renierait pas le candidat communiste Ă la prĂ©sidentielle, #Fabien_Roussel pour qui « les rĂ©unions segmentĂ©es selon la couleur de sa peau, sa religion ou son sexe, ça divise le combat ». Le PCF (â»https://www.pcf.fr/actualite_derri_re_les_attaques_contre_l_unef_une_d_rive_autoritaire_et_antid_mo) nâhĂ©site pas Ă dĂ©fendre en thĂ©orie lâUnef tout en se joignant cĆur rĂ©actionnaire des condamnations de ses pratiques.
#Audrey_Pulvar (â»https://www.lci.fr/politique/demander-a-une-personne-blanche-de-se-taire-dans-une-reunion-non-mixte-pulvar-cr) cherchant peut-ĂȘtre un compromis dans la prĂ©sence maintenue mais silencieuse dâun blanc dans une rĂ©union de personnes racisĂ©es, se prend une volĂ©e de bois vert du chĆur des bonnes Ăąmes universalistes. La « dilution dans lâuniversel » est bien « une façon de se perdre » comme lâĂ©crivait encore AimĂ© CĂ©saire en 1956.
Ce chĆur hystĂ©risĂ©, rien ne le fera taire, ni le rappel Ă©lĂ©mentaire dâ#Eric_Coquerel (â»https://www.facebook.com/watch/?v=773978356575699) que les #groupes_de_parole sont « vieux comme le monde, comme le mouvement fĂ©ministe, comme les alcooliques anonymes », ni la prise du conscience de lâĂ©normitĂ© morale, politique et juridique des positions prises ainsi dans une Ă©motion rĂ©vĂ©latrice.
Refuser de comprendre que la parole des dominĂ©es et dominĂ©s a besoin de se constituer Ă lâabri des dominants, câest nier, de fait, la #domination. Ce dĂ©ni de la domination, et de sa #violence, est une violence supplĂ©mentaire infligĂ©e Ă celles et ceux qui la subissent.
Au passage, une partie de la gauche a par ailleurs perdu un repĂšre simple en matiĂšre de libertĂ© : la libertĂ© de rĂ©union est la libertĂ© de rĂ©union. Elle nâest plus une libertĂ© si elle est sous condition de surveillance par une prĂ©sence « hĂ©tĂ©rogĂšne ». Ă quand les rĂ©unions de salariĂ©s avec prĂ©sence obligatoire du patron ? Les rĂ©unions de femmes avec prĂ©sence obligatoire dâun homme ? Les rĂ©unions dâĂ©tudiants avec prĂ©sence obligatoire dâun professeur ? Les rĂ©unions de locataires avec prĂ©sence obligatoire du bailleur ? Les rĂ©unions dâantiracistes avec prĂ©sence obligatoire dâun raciste ?
Ces hĂ©ritiers et hĂ©ritiĂšres dâune longue tradition politique liĂ©e aux luttes sociales rĂ©vĂšle ainsi leur dĂ©connexion avec les mobilisation dâaujourdâhui, celles qui de #MeToo Ă Black Lives Matter Ă©branlent le monde et nous interrogent sur quelle humanitĂ© nous voulons ĂȘtre au moment oĂč notre survie est officiellement en question. Ces mouvements de fond martĂšlent, 74 ans aprĂšs AimĂ© CĂ©saire, que « lâheure de nous-mĂȘmes a sonnĂ©. »
Nul doute, hĂ©las, que ce qui fait ainsi dĂ©river des femmes et des hommes issus de la #gauche, câest le poids pas toujours avouĂ©, mais prĂ©gnant et souvent irrationnel, de lâ#islamophobie. Cette adhĂ©sion gĂ©nĂ©rale Ă un complotisme dâĂtat (âșhttps://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/041220/l-etat-t-il-le-monopole-du-complotisme-legitime) touche plus fortement les espaces partisans, voire universitaires, que le monde associatif. On a pu le constater lors de la dissolution du #Collectif_contre_lâislamophobie_en_France (#CCIF) fin 2020 quand la fermetĂ© les protestations de la Ligue des droits de lâHomme (â»https://blogs.mediapart.fr/gabas/blog/031220/ldh-dissolution-politique-du-ccif) ou dâAmnesty international (â»https://www.amnesty.fr/presse/france-la-fermeture-dune-association-antiraciste-e) nâa eu dâĂ©gale que la discrĂ©tion de la gauche politique. La palme du mois dâavril revient sans conteste Ă #Caroline_Fourest (â»https://twitter.com/i/status/1384567288922259467) qui lors du lancement des Ătats GĂ©nĂ©raux de la LaĂŻcitĂ© a pu dĂ©clarer sans frĂ©mir que « ce mot islamophobie a tuĂ© les dessinateurs de Charlie Hebdo et il a tuĂ© le professeur Samuel Paty ».
