• Politique agricole : au delà de l’accumulation fordiste pour un programme rouge et vert

    L’agriculture française va mal. La politique agricole, qu’instituent l’État français et les autorités européennes, la détruit. Le monde agricole est le lieu d’une double dynamique, qui s’accentue depuis la fin des années 1990 : l’accumulation du capital économique par une élite, qui alimente l’expropriation de la majeure partie des agriculteurs

    « (…)

    Production standardisée, sujétion des agriculteurs aux négociants, allocation des aides publiques en fonction du capital économique : l’accumulation est débridée ; en conséquence de quoi l’expropriation bat son plein. Mais ce n’est pas tout : l’accumulation fordiste détruit aussi les écosystèmes. L’historiographie environnementale des Trente glorieuses est sur ce point désormais établie.

    Dans le cas de l’agriculture, le schéma économique qui vise à relever ses niveaux de profit en augmentant les volumes produits conduit à l’intensification des moyens de production par une consommation accrue d’« intrants » (engrais, pesticides, aliments, produits vétérinaires). Des indicateurs solides attestent que l’accumulation qui frappe le monde agricole s’accompagne d’un accroissement de l’intensification.

    Ainsi, concernant les grandes cultures, la France se distingue toujours par sa grande consommation de pesticides (la France comptant parmi les principaux pays consommateurs en Europe et dans le monde), dont les effets délétères sur l’état des sols, rivières, nappes phréatiques, sur la qualité de l’air et sur la biodiversité ne sont plus à démontrer. Ainsi, concernant la production laitière, la concentration depuis le début des années 2000 est allée de pair avec une augmentation de la part du maïs-ensilage dans les assolements.

    Nous y voilà : l’accumulation fordiste, qu’orchestrent État français et Union européenne, détruit agriculture et environnement naturel. Belle politique agricole que celle qui organise l’expropriation des agriculteurs au profit d’une poignée d’élites et qui compromet la conservation des vies naturelles et humaines ! On le comprend maintenant plus clairement : offrir un avenir à l’agriculture française, c’est changer de politique agricole. »

    Par Matthieu Ansaloni et Andy Smith Politistes.

    Lire l’article :

    https://aoc.media/opinion/2021/05/26/politique- agricole-au-dela-de-laccumulation-fordiste-pour-un-programme-rouge-et-vert/

  • Faut-il abattre les statues des hommes illustres ?
    https://laviedesidees.fr/Faut-il-abattre-les-statues-des-hommes-illustres.html

    À propos de : Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, Passés composés. On les pensait muettes et endormies ; voilà qu’elles se réveillent et se mettent à parler. Dans la torpeur de l’été 2020, des dizaines de statues d’hommes illustres ont été bariolées, graffées, amputées ou détruites aux quatre coins du monde. L’historienne Jacqueline Lalouette a mené l’enquête.

    #Histoire #politique_de_mémoire
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20210908_de_boulonnons.pdf
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20210908_de_boulonnons.docx

    • Une autre approche de la question décoloniale à propos des statues des « hommes illustres » :

      https://aoc.media/opinion/2021/05/27/reinterroger-le-soleil-frantz-fanon-et-la-question-ecologique

      Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique
      Par Antoine Hardy
      Politiste

      Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.
      La dangerosité du chlordécone, ce pesticide organochloré et cancérogène, était connue. Il avait été interdit aux États-Unis dès 1977. Mais il a été autorisé de façon dérogatoire dans les Antilles jusqu’en 1993, provoquant de terribles conséquences sanitaires, écologiques et économiques. Le gouvernement a récemment annoncé un plan « Chlordécone IV » pour la période 2021-2027. Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a rappelé que l’État est bien le premier responsable de l’emploi de ce produit qui a ravagé à la fois les sols, les eaux et les êtres humains et non-humains. Ses effets persistent encore aujourd’hui, et pour longtemps. Plus encore, son usage, inscrit dans les structures sociales héritées du colonialisme1 montre comment violences coloniales et écologiques sont indissociables.
      Elles ne sont pourtant pas toujours reliées. « En laissant de côté la question coloniale, les écologistes négligent le fait que les colonisations historiques tout autant que le racisme structurel contemporain sont au centre des manières destructrices d’habiter la Terre. En laissant de côté la question environnementale et animale, les mouvements antiracistes et postcoloniaux passent à côté des formes de violence qui exacerbent les dominations des personnes en esclavage, des colonisés et des femmes racisées2 » écrit Malcom Ferdinand. Sans souscrire à une telle généralisation au sujet des actions militantes, cette analyse reste forte. Non seulement les inégalités s’aggravent mutuellement mais une même logique en est à l’origine : certaines vies et certains sols ont été détruits ensemble parce que jugés moins valables que d’autres et utiles à l’enrichissement d’une minorité.
      Frantz Fanon, psychiatre et militant né justement aux Antilles françaises, penseur de la domination coloniale, décrivait déjà une Europe qui « s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux3 » jusqu’à devenir « littéralement la création du tiers monde ». Et d’ajouter : « il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. »
      Frantz Fanon n’aura hélas pas le temps de porter une telle ambition. Les Damnés de la terre est publié l’année de sa mort, à l’âge de 36 ans, en 1961. La préface de Jean-Paul Sartre a parfois estompé, voire déformé, la lecture du texte. Le passage du temps également, tant l’espoir des luttes pour l’indépendance semble lointain. Le philosophe Achille Mbembe propose pourtant de réactualiser les problèmes politiques posés par Fanon : « les élargir pour apprendre avec lui à poser de nouvelles questions, celles qui sont propres à nos temps4  ». Cet ultime essai peut-il nous aider, au-delà de son importance historique, pour affronter les violences écologiques, sociales et politiques de notre époque ? Sa lecture est un soutien précieux, pas tant dans la quête d’une parfaite analogie historique que grâce aux émotions qu’il véhicule et aux imaginaires, à préserver et à défaire, auxquels il invite.

