• Etats-Unis : la communauté asiatique « en état de siège »
    https://www.lemonde.fr/international/article/2021/05/07/etats-unis-la-communaute-asiatique-en-etat-de-siege_6079469_3210.html

    Dès que l’épidémie de Covid-19 s’est répandue hors de Chine, en février 2020, le professeur Russell Jeung s’est douté de ce qui attendait la communauté asiatique aux Etats-Unis. Doyen du département d’études américano-asiatiques à l’université de San Francisco, il a ouvert un site pour recueillir les témoignages des victimes d’incidents racistes : Stop AAPI Hate (AAPI ou Asian Americans and Pacific Islanders, terme qui désigne la communauté des Américains d’origine asiatique et du Pacifique). Le déferlement de récits l’a « horrifié ». Insultes, menaces, harcèlement. « On a dû créer une catégorie spéciale pour les gens qui avaient essuyé des crachats ou des toux intentionnelles », raconte-t-il.Ce que l’universitaire n’avait pas prévu – mais « c’était tristement inévitable », dit-il –, c’est que la haine irait jusqu’à tuer. (...)
    Les Américains d’origine asiatique ont connu d’autres périodes sombres. Dans les années 1980, le ressentiment contre l’automobile japonaise a coûté la vie au technicien chinois Vincent Chin, battu à mort en juin 1982 près de Detroit (Michigan) par un contremaître de Chrysler et un ouvrier licencié. En 1992, les émeutes de Los Angeles, après l’acquittement des policiers responsables du tabassage de Rodney King, ont laissé plus de 2 200 échoppes coréennes pillées et incendiées. La mémoire collective est émaillée de références historiques douloureuses : la loi de 1882 d’exclusion des Chinois (Chinese Exclusion Act) ; l’internement de 120 000 Japonais et d’Américains d’origine japonaise, en 1942, après Pearl Harbor. Même le Titanic en 1912 n’a pas souffert d’exception. Six des survivants étaient chinois. Quand ils sont arrivés à New York, ils ont été expulsés.
    Un dépliant réalisé par la Fédération coréenne américaine de Los Angeles pour sensibiliser aux crimes haineux anti-asiatiques avec l’instruction d’appeler le 911 dans le quartier Koreatown de Los Angeles, lundi 29 mars 2021.
    Depuis mars 2020, les Américains d’origine asiatique font figure de boucs émissaires de la pandémie. Selon un sondage du Pew Research Center publié le 21 avril, 45 % d’entre eux ont été témoins d’au moins un incident, 32 % disent avoir peur d’être attaqués. Et 81 % citent la montée de la violence comme le phénomène qui les angoisse le plus. « On est arrivés à un point où les gens craignent plus le racisme de leurs compatriotes que le Covid-19, déplore le professeur Jeung. Nous sommes une communauté en état de siège. »Les Asiatiques sont la minorité qui croît le plus rapidement aux Etats-Unis. Ils étaient 10,5 millions en 2000 ; 18,9 millions en 2019 (+ 81 %). Plus de la moitié d’entre eux sont nés à l’étranger. Le mythe de la « minorité modèle », mis en avant dans les années 1980 par les conservateurs pour montrer – essentiellement aux Noirs – que tout le monde peut s’en sortir, est trompeur. La communauté asiatique est celle où les inégalités de revenus sont les plus prononcées. Les Américains sont abreuvés de statistiques sur les performances scolaires des jeunes Asiatiques (35 % d’entre eux ont un score de plus de 700 points au test d’entrée à l’université contre 9 % des Blancs et 1 % des Noirs). Ou sur leur réussite, illustrée – caricaturée – par le film Crazy Rich Asians (Jon Chu, 2018). Ils sont peu conscients de la vulnérabilité qui subsiste dans la population asiatique, notamment chez les femmes et les personnes âgées, principales victimes des agressions actuelles.
    Le site Stop AAPI Hate, qui avait été mis en place en 2020 par le professeur Jeung et deux associations, sans la moindre subvention, s’est vu attribuer une bourse de 300 000 dollars de l’Etat de Californie. Il a publié un nouveau rapport jeudi 6 mai ; 6 603 incidents lui ont été rapportés entre le 19 mars 2020 et le 31 mars 2021. Les victimes signalent des micro-agressions de tous ordres : remarques stéréotypées sur les goûts alimentaires des Chinois, leur aptitude aux maths, discrimination au travail. « Dès qu’un employé asiatique tousse dans un bureau, il est invité à rester chez lui alors que ça n’est pas le cas pour les autres », remarque Russell Jeung.
