Covid long ou comment s’institue le mal-être collectif

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  • Covid long ou comment s’institue le mal-être collectif


    https://blogs.mediapart.fr/dr-bb/blog/290421/covid-long-ou-comment-s-institue-le-mal-etre-collectif
    La persistance de symptômes après un épisode de Sars-Cov2 apparait comme un phénomène mal compris, très hétérogène et aspécifique. Or, il est troublant de constater la rapidité avec laquelle ce « Covid long » a pu être institué, tant par des mouvements associatifs que par les instances politiques. Dès lors, cette situation apparait révélatrice de certains enjeux contemporains autour du diagnostic.

    Étant actuellement très intéressé par la question de « l’anthropologie du diagnostic », je voudrais, dans ce billet, aborder un phénomène très actuel au niveau du champ médico-social, et assez paradigmatique de certaines évolutions contemporaines : les modalités collectives de perception et d’expression du mal-être, leurs façons d’être instituées, et les réponses tant sanitaires que politiques à ces enjeux. Tout un programme...

    Déjà, j’avais été interpelé par le nombre important de personnes qui revendiquaient le fait d’avoir eu le SARS –CoV 2, alors que tous leurs tests avaient systématiquement été négatifs. Bon, pourquoi pas, il y a encore tellement d’éléments que nous ignorons par rapport à cette pathologie virale et à la fiabilité des moyens de dépistage…

    Mais désormais, nous sommes également confrontés à l’émergence d’un nouveau « trouble », le Covid long. N’étant pas suffisamment compétent en infectiologie, immunologie et épidémiologie, je ne discuterai pas de la réalité médicale de cette pathologie émergente – et par ailleurs, je ne m’autoriserais jamais à questionner ou à remettre en cause le vécu de souffrance et de mal-être au niveau individuel. Cependant, il parait très intéressant d’analyser les mouvements sociaux, politiques, institutionnels, communautaires, médiatiques, qui se sont vus mobilisés par cette « émergence syndromique » avec une temporalité extrêmement brève.

    De fait, l’intérêt autour de cet enjeu spécifique s’est vu aiguisé par une conversation avec un collègue médecin interniste sur un hôpital public spécialisé en maladies infectieuses et immunologiques, ainsi que sur certaines pathologies rares. En effet, ce spécialiste me racontait la multiplication des consultations avec des patients revendiquant la reconnaissance médicale de leur Covid long, en dépit d’une série d’examens négatifs (PCR, sérologie, scanner…) et d’une clinique très peu spécifique. Ce confrère décrivait également la dimension très quérulente de ces patients, lesquels évoquaient avec une certaine virulence l’appartenance à une forme de communauté négligée voire maltraitée par l’institution médicale.

    Compte-tenu de mes préoccupations actuelles concernant « le maniement contemporain des catégorisations nosographiques », je me suis dit qu’il y avait là quelque chose à explorer, sur le plan des discours, des revendications, et des dynamiques socio-politiques impliquées.

    De fait, je n’ai pas été déçu du détour….

    Ce syndrome post-Covid consiste donc dans la persistance de symptômes prolongés, au-delà de la 4ème semaine après un épisode de SARS-CoV 2 – et ce que la forme contractée ait été bénigne ou grave.

    Cette définition frappe déjà par son imprécision. De fait, selon une étude chinoise publiée le 8 janvier 2021 dans la revue The Lancet, ce seraient 76% de 1 733 patients hospitalisés pour Covid qui présentaient au moins un symptôme persistant six mois après l’infection. Selon l’OMS, en mars 2021, les Covid longs concerneraient 10 à 15 % (jusqu’à 30% selon les associations de patients) des personnes infectées, soit près de 11,5 millions de personnes dans le monde, et 250 000 à 300 000 en France. Dans son avis en date du 11 mars, le Conseil scientifique estimait de son côté qu’« entre un tiers et deux tiers des patients, quel que soit leur âge, ont encore des symptômes quatre mois après leur contamination par le virus »…

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    Par ailleurs, selon la Haute Autorité de Santé (HAS), « ces symptômes sont polymorphes, et peuvent évoluer de façon fluctuante sur plusieurs semaines ou mois ». Par ailleurs, les atteintes seraient multisystémiques, affectant plusieurs systèmes physiologiques (respiratoire, cardiaque, neurologique, vasculaire, dermatologique, ORL, digestif, etc.), de manière aspécifique et éminemment subjective (comme par exemple la sensation d’asthénie, classiquement décrite dans de nombreux syndromes post-viraux, notamment dans le cas de la mononucléose).