Oui voilĂ ou nous en sommes. La menace dâune victoire du #Rassemblement_national ne se lit pas que dans les sondages. Elle se lit dans les #renoncements. Elle sâenracine dans la banalisation voire le partage de ses thĂ©matiques disciplinaires, de ses Ă©motions islamophobes, de son vocabulaire mĂȘme.
LâĂ©vitement politique du rĂ©el
Il faut vraiment vivre dans une bulle, au rythme de rĂ©seaux sociaux hĂ©gĂ©monisĂ©s par lâextrĂȘme droite, loin des rĂ©alitĂ©s des quartiers populaires, pour considĂ©rer que lâislam et les rĂ©unions non mixtes sont les causes premiĂšres du dĂ©litement des relations collectives et politiques dans ce pays.
Quelle RĂ©publique, quelle dĂ©mocratie, quelle libertĂ© dĂ©fend-on ici avec ces passions tristes ? Depuis plus dâun an, la rĂ©ponse gouvernementale Ă lâĂ©preuve sanitaire les a rĂ©duites Ă lâĂ©tat de fantĂŽmes. Lâ#Ă©tat_dâurgence sanitaire est reconduit de vague en vague de contamination. Notre vie est bornĂ©e par des contrĂŽles, des interdictions et des attestations. Les dĂ©cisions qui la rĂšglent sont prises par quelques-uns dans le secret dĂ©libĂ©ratif dâun Conseil de dĂ©fense. Nous vivons suspendus aux annonces du prĂ©sident et de quelques ministres et, de plus de plus en plus, du prĂ©sident seul, autoproclamĂ© expert omniscient en gestion de pandĂ©mie. Nous nâavons plus prise sur notre vie sociale, sur nos horaires, sur notre agenda, sur notre avenir mĂȘme trĂšs proche. Nous nâavons plus de lieu de dĂ©libĂ©ration, ces lieux qui des clubs rĂ©volutionnaires de 1789 aux ronds-points des gilets jaunes, en passant par la Place Tahrir et la Puerta Del Sol en 2011 sont lâADN de la #dĂ©mocratie.
La violence de la menace lĂ©tale mondiale que font peser sur nous le Covid et ses variants successifs nous fait espĂ©rer que cette Ă©preuve prendra fin, que la parenthĂšse se refermera. Comme dans une pĂ©riode de guerre (â»https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/070221/stephane-audoin-rouzeau-nous-traversons-l-experience-la-plus-tragique-depu), cet espoir toujours déçu se renouvelle sans fin Ă chaque annonce moins pessimiste, Ă chaque communication gouvernementale sur les terrasses jusquâĂ la dĂ©ception suivante. Cette #prĂ©caritĂ© sans fin est un obstacle collectif Ă la #rĂ©sistance_dĂ©mocratique, Ă la critique sociale, idĂ©ologique et opĂ©ratoire de cette pĂ©riode qui sâouvre et sera sans doute durable. Câest bien dans ce manque politique douloureux que sâengouffrent tous les complotismes de Q-Anon Ă lâislamophobie dâĂtat.
Depuis le printemps 2020 (www.regards.fr/politique/societe/article/covid-19-un-an-deja-chronique-d-une-democratie-desarticulee), les partis dâopposition ont cessĂ© dâĂȘtre dans lâĂ©laboration et la proposition politique en lien avec la situation sanitaire. Le monologue du pouvoir ne provoque plus sporadiquement que des rĂ©actions, jamais dâalternative stratĂ©gique ni sur la rĂ©ponse hospitaliĂšre, ni sur la stratĂ©gie vaccinale, ni sur lâagenda des restrictions sociales. MĂȘme lâabsence de publication, des semaines durant dĂ©but 2021, des avis du Conseil scientifique nâĂ©meut pas des politiques beaucoup plus prĂ©occupĂ©s par les rĂ©unions non mixtes Ă lâUnef.