      Premier enseignement : Fanon nous rappelle que la terre n’est pas indépendante si l’esprit ne l’est pas. La libération n’est pas seulement celle des rues envahies par une armée étrangère. C’est aussi une reconquête intérieure et une expérience intime. Pour Fanon, le sujet colonisé est aliéné, c’est-à-dire qu’il se sent devenir « le lieu vivant de contradictions qui menacent d’être insurmontables ». Ces mots décrivent avec justesse le trouble saisissant, parfois paralysant, produit par nos colères et nos impuissances, nos rejets comme nos désirs.
      Consommer et ne pas consommer. Multiplier les petits gestes à grand renfort d’injonction morale et culpabilisante et ne voir aucune action coercitive collective d’ampleur être menée. Militer parfois en bas de chez soi mais ne rien contrôler des incendies australiens ou de la disparition des abeilles. Craindre pour l’avenir et continuer à évoluer dans un paysage encore largement colonisé par les désirs carbonés.
      Cette dissociation, même si elle n’est pas la coupure claire de ce « monde compartimenté » qui marque la vie coloniale, en emprunte certains aspects. Elle cloisonne, sépare, retranche. Ce sont les émotions éprouvées par des personnes conscientes de ce à quoi participent leurs achats ou leurs emplois mais qui n’ont pas la possibilité de faire autrement. Elles sont ici et ailleurs, empêchées d’aller là où cette division s’effacerait. Qu’est-ce, si ce n’est un monde compartimenté, celui qui organise voire valorise la séparation entre le cœur et les actes, et qui entrave la circulation de l’un à l’autre ?
      Comment sortir de cette situation ? La lecture de Fanon offre un deuxième enseignement. « C’est la lutte qui, en faisant exploser l’ancienne réalité coloniale, révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité ». L’explosion ne se fait pas sans violence car une force immense doit s’exercer aux jointures de ce qui est cadenassé pour ouvrir une brèche. La violence vise à retrouver à la fois son indépendance en tant que pays et son autonomie comme sujet.
      De la terre à l’esprit, la violence « débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées ». Cette violence qui « désintoxique » ne vient pas de nulle part. C’est une réaction : une contre-violence. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire », écrit Fanon dans une formule célèbre.
      L’ennemi écologique n’est certes pas identifiable par une tenue ou une caserne, ni circonscrit en un lieu donné ou limité à un seul pays. C’est un entrelacs d’individus et d’institutions, de privilèges et de corruptions, de décisions et de protocoles, de standards et de mesures, de quête du profit et de simples habitudes. C’est la crainte diffuse, dans des proportions différentes, d’avoir quelque chose à perdre en cas de changement : un emploi, la jouissance d’un salaire élevé, un rêve de voyage, des souvenirs familiaux, des possibilités de consommation. La reconstitution des responsabilités est ainsi plus complexe que la terrifiante clarté du joug colonial, même si la culpabilité des plus riches en termes d’émissions de CO2 est écrasante, 10 % d’entre eux contribuant à la moitié des émissions au niveau mondial.
      Reste que certaines actions climatiques (empêcher des avions de décoller, dégrader les locaux d’un gestionnaire d’actifs, filmer l’intérieur d’un abattoir, bloquer un pont, taguer un distributeur automatique de billets, saboter des engins de chantier etc.) sont bien une contre-violence. Sauf que, différence importante, et ces exemples non-exhaustifs le prouvent, ces gestes n’ont rien de proportionné à la violence subie. Aucune trace ici de cette « homogénéité réciproque extraordinaire ». Et comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Comment organiser une contre-violence capable de répondre à la violence de l’extinction des espèces, à celle des méga-feux et des tempêtes, des sécheresses et des pénuries, des avantages reconduits et des dominations aggravées ?
      Malgré le courage déployé, malgré la vertu de gestes militants qui permettent d’apprendre par l’action et de ne plus se sentir isolé, et malgré les preuves toujours plus nombreuses d’une folie vendue comme étant la seule rationalité à disposition, ces tentatives n’ont pas inversé le rapport de force. Elles sont non seulement phagocytées par la supériorité éthique et opérationnelle accordée à la non-violence, qui ne réoriente qu’à la marge la course vers l’abîme 5 mais, aussi, par une répression morale et policière. Cette contre-violence balbutiante, circonstanciée, mesurée, est dénoncée comme une menace terrible pour l’ordre établi alors que c’est justement la poursuite de cet ordre qui constitue une menace. Le but de cette répression est alors de faire taire ce qui s’exprime dans cette contre-violence pour empêcher toute forme de changement.
      Parler de la violence n’est pas s’inscrire dans un schéma binaire où il faudrait être, de façon abstraite et permanente, « pour » ou « contre », ni même, en la jugeant parfois nécessaire, en nier les dommages. Fanon avait horreur de la violence. Il en connaissait les conséquences. Le dernier chapitre, « Guerre coloniale et trouble mentaux », décrit les souffrances physiques et psychiques des combattants algériens comme des tortionnaires français, prisonnier ou bénéficiaire de ce régime, et soumis, dans des proportions qui n’ont rien à voir, à sa violence. La violence n’est pas désirable en soi. Elle ne purifie pas.
      Mais Fanon en connaissait les potentialités. Non pas un but mais une étape. Une façon de se secouer, de ne pas laisser les « rêves musculaires » aux seules échappées nocturnes, de quitter aussi bien la passivité du conte de fée que la société du « démerdage » où chacun se débrouille, une « forme athée de salut » qui persiste chez nous sous les contours d’un survivalisme moral dont l’empire s’étend de la sécession fiscale des plus fortunés au fantasme du camp retranché loin de tout.