    Selon l’étude Compare, 53 symptômes ont été rapportés par les patients (fatigue, brouillard mental, maux de tête, perte de mémoire, troubles thoraciques, tachycardie, diarrhées, douleurs articulaires, etc.)

    Dans cet inventaire à la Prévert, il parait important de noter la fréquence importante de troubles neurologiques (manifestations sensorielles, céphalées, paresthésies, myoclonies, fasciculations, vertiges...…), cognitifs (déficits attentionnels et mnésiques, obnubilation…) voire psychiques (troubles du sommeil, labilité thymique avec éléments dépressifs, manifestations anxieuses, symptômes post-traumatiques). Selon une autre étude parue dans The Lancet, six mois après le début des symptômes, 63% des patients continuent de souffrir de fatigue ou de faiblesse musculaire, 26% de troubles du sommeil et 23% d’anxiété ou de dépression. Par ailleurs, sur 402 patients italiens, un mois après leur sortie de l’hôpital, 56% s’étaient vu diagnostiquer au moins un problème psychiatrique notamment la dépression, l’anxiété ou encore des troubles du stress post-traumatique.

    Dès lors, pour la HAS "l’exploration de troubles anxieux et dépressifs, de troubles fonctionnels et la proposition d’un soutien psychologique sont à envisager à toutes les étapes du suivi". Et, dans le « Bilan Rehab Covid », il faut systématiquement rechercher un trouble anxieux voire un syndrome de stress post-traumatique.

    Tous ces éléments devraient naturellement orientés vers la prise en compte de facteurs psychiques, réactionnels, et inciter à la considération du contexte tant individuel que collectif dans l’émergence de cette souffrance diffuse.

    Par ailleurs, le moins que l’on puisse dire, c’est que ce syndrome post-Covid est particulièrement protéiforme, polymorphe, hétérogène et difficile à cerner, ne serait-ce que par rapport à des perspectives de recherche épidémiologique. Ainsi, les différentes études qui y sont consacrées sont à la fois difficiles à appréhender, parfois contestées et surtout limitées par le peu de recul que nous avons sur ce syndrome.

    « Sur le plan épidémiologique, il est difficile d’obtenir des chiffres fiables », selon Olivier Robineau, coordinateur de la stratégie Covid long de l’ANRS-maladies émergentes. En témoigne la variation des chiffres dans les articles scientifiques : de 2,6 à 40 % des patients Covid présentent encore des symptômes après un délai de 3 à 6 mois.

    De la même façon, il parait peu pertinent d’extrapoler de façon systématique des chiffres émanant de suivi de patients ayant été hospitalisés pour des formes graves : ces données ne peuvent s’appliquer à la population générale sans une certaine prudence. De plus, il y a un manque caractérisé de données fiables pour pouvoir mener des études épidémiologiques sérieuses, d’autant plus si l’on prend en compte le caractère très aspécifique des symptômes : « il y a beaucoup de causes possibles à une fatigue extrême » (Olivier Robineau, service des maladies infectieuses de l’hôpital de Tourcoing) – ainsi, mon confère interniste avait par exemple diagnostiqué un trouble thyroïdien chez un patient revendiquant un Covid long, ce qui ne l’avait pas du tout satisfait….

    En conséquence, le Conseil scientifique ne peut que rester prudent dans son avis concernant le Covid long, du fait d’un manque de consensus : "En l’absence de définition claire, la Haute Autorité de Santé a décidé de ne pas utiliser cette dénomination et préfère la notion de symptômes prolongés après un Covid-19."

    Au sein de cette constellation à géométrie variable, certains infectiologues repèrent tout de même des profils particuliers : ainsi cette affection toucherait majoritairement des femmes (âge médian de 45 ans) présentant des terrains allergiques.

    De son côté, la chercheuse et infectiologue Karine Lacombe distingue effectivement trois groupes hétérogènes de patients : "Il s’agit de trois tableaux différents, qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais que l’on met, tous trois, dans ce terme de ’Covid long’ ».