Attac (â»https://france.attac.org/spip.php?page=recherche&recherche=covid) nâest pas beaucoup plus proactif malgrĂ© la publication sur son site en novembre 2020 dâun texte tout Ă fait pertinent de Jacques Testard sur la #dĂ©mocratie_sanitaire. En gĂ©nĂ©ral les think tanks sont plutĂŽt discrets. LâInstitut Montaigne est silencieux sur la stratĂ©gie sanitaire tout comme la Fondation Copernic qui nây voit pas lâoccasion de « mettre Ă lâendroit ce que le libĂ©ralisme fait fonctionner Ă lâenvers ». Si le think tank Ăconomie SantĂ© des Ăchos dĂ©plore le manque de vision stratĂ©gique sanitaire, seule Terra Nova semble avoir engagĂ© un vĂ©ritable travail : une cinquantaine de contributions (â»https://tnova.fr/ckeditor_assets/attachments/218/terra-nova_dossier-de-presse_cycle-coronavirus-regards-sur-une-crise_2020.pdf), des propositions (â»https://tnova.fr/revues/covid-19-le-think-tank-terra-nova-fait-des-propositions-pour-limiter-les-conta) sur lâorganisation de la rentrĂ©e scolaire du 26 avril 2021, des propositions sur la stratĂ©gie vaccinaleâŠ
Pourquoi cette #inertie_collective sur les choix stratĂ©giques ? Ce ne sont pas les sujets qui manquent tant la stratĂ©gie gouvernementale ressemble Ă tout sauf Ă une stratĂ©gie sanitaire. Sur le fond, aucun dĂ©bat nâest ouvert sur le choix entre stratĂ©gie de cohabitation avec la maladie ou dâĂ©radication virale. Ce dĂ©bat aurait eu le mĂ©rite dâĂ©clairer les incohĂ©rences gouvernementales comme la communication sur le « tester/tracer/isoler » de 2020 qui nâa Ă©tĂ© suivie dâaucun moyen opĂ©rationnel et humain nĂ©cessaire Ă sa mise en Ćuvre. Il aurait permis de discuter une stratĂ©gie vaccinale entiĂšrement fondĂ©e sur lâĂąge (et donc la pression hospitaliĂšre) et non sur la circulation active du virus et la protection des mĂ©tiers Ă risque. Cette stratĂ©gie a fait battre des records vaccinaux dans des territoires aux risques faibles et laissĂ© Ă lâabandon les territoires les plus touchĂ©s par la surmortalitĂ© comme la Seine-Saint-Denis.
Pourquoi cette inertie collective sur la dĂ©mocratie sanitaire ? Les appels dans ce sens nâont pourtant pas manquĂ© Ă commencĂ© par les recommandations du Conseil Scientifique dĂšs mars 2020 : le texte de Jacques Testard (â»https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-25-automne-2020/debats/article/la-covid-la-science-et-le-citoyen), un article de The Conversation (â»https://theconversation.com/debat-quelles-lecons-de-democratie-tirer-de-la-pandemie-140157) au mois de juin 2020, lâexcellent « tract » de #Barbara_Stiegler, De la dĂ©mocratie en pandĂ©mie, paru chez Gallimard en janvier 2021 et assez bien relayĂ©. Des propositions, voire des expĂ©rimentations, en termes de dĂ©libĂ©ration et de construction collective des mesures sanitaires territorialisĂ©es, des contre expertises nationales basĂ©es sur des avis scientifiques et une mobilisation populaire auraient sans doute mobilisĂ© de façon positive la polyphonie des exaspĂ©rations. On a prĂ©fĂ©rĂ© laisser rĂ©primer la mobilisation lycĂ©enne (â»https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/181120/sommes-nous-aux-portes-de-la-nuit) pour de vraies mesures sanitaires en novembre 2020.
Bref la construction de masse dâune alternative Ă lâincapacitĂ© autoritaire du pouvoir aurait pu, pourrait encore donner corps et usage Ă la dĂ©mocratie, aujourdâhui dĂ©sarticulĂ©e (âșhttps://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/160321/covid-un-deja-chronique-d-une-democratie-desarticulee), quâil nous faut essayer de dĂ©fendre, pourrait incarner la RĂ©publique dans des exigences sociales et une puissance populaire sans lesquelles elle risque toujours de nâĂȘtre quâun discours de domination.
Une autre Ă©lection est-elle encore possible ?
Entre cet Ă©touffement dĂ©mocratique de masse et lâimmensitĂ© des choix de sociĂ©tĂ© suggĂ©rĂ©s au quotidien par la crise sanitaire, le grain Ă moudre ne manque pas pour des courants politiques hĂ©ritiers dâune tradition Ă©mancipatrice. Leur responsabilitĂ© est immense quand lâhumanitĂ© est mise au pied du mur de sa survie et de lâidĂ©e quâelle se fait dâelle-mĂȘme. Mais ces partis prĂ©fĂšrent eux aussi considĂ©rer la situation sanitaire comme une simple parenthĂšse Ă refermer, se projetant sur les Ă©chĂ©ances de 2022 comme pour oublier 2020 et 2021. Il est ahurissant de penser que, aprĂšs 14 mois de pandĂ©mie, la politique sanitaire ne soit pas au centre des Ă©lections territoriales de ce printemps, sinon pour une question dâagenda.
