• A Gaza, le repaire des amoureux des livres enseveli sous les bombardements israéliens
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    Des dizaines de milliers d’ouvrages sont partis en fumée dans le pilonnage, mardi 18 mai, de la librairie Samir Mansour, la plus renommée de l’enclave palestinienne.

    C’était le temple des amoureux des livres à Gaza, le repaire des fanas de littérature, arabe et étrangère. Mardi 18 mai, la librairie Samir Mansour, la plus renommée de l’enclave côtière, a été détruite dans un bombardement de l’aviation israélienne. La boutique en forme de caverne, remplie de bouquins du sol au plafond, a été réduite à l’état de gravats par une frappe sur l’immeuble dont elle occupait les deux premiers étages.

    Selon son propriétaire, joint par Le Monde, des dizaines de milliers d’ouvrages sont partis en fumée dans l’explosion. « C’est comme si j’avais perdu mes enfants, se désole Samir Mansour, 53 ans, d’une voix cassée par l’émotion. Le travail d’une vie a été anéanti en une seconde. Voir mon magasin en ruines, c’est plus dur que mourir. »

    Depuis son lancement, le 10 mai, en réponse à des tirs de roquettes du Hamas sur Jérusalem, l’offensive israélienne a causé la mort de 230 habitants de la bande côtière palestinienne, dont 65 enfants et 39 femmes. L’armée israélienne, qui cherche à démanteler les capacités offensives du Hamas et traque notamment son réseau de tunnels, n’a pas expliqué pourquoi l’immeuble qui abritait la librairie, sur la rue Talatini, dans le centre de Gaza-ville, a été pris pour cible.

    Vitrine de la production palestinienne

    Le bâtiment hébergeait plusieurs organismes éducatifs, un centre de formation, une imprimerie et une bibliothèque, en lien avec les deux principales universités de la bande de Gaza, Al-Azhar et Al-Aqsa, situées à proximité. Le bombardement a eu lieu en fin d’après midi. Comme pour la tour abritant les bureaux de l’agence de presse AP et de la chaîne Al-Jazira, dont la démolition, samedi 15 mai, a causé une indignation internationale, l’armée israélienne a prévenu les occupants de l’immeuble une heure avant l’attaque.

    « Un militaire m’a appelé pour me demander si j’habitais là-bas et si des gens étaient présents dans le bâtiment, raconte Samir Mansour. Je leur ai répondu que non. » « Israël n’avait aucune raison de faire cela, poursuit-il. Je suis un simple citoyen de Gaza, je n’ai rien à voir avec la politique. »

    La librairie avait ouvert en 2000, juste avant le démarrage de la seconde Intifada. Dans ses rayons en bois verni, les Gazaouis trouvaient aussi bien des ouvrages religieux que des livres pour enfants, des manuels scolaires ou universitaires et des romans. L’endroit servait de vitrine à la production littéraire palestinienne, notamment aux auteurs de Gaza, comme par exemple Talal Abu Shawish, un enfant du camp de réfugiés de Nuseirat.

    La boutique de la rue Talatani était aussi prisée des amateurs de classiques et de best-sellers occidentaux, en version originale ou bien traduits en arabe. Des ouvrages que le blocus imposé à Gaza par Israël et par l’Egypte, depuis que le mouvement islamiste s’est emparé de ce territoire en 2007, rendent particulièrement difficile à se procurer. « L’une de mes plus grosses ventes après le Coran, c’était la traduction des Misérables, de Victor Hugo », expose Samir Mansour, avant d’ajouter, sur un ton las : « Les misérables d’aujourd’hui, c’est nous. »

    « Passerelle vers le reste du monde »

    L’écrasement sous les bombes de cette institution de la vie culturelle gazaouie a suscité sur les réseaux sociaux un flot de commentaires outragés et attristés. « Les missiles ont dévoré tout ce que nous aimions », s’est ému sur Twitter @Almeqdad, un avocat de Gaza. « Ils ont volé les histoires et les souvenirs, et ils nous ont laissé la colère », s’est indignée sur Facebook Aya Al-Farra, une jeune journaliste. « C’était mon havre de paix, l’endroit qui me rendait joyeux, où je rencontrais des gens comme moi et où je me sentais moins seul », s’est lamenté un autre journaliste, Omar Ghraieb.

    « Avec cette librairie, nous perdons notre passerelle vers le reste du monde, car Samir Mansour distribuait non seulement nos livres, mais il les imprimait aussi et il assurait leur promotion dans les foires du livre du monde arabe », confie au Monde Mahmoud Al-Shaër, 30 ans, habitant de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, et directeur de la revue littéraire 28, en référence au nombre de lettres dans l’alphabet arabe.

    En plus de ceux qu’abritait l’immeuble pulvérisé mardi, plusieurs autres lieux de culture ont fait les frais du pilonnage israélien, notamment une deuxième bibliothèque, située dans la tour Hanadi, et qui a été bombardée la semaine dernière, ainsi que le studio Masharek, fréquenté par les jeunes chanteurs gazaouis. L’endroit fut notamment le théâtre des premiers enregistrements de Mohamed Assaf, idole de la scène musicale arabe, révélé en 2013 par l’émission Arab Idol.

    Détruire « les moyens d’éducation »

    « L’occupation israélienne ne cherche pas à détruire le Hamas, mais tout Gaza, son peuple, ses infrastructures, ses moyens d’éducation et de culture », s’insurge Refaat Alariir, un professeur de littérature, qui se rappelle avoir acheté chez Samir Mansour deux romans de Charles Dickens, ainsi que My Life, l’autobiographie de Bill Clinton.
    Bien qu’abattu, le libraire veut croire qu’il pourra redémarrer son affaire, en s’appuyant sur les deux autres locaux, de plus petite taille, qu’il possède dans Gaza. « J’ai dit à mes amis écrivains de continuer à écrire, comme si de rien n’était », assure-t-il.

    Selon lui, une cinquantaine de titres ont pu être sauvés des ruines. Parmi eux, clin d’œil de l’histoire, le fameux Retour à Haïfa, un roman de Ghassan Kanafani, un écrivain assassiné par le Mossad à Beyrouth en 1972 en raison de son appartenance au Front populaire de libération de la Palestine. L’ouvrage met en scène un couple de Palestiniens, de retour dans leur ville natale, Haïfa, vingt ans après en avoir été chassés, à la création d’Israël, en 1948. En signe de résilience, des Gazaouis ont déposé un exemplaire de ce livre, à la couverture noircie, devant les décombres de la librairie.

    #Gaza