    Déjà, il y a "les patients qui ont été hospitalisés - avec un passage en réanimation ou pas - et qui gardent des séquelles objectives de leur Covid, sur le plan clinique, en particulier cardio-respiratoire".

    Puis, "les patients qui ont eu une infection à la Covid-19, prouvée par un test PCR ou une sérologie, mais dont l’état n’a pas nécessité une hospitalisation".

    Enfin, "les patients dont l’infection par la Covid-19 n’a jamais pu être prouvée (parce qu’ils n’ont jamais fait de test PCR, ou parce que leur sérologie était négative, car parfois celle-ci peut ne jamais se positiver)". "Souvent des jeunes et en particulier des femmes, ces patients sont les cas les plus difficiles à prendre en compte et en charge", d’après la Cheffe de Service des maladies infectieuses et tropicales de l’Hôpital Saint-Antoine, à Paris. "Leurs séquelles sont principalement neuropsychiques, avec un retentissement somatique comme un syndrome fibromyalgique. On n’a pas grand-chose à leur proposer, à part de séances de kiné et un suivi psychothérapique, développe-t-elle. Certains anti-dépresseurs fonctionnent aussi. Ils agissent sur la composante anxiogène de cet état-là."

    En ce qui concerne l’étiologie et les mécanismes physiopathologiques impliqués dans ces symptomatologies, il persiste encore beaucoup d’inconnus, et sans doute des déterminismes différenciés en fonction des profils cliniques.

    En France, le centre hospitalier de Tourcoing a lancé l’étude Cocolate (pour Coordination sur le Covid tardif) en 2020, afin d’identifier les causes de la persistance des signes cliniques chez certains patients. Certaines hypothèses sont déjà soulevées, notamment la persistance du virus dans l’organisme, celle d’une réaction inflammatoire, ou encore des causes psychosomatiques.

    D’après une analyse préliminaire du National Institute for Health Research du Royaume-Uni, quatre conditions peuvent possiblement expliquer la persistance des symptômes :

    Dommages importants au niveau des organes vitaux (particulièrement au niveau cardiaque et pulmonaire)
    Syndrome de soins post-intensifs ;
    Syndrome de fatigue post-virale
    Symptômes continus du Covid-19
    Atteinte du nerf vague

    Sur le plan étiopathogénique, voici quelques hypothèses évoquées :

    Persistance du virus dans l’organisme, à l’état latent, du fait d’une réponse immunitaire insuffisante
    Réinfections successives, notamment par des variants
    Conséquences persistances de la réaction inflammatoire en rapport avec l’intensité de la réponse immunitaire
    Déconditionnement physique
    Séquelles post-traumatiques

    Ce qui semble tout de même étonnant, c’est que les enjeux socio-politiques, les effets des confinements successifs et des restrictions relationnelles, le délitement des liens sociaux, l’inquiétude quant aux perspectives d’avenir, le marasme, la précarisation, les souffrances professionnelles, les effets de sidération et d’hébétude, l’angoisse liée à la situation de crise, les affects dépressifs collectifs, etc. ne sont qu’à peine évoqués…

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    De fait, nous assistons même à la constitution d’un mouvement communautaire visant à affirmer la caractère indéniablement « organique » de ce trouble, dépolitisant la question d’un côté, pour la repolitiser paradoxalement de l’autre sur le mode d’une demande de reconnaissance et de validation officielle par les pouvoirs publics.

    Ainsi, voilà ce que peut clamer Pauline Oustric, présidente de l’association « Après J-20 » : « ce n’est pas du tout une maladie psychosomatique ! »,

    Comme si évoquer cette possibilité, parmi d’autres, revenait à dénier la souffrance des patients, leur ressenti de handicap et de perte d’autonomie… comme si l’authenticité d’une affection devait forcément être « validée » par une causalité médicale univoque.

    Le fait est que chaque culture secrète ses propres modalités d’expression du mal-être, avec des formes perçues comme légitimes, instituées, reconnues, pour ne pas dire valorisées – et d’autres désavouées ou décrédibilisées au niveau des représentations collectives - comme par exemple la souffrance psychique ou réactionnelle… Dans certaines conjonctures, il semble qu’un "Signifiant Diagnostic Dominant" puisse s’imposer au niveau collectif, jusqu’à venir agréger tout un spectre de désarrois individuels, en évacuant leurs déterminismes singuliers. Dans des circonstances particulières, cette naturalisation univoque de la détresse peut participer d’un véritable discours idéologique, visant à rabattre toutes la causalité du mal-être sur la physiologie individuelle - ainsi, les suicides à France Telecom étaient appréhendés comme étant imputables à la vulnérabilité individuelle des salariés, plutôt qu’à des méthodes de management intentionnellement destructrices...