En « rĂȘvant dâune autre Ă©lection » comme dâautres ont rĂȘvĂ© dâun autre monde, la gauche permet tout simplement au prĂ©sident en exercice de sâexonĂ©rer de son bilan dramatique : un systĂšme de santĂ© et des soignantes et soignants mis en surchauffe des mois durant, une mise en suspens de milliers de soins parfois urgents, des dizaines de milliers de Covid longs, plus de 100.000 morts, des territoires et des populations dĂ©libĂ©rĂ©ment sacrifiĂ©s, des inĂ©galitĂ©s devant la mort et la maladie largement calquĂ©es sur les inĂ©galitĂ©s sociales et les discriminations, une vie sociale dĂ©vastĂ©e, une dĂ©mocratie en miettes, une faillite biopolitique structurelle.
Comment lui en faire porter la responsabilitĂ© si on ne peut lui opposer aucune alternative ? Le pouvoir sâen rĂ©jouit dâavance et, renversant la charge de la preuve, semaine aprĂšs semaine, somme chacune et chacun de prĂ©senter un bilan sur lâagenda quâil dĂ©roule sans rencontrer beaucoup de rĂ©sistance : les politiques sĂ©curitaires et lâislamophobie dâĂtat. Or, ce concours Ă©lectoraliste du prix de la « laĂŻcitĂ© », de la condamnation de lâislamisme, de la condamnation des formes contemporaines de lutte contre les discriminations, nous savons qui en sera la championne incontestĂ©e : elle en maĂźtrise Ă merveille les thĂ©matiques, le vocabulaire comme la vĂ©hĂ©mence.
Voici ce que les sondages, jour aprĂšs jour, mesurent et nous rappellent. Dans ces conditions, lâabsence de dynamique unitaire Ă gauche nâest pas la cause de la dĂ©faite annoncĂ©e, elle est dĂ©jĂ le rĂ©sultat dâune perte majoritaire de boussole politique, le rĂ©sultat dâune sorte dâĂ©vitement du rĂ©el, le rĂ©sultat dâun abandon.
« LâĂ©trange dĂ©faite » de juin 1940 a pris racine dans le ralliement des classes dirigeantes Ă la nĂ©cessitĂ© dâun pouvoir policier et discriminatoire. Nous y sommes. « LâĂ©trange dĂ©faite » sâest nourrie de la pusillanimitĂ© dâune gauche dĂ©sertant les vrais combats pour la dĂ©mocratie, de la dĂ©fense de lâEspagne rĂ©publicaine au barrage contre un racisme aussi dĂ©chaĂźnĂ© quâexpiatoire. Nous y sommes sur les enjeux de notre temps. « LâĂ©trange dĂ©faite » a Ă©tĂ© la fille du consensus munichois et de la capitulation anticipĂ©e. Nous y sommes. « LâĂ©trange dĂ©faite » a Ă©tĂ© suivie de la mort dâune RĂ©publique. Lâappel militaire du 21 avril en fait planer la menace.
Ă lâexceptionnalitĂ© de la pĂ©riode traumatique qui bouleverse depuis 14 mois en profondeur nos repĂšres politiques, sociaux et vitaux, sâajoute lâexceptionnalitĂ© de lâĂ©chĂ©ance institutionnelle du printemps 2022. Il est dĂ©risoire dây voir la Ă©niĂšme occasion de porter un message minoritaire, dĂ©risoire de donner le spectacle dâune querelle dâegos, dĂ©risoire de jouer Ă qui sera responsable de la dĂ©faite. Le salut ne sera pas dans un compromis dĂ©fensif sans principe mais dans un sursaut collectif dâambition.
Il est temps de prendre la mesure du temps que nous vivons, car il est toujours temps de rĂ©sister. Comme concluait Marc Bloch en septembre 1940, « peut-ĂȘtre est-ce une bonne chose dâĂȘtre ainsi contraints de travailler dans la rage », car « est-ce Ă des soldats quâil faut, sur un champ de bataille, conseiller la peur de lâaventure ? » Il ajoutait que « notre peuple mĂ©rite quâon se fie Ă lui et quâon le mette dans la confidence ».