    Une manifestation pour exiger la fin des violences anti-asiatiques, le 4 avril 2021, à New York. Longtemps, les victimes ont enfoui les blessures dans la nécessité de « se fondre dans le paysage ». « Les Asiatiques ne se plaignent pas, et encore moins de racisme », résume le professeur. Mais les attaques sacrilèges contre les anciens ont entraîné une mobilisation sans précédent. Une nouvelle génération se fait entendre, qui discute pendant des soirées entières sur Clubhouse, le forum audio en ligne. « Ce que les parents nous ont enseigné, c’est : ne t’occupe pas des autres, sois aussi Américain que possible et travaille », témoigne Wenchi Yu, une analyste financière qui a longuement hésité à envoyer un message alertant ses collègues. Elle l’a effacé, puis finalement reposté. « C’est important d’avoir les Blancs avec nous. »Jess Owyoung, 37 ans, une éducatrice pour enfants handicapés, a cofondé l’association Compassion in Oakland, un nom volontairement œcuménique dans une ville qui compte parmi les plus multiethniques du pays. « Ce qu’on voudrait surtout, c’est plus d’empathie dans les quartiers », explique-t-elle. Ses grands-parents avaient un atelier de couture dans le quartier chinois. Pour elle, Chinatown, une collection de huit rues animées, entre downtown et autoroute, était un endroit festif, même si un tiers des habitants vit sous le seuil de pauvreté. Fin janvier, elle a été atterrée quand un homme de 91 ans, qui aurait pu être son grand-père, a été poussé et projeté violemment au sol. « C’est tellement injuste. Nos grands-parents ont tellement travaillé et pendant si longtemps. » En fait, il s’est trouvé que la victime, dont l’identité n’a pas été révélée, était hispanique ; l’agresseur, Yahya Muslim, un homme de 28 ans, souffrait de troubles psychiatriques.
    Compassion in Oakland compte maintenant 400 bénévoles qui patrouillent le week-end avec des gilets fluo. Le groupe a distribué plusieurs milliers de sifflets d’urgence dans le quartier. Une collecte sur GoFundMe a permis de recruter des vigiles privés. « C’est la première fois qu’il y a un mouvement de cette ampleur consacré exclusivement aux Asiatiques », se réjouit Jess Owyoung.Kye Kim Perrot, une juriste d’origine coréenne, a lancé mi-avril une association, CaliKyeCab, qui rembourse les courses en taxi. Au début, elle payait de sa poche. En deux semaines, elle a collecté plus de 13 000 dollars et pu offrir plus de 300 trajets à des habitants qui avaient peur de sortir, même pour aller à leur rendez-vous médical. Bao Nguyen, 45 ans, informaticien d’origine vietnamienne, se trouvait dans le métro avec sa mère de 82 ans, quand ils ont été pris à partie. Il ne la laisse plus sortir seule, même pour son exercice matinal de taï-chi dans le parc. « Quand j’étais jeune, il y avait de la pauvreté et de la criminalité à Oakland, mais la race n’était pas un facteur, assure-t-il. J’ai été élu vice-président de ma classe de dernière année à Berkeley ! »
    Le Covid-19, selon lui, a tout changé, surtout en année électorale. Selon le sondage du Pew Research Center, 20 % des Asiatiques rendent Donald Trump directement responsable de la montée de la violence, pour avoir constamment qualifié la pandémie de « virus chinois ». Mais l’ancien président a aussi ses supporteurs, comme Meina Young, une quinquagénaire installée avec une pancarte à Portsmouth Square, au cœur du Chinatown de San Francisco, où se mêlent joueurs de cartes, drapeaux de Chine populaire et taïwanais. « Assez de discours ! Place à la loi et l’ordre ! », réclame-t-elle.Bao Nguyen a créé lui aussi une association, One Dollar Rides, qui met en contact des habitants qui ont peur de circuler à pied avec des volontaires triés sur le volet. « Beaucoup de non-Asiatiques essaient d’aider, note-t-il, mais il y a un problème de confiance. » Le cofondateur de One Dollar Rides est Marcus Chun Chung, 26 ans, un étudiant de Berkeley qui a quitté Hongkong en 2015 (son vrai nom, souligne-t-il, est Tsz, malheureusement « imprononçable »). « J’ai vu ces épouvantables vidéos sur les réseaux sociaux. Je voulais faire quelque chose. » Depuis un an, il est pris à partie mais il ne se démonte pas. « Qu’est-ce que tu fais ici ? », lui a demandé une femme à la caisse d’un magasin. Il a fait mine de ne pas comprendre : « Je paie mes achats. » Un homme dans un fast-food a traité devant lui les Asiatiques de « lézards ». Marcus lui a demandé dans « quel genre d’école » il avait été scolarisé. « Je suis grand, dit-il. Ils ne s’en prennent pas trop à moi. »

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