    Cependant, dans le Covid Long, il faudrait désavouer a priori toute participation psychique, dans la mesure où cette hypothèse amènerait à considérer des conditions environnementales, existentielles - pour ne pas dire sociales et politiques - à travers lesquelles l’individu pourrait être affecté subjectivement.

    Les relais médiatiques, politiques, militants sont d’ailleurs unanimes pour condamner a priori tout ce qui pourrait relever d’un éventuel trouble affectif témoignant d’un vécu face à des circonstances. Par exemple, voici ce que peut affirmer « Libération » : « déroutés par une maladie mal identifiée, les praticiens de ville sont, eux, prompts à mettre le mal-être de leurs patients sur le compte d’une dépression passagère ». En quoi cette hypothèse devrait-elle être éliminée de façon systématique ? Pourquoi faudrait-il évacuer d’emblée une réaction sur un mode dépressif à une situation évidemment très éprouvante, sur le plan individuel et social ? En tout cas, ce type de formulation tend à sous-tendre que l’éventualité d’une souffrance psychique réactionnelle serait au mieux un pis-aller, au pire un désaveu, alors qu’un trouble organique avéré serait manifestement plus acceptable. L’avantage, c’est qu’ainsi, on jette le bébé et l’eau du bain : il n’y a plus à prendre en considération les conditions d’environnement, les enjeux socio-politiques, les responsabilités collectives…c’est viral, c’est physiologique, point.

    De fait, les patients cherchent manifestement à trouver une réponse qui satisfasse leur désir plus ou moins conscient d’être reconnus à travers une problématique groupale à même de les inclure dans une communauté de vécus, et dans la certitude d’une « inscription » reconnue, instituée, légitime, et acceptable sur le plan narcissique et identitaire.

    « Faute de réponses, les malades sont souvent condamnés à l’errance médicale, note le professeur Salmon-Ceron. J’en ai reçu un qui avait vu dix spécialistes – neuro, cardio, rhumato, pneumo, psy… – sans résultat. Il est difficile de faire comprendre à une personne en souffrance qu’il ne sert à rien de faire des examens qu’on ne sait pas interpréter ! ».

    Mais quelles réponses cherchent ainsi ces patients multipliant les consultations et les examens ? Quel fantasme cet acharnement vient-il traduire ? Faut-il toujours trouver une cause, aussi contestable soit-elle, pour pouvoir prendre soin ?

    A l’évidence, les ressentis des patients doivent toujours être entendus et pris en considération, en les appréhendant dans leur singularité, et en envisageant les facteurs spécifiques qui peuvent contribuer à ce mal-être, afin de proposer un accompagnement personnalisé. Dans cette démarche, il n’y a pas de besoin formel d’étiqueter ou de caractériser le trouble sur un plan formel et officialisé, qui plus est quand le syndrome revendiqué est aussi flou et indéfini que le Covid-long. Cependant, en arrière-plan, peut se jouer la question de la reconnaissance officielle de sa souffrance personnelle par les instances politico-administratives et par la médecine du travail.

    Au cours des années Sida, les associations de malades ont pu jouer un rôle tout à fait déterminant, en luttant contre les discriminations et les préjugés, en faisant entendre la parole des invisibles, en insistant sur la réalité des situations vécues, en exigeant une considération, des investissements réels, une prise en compte du vécu des personnes directement concernées, en imposant un accès véritable aux soins, en orientant les priorités en termes d’intervention et de recherches, en organisant une vulgarisation et une mise à disposition de l’information médicale auprès des usagers, etc.

