L’étrange destin de ce Japonais ambitionnant adolescent de « faire des bandes dessinées » s’est tramé une après-midi de mai 1970 sur un trottoir de Munich. Lâché par son chanteur américain Malcolm Mooney, par ailleurs sculpteur, qui file une sévère dépression, les membres du groupe #Can se traînent de bistrot en bistrot en maudissant leur sort avec pour horizon quatre concerts à assurer dans une boîte de la ville, le Blow Up. Czukay ramasse alors littéralement sur le trottoir un jeune musicien des rues qui avait entrepris de les coller depuis des heures et l’invite à chanter avec eux.
Can est alors déjà un groupe important, monté par deux élèves (Czukay et Irmin Schmidt, claviériste) du compositeur allemand Karlheinz Stockhausen et qui a déjà laissé un classique derrière lui, Monster Movie, le tout premier jalon avec Phallus Dei d’Amon Düül d’une musique rock authentiquement allemande, où la violence et les libertés que s’accordent les musiciens apparaissent comme décuplés. Czukay racontait ainsi la soirée qui suivit : « Au début, Damo chanta de façon dramatique, mais assez paisible. Il était extrêmement concentré. Et puis d’un seul coup, il bondit comme un samouraï, agrippa le micro et se mit à hurler en direction du public. Cela énerva tellement les gens qu’ils commencèrent à se taper dessus, il y eut une bagarre générale et presque tout le monde s’est enfui. A la fin, il ne restait que quelques fans inconditionnels et enthousiastes, trente Allemands, trente Américains, pour qui on joua la suite. Ce fut magnifique, l’un de nos meilleurs concerts. » La musique du groupe venait de changer du tout au tout.
Damo Suzuki est un voyageur, un peu artiste dans l’âme, un peu autre chose. Il a quitté le Japon pour l’Europe très tôt et dort sous les ponts, une expérience qu’il conseillera dans la quasi-totalité des interviews sur lesquelles on a mis la main et dont il gardera un souvenir émerveillé. Difficile de savoir s’il portait cette vision en lui ou si la rencontre avec le groupe allemand l’a cristallisée : Suzuki va alors se vivre comme une sorte de média, traduisant pour ceux qui peuplent ce bas monde des visions mystiques qui irriguent son cerveau depuis des univers parallèles. La musique du groupe agit alors sur lui comme une drogue, une amphétamine psychique qui lui permet d’aller chercher ce qu’il doit ramener.
Le musicien et critique anglais Julian Cope verra dans sa voix et sa présence « une mélancolie », « une insistante sensualité » qui manquait aux autres. Communément considéré comme le chef-d’œuvre du groupe et véritable Sacre du Printemps de la musique psychédélique d’où qu’elle vienne, Tago Mago marque aussi le début de la fin pour l’association entre Suzuki et Can. La puissance abrasive et volontairement terne (il faut jouer monotone car la vie des gens est monotone) du groupe et les douces lumières allumées puis éteintes par leur chanteur ne pouvaient pas non plus s’accorder éternellement. « Il y a des moments où je me perds et me tourne vers l’autre monde, expliquait Suzuki en 2001. Parfois, je suis un chaman. J’ai l’impression que les voix que j’utilise ne sont pas les miennes. Connaissez-vous le théologien et scientifique suédois [du XVIIIe siècle] Emanuel Swedenborg ? Il a voyagé dans le monde après sa mort, s’est rendu au paradis mais aussi en enfer et a rédigé des rapports. Il y a été plusieurs fois. Moi, je suis très concentré comme un chaman, au moment de son contact avec la mort et après. »
Volant assurément trop haut pour Can, Suzuki partit en 1973 après Future Days sur lequel il joue « à l’eau et aux sacs de sable ». Le groupe ne s’en remit pas et lui non plus. Suzuki n’a jamais quitté l’Allemagne, travaillant comme employé d’hôtel, exportateur de voitures anciennes ou même terrassier. Un premier cancer le rattrapera en 1983, ce qui coïncide avec son retour en musique au sein d’un groupe taillé sur mesure, Damo Suzuki’s Network. Si le plaisir de jouer s’entend toujours, l’intensité et les aspérités qui ont gouverné sa première carrière l’ont complètement déserté, ce qui permet rétrospectivement de mesurer le dévouement et l’esprit de corps dont les musiciens de Can avaient su faire preuve pour « porter » Suzuki vers sa vérité à lui.