      Troisième enseignement : les lendemains de la lutte. Fanon savait combien les risques étaient grands d’en voir les objectifs détournés et les potentialités capturées. Dans des lignes saisissantes, il raconte que les anciens maîtres reviendront « en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos ». Aujourd’hui, nous rappelle Guillaume Blanc, les anciennes terres pillées sont vantées comme des espaces à préserver sous la forme de parcs naturels au prix non seulement de l’oubli de l’histoire coloniale, première responsable là encore de la destruction, lorsque le mythe de la forêt vierge résonnait « comme un appel au viol » (Touam Bona), mais aussi des façons de vivre qui, localement, n’anéantissent pas leur environnement. Fanon raconte encore que « la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe », en dénonçant déjà le tourisme sexuel à l’œuvre à Cuba, au Mexique ou encore au Brésil.
      D’où cet effort constant pour rappeler que le combat doit se faire en parallèle d’un éveil des consciences et avec une participation la plus large possible. La participation ici n’a pas le sens que, souvent, nous lui donnons, celle d’une présence citoyenne réduite à des circonstances exceptionnelles ou à l’acquiescement aux politiques décidées sans elle. La participation, selon Fanon, relie et protège. « Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial ».
      Ce passage prend une importance particulière pour contrer toutes les déclinaisons des discours sur les vertus de l’héroïsme. La trace de ce culte se retrouve aussi bien dans des discours présidentiels que dans la promotion d’une mémoire militante dont il ne reste plus qu’un individu détaché des forces sociales constitutives de sa lutte. Françoise Vergès le décrit pour les figures du féminisme aux Etats-Unis, où « cette stratégie d’effacement façonne des icônes dépossédées de leur propre combat et séparées des collectifs dont elles étaient membres pour en faire des héroïnes calmes, douces et paisibles. » 6
      Le combat climatique et social pourrait être gangréné par ce registre de la personnification et de l’extraordinaire, qui chercherait à tout prix les stars de la lutte, les premiers de cordée de la barricade écologique, au double risque de simplifier les termes et les origines du combat et d’invisibiliser le contexte social qui le permet ou l’entrave.
      La participation, de Fanon jusqu’à nous, n’est ni l’application tiède et ennuyée d’une procédure bureaucratique, ni le défilé fantoche de sages pantins. Elle est un bouillonnement. Fanon nous aide à nous souvenir que l’individualisation n’est pas une conséquence naturelle et inévitable de l’évolution de notre société, mais bien un projet politique, se diffusant notamment parce que les problèmes collectifs ont toujours été davantage présentés comme étant du strict ressort de l’individu, que celui-ci soit le coupable sur qui tout s’abat ou le héros qui recueille les vivats pour avoir surgi hors de la foule.
      Or, les luttes collectives jouent un tout autre rôle : elles politisent ce qui ne semblait relever que d’une fatalité insaisissable, d’un coup du sort ou d’une faute individuelle. Elles conquièrent du pouvoir, indépendamment même de ce qu’elles obtiennent.