    De fait, ces mouvements associatifs sont venus mettre à mal l’omnipotence des experts, déconnectés des enjeux concrets du quotidien de la condition de « malade ». Cependant, certaines évolutions progressistes peuvent parfois amener des effets pervers, en dépit de leurs élans initiaux, à travers une forme de « dialectique négative ». Ainsi, du surplomb des spécialistes, d’un pouvoir médical obtus, hors-sol et méprisant, on tend à basculer progressivement vers une tyrannie des individus, ou vers une nouvelle expertise des associations d’usagers et de leurs porte-paroles auto-proclamées, alimentée par une forme de démagogie très clientéliste - et ce au détriment parfois de la prise en compte des faits concrets et du sens commun.

    Or, une organisation authentiquement démocratique supposerait pour le moins de la délibération, des débats contradictoires, mais aussi une prise en compte des enjeux de réalité, au-delà des affirmations militantes et performatives. Certes, il est important de laisser une large place aux effets discursifs, aux différentes paroles, tout en n’oubliant jamais que celles-ci sont inévitablement situées, traduisant ainsi un point de vue particulier qui ne devrait jamais venir recouvrir la diversité des perspectives, ainsi que la dimension très concrète de certaines problématiques. Il faut ainsi se méfier des effets d’hégémonie et d’unanimité.

    Car, si l’enjeu de la démocratie consiste à créer du Commun, par-delà les intérêts spécifiques de telle ou telle communauté, cette démarche suppose toujours de se confronter à la complexité, aux divergences, à la conflictualité, et au rejet des simplifications dogmatiques et idéologiques.

    Or, dans le cas du Covid long, on ne peut qu’être frappé par la rapidité et les certitudes qui ont érigé cette entité clinique très approximative en problème de santé publique évident et caractérisé.

    Comme le souligne Pauline Oustric, « ce n’est pas une maladie rare, mais mondiale et qui touche des millions de patients ».

    Dès lors, les mouvements associatifs, relayés par des politiques, ont contribué à officialiser cet impératif médical, au détriment sans doute d’autres enjeux épidémiologiques invisibilisés, bien que tout à fait caractérisés sur le plan scientifique - par exemple les conséquences médicales de la précarité…

    Dans cette dynamique, les réseaux sociaux jouent évidemment un rôle prépondérant, avec une propagation épidémique de témoignages et de revendications.

    De façon récurrente, un certain discours tend d’ailleurs à se structurer autour de la plainte et du préjudice, du fait notamment de la conviction de ne pas avoir été reconnu dans un diagnostic affirmé comme évident et source manifeste d’invalidité - en dépit de l’absence de la moindre preuve objectivable.

    Ainsi, outre les récits déclinant de façon obsessionnelle tout un inventaire de manifestations cliniques aussi atypiques qu’inflationnistes - "Je me suis retrouvée clouée au lit d’épuisement et tous les symptômes sont venus les uns après les autres, j’en ai listé une cinquantaine en tout »- se sont également multipliées les récriminations venant dénoncer la surdité, l’incompréhension, la méconnaissance, voire la maltraitance des soignants refusant de prendre toute affirmation au pied de la lettre et de valider systématiquement un autodiagnostic sans aucun élément tangible.

    Finalement, à peine un an après l’émergence de la pandémie de Covid-19, des mouvements associatifs ont déjà contribué à agréger tous ces discours, en exerçant un véritable lobbying auprès des instances politiques.

    Voici par exemple ce que peut revendiquer l’association après J20 : « Nous sommes des milliers à partager des informations, à nous soutenir sur les réseaux sociaux, à essayer de comprendre ce qui nous arrive et à imaginer des actions pour que tous les patients "Covid Longs" soient pris en charge ».

    « Le malade Covid Long n’est pas toujours positif aux tests reconnus par les instances médicales (PCR, sérologie et angioscanner). Le Covid Long commence à être reconnu par quelques médias et quelques médecins, mais reste toujours ignoré du système de soin et non pris en compte dans les statistiques ».

    Sans aucune réserve, il faudrait donc exiger la reconnaissance officielle d’un trouble très mal défini, sans aucun recul concernant les recherches en cours, caractérisé par plus d’une cinquantaine de signes cliniques aspécifiques et très hétérogènes, sans l’exigence minimale d’une positivité de certains tests diagnostiques objectifs – comme par exemple la preuve qu’il y a effectivement eu une infection par le coronavirus … ?

    De fait, les associations de malades ont joué un rôle de lobbying et d’alerte auprès des institutions médicales, mais aussi politiques, au niveau tant national qu’international, avec une grande efficacité. Par exemple, une réunion avec l’OMS en vue de présenter les objectifs de la communauté de malades a abouti à la reconnaissance du Covid Long par cette instance officielle en août 2020.

    À la demande du ministère des Solidarités et de la Santé, la Haute Autorité de Santé a également organisé un groupe de travail constitué d’une quinzaine de professionnels de santé et de plusieurs associations de malades, afin d’émettre des recommandations à travers notamment l’élaboration de fiches spécifiques détaillant la prise en charge et les éventuels traitements à prescrire.

    Voilà, par exemple, certaines des conclusions de cette expertise collégiale :

    « La Haute Autorité de Santé précise que 3 critères permettent de repérer les patients souffrant de symptômes prolongés de la Covid-19 : ils ont présenté une forme symptomatique de Covid-19, ils présentent un ou plusieurs symptômes initiaux, 4 semaines après le début de la maladie et aucun de ces symptômes ne peut être expliqué par un autre diagnostic »

    « Il apparaît que l’état de santé s’améliore de façon progressive, en général en quelques mois, grâce à une prise en charge globale personnalisée pouvant inclure des traitements symptomatiques, du repos et une réadaptation respiratoire et/ou un réentraînement progressif à l’effort »

    « Elle invite par conséquent les médecins à faire preuve d’écoute et d’empathie envers leurs patients souffrant de symptômes prolongés, et à les rassurer quant aux possibilités de prise en charge et au caractère temporaire et réversible de leur situation »

    « Il faut inciter les patients à apprendre à s’autogérer, connaitre leurs limites mais continuer avoir des activités physiques même modérées (en l’absence de contre-indications) »

    « L’exploration de troubles anxieux et dépressifs, de troubles fonctionnels et la proposition d’un soutien psychologique sont à envisager à toutes les étapes du suivi »

    On pourrait s’autoriser à être un peu sarcastique et dire : bon globalement, en dehors des formes « graves » sans doute minoritaires, il faut donc de la prévenance, de l’attention, un soutien psychologique, la prise en compte des manifestations anxieuses et des vécus douloureux, une reprise progressive d’activité adaptée au niveau d’asthénie…Est-ce là vraiment une démarche soignante très spécifique, qui justifie la reconnaissance d’un problème de santé publique particulier ?

    En disant cela, il ne s’agit surtout pas de minimiser le mal-être éprouvé, sans pour autant chercher à le médicaliser à outrance. Déjà, il ne faudrait pas négliger la dimension proprement traumatique de cette situation pandémique, tant sur le plan individuel – angoisses de mort, passage en réanimation, quarantaine, etc. – que collectif – métaphores guerrières, confinements et restrictions, effroi et sidération, etc. Or, d’après Matthieu Bellahsen, "il y a toujours deux temps pour qu’une situation se transforme en traumatisme. Il y a un événement qui nous effracte, ici le covid. Mais l’événement en lui-même n’est pas suffisant pour faire traumatisme. C’est l’absence de reprise collective de cette effraction qui traumatise, c’est continuer à faire « comme si de rien n’était »". De surcroit, il ne faudrait surtout pas occulter les circonstances spécifiques, outre l’infection virale, qui peuvent également contribuer à ce vécu éprouvant : souffrances professionnelles, isolement social, climat collectif contraignant et délétère, informations contradictoires voire paradoxales, aveuglements politiques, etc.

    Frédéric Lordon le rappelle légitimement : « on pensait la misère un phénomène tout à fait regrettable mais réservé aux « marges », dont, par conséquent, on pouvait se désintéresser après avoir offert une émotion. Mais la fiction des « marges » se met à souffrir quand des pans entiers de la société s’apprêtent à basculer dans les soupes populaires »

    Et, comme le souligne Gunnar Olsson, : « on ne nous parle que de santé publique en ce moment, mais, pour moi, ce concept n’a de sens que s’il englobe la santé des relations sociales. Et celles-ci, sectionnées par la distanciation, suspendues par le péril viral, risquent de se distendre, favorisant aussi les menées autoritaires comme le fait toujours l’atomisation des sociétés ». Y-aurait-il là aussi de quoi aller mal, sans forcément tout rabattre sur une causalité physiologique univoque ?

    De fait, « la naturalisation des faits sociaux, et spécialement des faits économiques, figure parmi les malversations intellectuelles les plus classiques des idéologues néolibéraux » (Frédéric Lordon). Ainsi, la médicalisation univoque du Covid long contribue à détourner l’indignation collective, à polariser l’attention sur les effets immuno-virologiques au détriment des enjeux proprement politiques – par exemple, en ce qui concerne les responsabilités politiques à l’égard de la casse de l’hôpital public, les défaillances graves dans la gestion sanitaire, mais aussi sur le fait que, par exemple, des entreprises ayant reçu de l’argent public à la faveur de la crise pandémique puissent tranquillement continuer à verser des dividendes à leurs actionnaires…

    Dès lors, l’institution médicale ne se trouve-t-elle pas instrumentalisée par le politique, ou en tout cas coupable de complicité, lorsqu’elle en arrive à valider sans aucun recul un préjudice individuel, naturalisé et dépolitisé ? Là se joue effectivement une forme de pseudo-médicalisation de problématiques politiques, et de pseudo-politisation d’enjeux médicaux - en même temps…- dans un ventre mou qui affadit, détourne, tout en étant paré de sentiments vertueux.

    A ce titre, il est frappant de constater que, le 17 février, l’Assemblée Nationale a voté à l’unanimité une résolution afin de reconnaitre et prendre en charge le Covid long.

    Première interrogation : est-ce au pouvoir politique de circonscrire et de définir des priorités en termes de santé publique ? D’ailleurs, je dois avouer, qu’à titre personnel, je me méfie toujours de l’unanimité et de l’absence de contradiction. Là s’affirme en général le registre du Bien et de l’émotionnel, avec tous ces déboires potentiels.

    Ma deuxième interpellation porte sur les modalités spécifiques qui ont amené au vote de cette résolution : une audition publique portant sur les complications à long terme du Covid a déjà eu lieu à l’Assemblée, en présence notamment de l’association « AprèsJ20 » qui représentait « la voix des malades ». Puis, la proposition de résolution pour reconnaître le Covid Long a été portée par la députée Patricia Mirallès, elle-même atteinte de cette affection et s’étant entretenue à plusieurs reprises avec les associations pour élaborer cette démarche.

    Voici d’ailleurs comment l’élue LREM de l’Hérault s’exprima à la tribune pour faire voter cette résolution : “J’ai moi-même vécu ces tourments. (...) J’ai vécu ces heures et ces jours interminables où l’on se demande si le soleil se lèvera encore. J’ai vécu ce moment où le souvenir de vos proches semble s’éloigner sans qu’on ait pu leur dire au revoir ou je t’aime”.

    “Comme beaucoup heureusement, j’en suis sortie vivante, mais pas indemne. De mes nuits et de mon corps encore brisé jaillit pourtant cette volonté. Celle de voir ces souffrances enfin reconnues”.

    Voici également les propos de Sylvia Pinel, la député “Libertés et Territoires” du Tarn-et-Garonne : « Ce sujet me touche personnellement, je fais partie de ceux pour qui la maladie a laissé des traces durables, des traces qui rendent le quotidien difficile et épuisant.”

    Le témoignage de ces femmes est certes poignant ; mais est-ce ainsi que l’on peut faire de la politique, en maniant à la fois l’émotion et en ramenant des enjeux collectifs à sa situation singulière ? N’y-a-t-il pas là une forme manifeste de conflits d’intérêt, ou en tout cas de tâche aveugle empêchant le recul nécessaire à une délibération sereine et argumentée par des faits ? De surcroit, envisager ainsi la mission des députés, n’est-ce pas prendre le risque que les invisibles, les laissés-pour compte, soient toujours plus sous-représentés par le pouvoir législatif, au bénéfice de ceux qui réussiront à faire entendre leurs voix ou qui partageront des horizons et des intérêts communs avec leurs représentants politiques ? N’est-ce pas là une forme de népotisme qui risque de s’instituer, dans la définition des problématiques sanitaires légitimes ?

    A l’heure actuelle, les personnes infectées par la Covid-19 dans le cadre de leur activité professionnelle peuvent bénéficier d’une prise en charge spécifique en maladie professionnelle. En revanche, le Covid long n’est, pour le moment, pas reconnu comme affection de longue durée (ALD) avec exonération du ticket modérateur – ce type de revendication pouvant d’ailleurs paraitre paradoxale, dans la mesure où la maladie n’existe que depuis à peine un an, sans recul sur l’évolution à long terme…

    Cependant, dans les pays anglo-saxons, toujours à la pointe, on assiste déjà à une judiciarisation de ce trouble, avec intervention de cabinets d’avocats spécialisés, demandes de reconnaissance, de validation d’invalidité à long terme et d’indemnisation, en l’absence même de tests positif (PCR, antigénique ou sérologique)….

    Désormais, les associations de patients souhaitent également orienter les priorités en termes de recherches et d’investissements publics. Ainsi, l’association "AprèsJ20" s’est dotée d’un conseil scientifique pour « se donner une crédibilité, d’autant qu’il y a eu beaucoup de déni sur le Covid long. Il y avait les patients en réanimation, les asymptomatiques, et entre les deux, sur un palier qui détruit pourtant une vie, ceux souffrant de Covid long, invisibilisés », estime l’une de ses membres, Amélie Guénolé-Perrier, dans Mediapart.

    Cette association "attend aussi beaucoup de la recherche en sciences sociales pour mieux comprendre pourquoi les médecins ont pu sous-estimer leurs symptômes ou se tromper dans leur diagnostic", et non pas pour envisager une compréhension plus élargie et multifactoriel de ce trouble, incluant notamment des dimensions sociologiques...Non, il faut avant tout prouver le préjudice subi par le mauvais positionnement des soignants...

    ‌Mediapart rapporte également les premiers résultats d’études françaises : "la qualité de vie des patients post-Covid est d’environ 40 % inférieure à celle de la population générale, et 77 % considèrent l’impact de leur maladie comme insoutenable". Mais quelle méthodologie peut aboutir à de telles généralisations, sans aucune réserve, ni conditionnel ? Pourquoi n’y-a-t’il aucun regard critique sur la portée de ces études, alors même que "la majorité des malades du Covid long sont suivis en médecine de ville et restent ainsi dans l’angle mort de la recherche" ?

    Enfin, ces mouvements associatifs revendiquent non seulement des fonds publics pour la recherche, mais envisagent également des dons privés, via le mécénat d’entreprise, voire même l’idée d’un "Covidthon" - ce qui peut légitimement questionner quant aux modèles sous-jacents de financement, avec la revendication latente d’une forme de privatisation voire de charité, mobilisés par l’émotion du moment.

    Manifestement, il s’agit de créer une coalition de causes pour définir une priorité sanitaire, à la fois en termes de moyens alloués pour la prise en charge, mais également pour la recherche - avec le risque que cette hypermédiatisation vienne occulter d’autres problématiques sanitaires ou invisibiliser certains enjeux médico-sociaux vecteurs d’affections collectives négligées....

    Pour conclure, je tiens à nouveau à préciser qu’il ne s’agit évidemment pas de contester l’authenticité de la souffrance éprouvée par toutes ces personnes vulnérabilisées : toute parole évoquant un ressenti de mal-être doit toujours être considérée, quand bien même il n’y aurait pas de signes biologiques ou radiologiques d’une lésion physiologique avérée. Cependant, mon questionnement porte davantage sur certaines reconfigurations anthropologiques contemporaines dans l’expression de nos troubles et affections : de façon flagrante dans le cas du Covid long, il s’agit déjà de désavouer toute participation psychologique ou sociale, alors même que ces dimensions paraissent pourtant très prégnantes. De plus, on peut constater à quel point nos dynamiques collectives secrètent des modalités du souffrir perçues comme légitimes – et d’autres désavouées voire stigmatisées ; et comment ces formes valorisées sur le plan discursif et représentationnel se trouvent finalement « validées » par des mouvements communautaires et associatifs, mais aussi par une officialisation institutionnelle et politique. En conséquence, cette reconnaissance réglementaire induit un cadre normatif, et l’octroi de prestations spécifiques, à la mesure des revendications militantes - ce qui contribue alors à entretenir la dynamique inflationniste, voire épidémique, du trouble.

    Enfin, on peut percevoir à quel point ces mouvements viennent paradoxalement dépolitiser les enjeux du mal-être collectif, en rabattant toutes les causalités sur le physiologique, en ne proposant que des interventions individualisées, sans envisager nos interdépendances et nos horizons communs…