      Chez Fanon, c’est une précaution décisive pour se prémunir aussi bien de la prise de pouvoir par la bourgeoisie nationale encline à occuper les places des anciens maîtres que de l’inféodation à un « dieu vivant » qui saura utiliser les symboles de la lutte pour mieux en éteindre le message. Si le héros est éclaté, en chacun de nous, son règne est improbable. La dimension collective des marches et initiatives pour la justice sociale et climatique est aussi précieuse pour cette raison : en finir avec le mythe du sauveur qui éclairerait les masses infantilisées pour mieux étouffer les colères légitimes.
      Mais réfléchir aux dangers qui guettent la victoire, c’est la croire possible. Rien d’aussi simple sur le plan écologique. Il n’y aura pas de 5 juillet 1962 de l’écologie. Le carbone dans l’atmosphère ne signera pas un traité de paix à l’issue duquel il fera disparaître les effets de sa présence. Les espèces disparues ne renaîtront pas. Plus qu’à la préparation d’une victoire qui fantasmerait le retour à une vie d’avant, le combat climatique et social est l’occasion de mesurer tout ce qui est menacé d’être emporté pour de bon, de se battre pour conserver ce qu’il est encore possible de préserver, c’est-à-dire de s’attaquer aux racines structurelles et collectives, et non individuelles et anecdotiques, de ces problèmes et, en même temps, d’apprendre à vivre avec la perte. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de succès importants et décisifs pour notre capacité à survivre dignement mais ils ne ressembleront pas au soulagement d’un jour précis de libération.
      Vivre avec la perte n’est pas une nouveauté en soi. C’est son ampleur, temporelle, géographique, humaine comme non-humaine, qui la rend différente des épreuves précédentes. Pour des raisons tactiques, ce mot d’ordre semble généralement absent des mobilisations climatiques et sociales. Cette question de la mémoire et de sa présence, de ce qui doit être conservé comme de ce qui doit être défait, n’est pour autant pas complètement ignorée. C’est en effet à sa lumière qu’il faut aussi comprendre la volonté, en France comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, de déboulonner de nombreuses statues de personnalités qui symbolisent la prédation sur les êtres et les ressources. Enlever une statue n’est pas changer l’Histoire. C’est, d’abord, exprimer le refus d’un hommage. Personne n’interdit à Colomb ou Colbert d’avoir existé. Mais leur ombre, morale et matérielle, n’est plus désirable.
      Ensuite, il s’agit de ne plus s’encombrer de cette mémoire des serviteurs d’une élite privilégiée, vainqueurs moraux et sociaux de leur temps, quand celle à laquelle nous devons faire de la place est aussi une mémoire de vaincus. Mémoire des coraux disparus et des arbres brûlés. Mémoire des espèces éteintes et des militantes et militants assassinés. Mémoire des temps révolus de la stabilité climatique, du mythe de l’abondance et de l’infaillibilité qui réclame de nouveaux rites et d’autres cohabitations que les glorifications anciennes. Mémoire qui ne réduit justement pas l’Histoire à une vignette héroïque et individuelle.
      Ce qui nous dit enfin, et surtout, le déboulonnage des statues, c’est qu’il n’est plus possible de rester au pied de ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet ». Quand les statues de ces marchands, « du général qui a fait la conquête » ou « de l’ingénieur qui a construit le pont » sont arrachés de leur socle, c’est une manière très claire de signifier que toute attente passive est finie. Cette démarche ne prétend pas tout sauver mais elle est, puissamment, inaugurale.
      Car aucune victoire n’est le résultat de « la bonne volonté ou du bon cœur du colon ». Que celui-ci se nomme « Français » pour Fanon ou « partisan de l’économie fossile », la lutte doit construire, par tous les moyens, l’« impossibilité à différer les concessions ». C’est au prix de cette impatience qu’il sera possible de renouer avec cette si désirable capacité à tout réinterroger. Et pourquoi pas le soleil.
       
      Antoine Hardy
      Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

      Texte disponible également ici avec les hyperliens et les notes de bas de pages.

      http://ovh.to/B8oVZMv (actif 10 jours seulement)

  • Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/05/27/reinterroger-le-soleil-frantz-fanon-et-la-question-ecologique

    Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique

    Par Antoine Hardy
    Politiste

    Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.

    L’article en intégralité : http://ovh.to/bXF92nC
    (document en format .odt avec les hyperliens et les notes de bas de page ; lien valide jusqu’au 22/07 à 00:00)

    #écologie_et_question_coloniale

  • Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique | AOC media - Analyse Opinion Critique
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    Réinterroger le soleil – Frantz Fanon et la question écologique
    Par Antoine Hardy
    Politiste

    Malgré les menaces de prescription qui pèsent sur les plaintes déposées par sept associations de Guadeloupe et de Martinique pour empoisonnement au chlordécone, la mobilisation continue. Comme il y a une semaine, lors de la marche mondiale contre Monsanto, marquée par les revendications d’une écologie décoloniale. Des combats qu’on trouvait déjà dans Les Damnés de la Terre de Frantz Fanon, interdit à sa sortie en France en 1961, ce livre à la mémoire des vaincus et des disparus, des humains et des espèces éteintes, mérite d’être (re)lu aujourd’hui.
    La dangerosité du chlordécone, ce pesticide organochloré et cancérogène, était connue. Il avait été interdit aux États-Unis dès 1977. Mais il a été autorisé de façon dérogatoire dans les Antilles jusqu’en 1993, provoquant de terribles conséquences sanitaires, écologiques et économiques. Le gouvernement a récemment annoncé un plan « Chlordécone IV » pour la période 2021-2027. Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale a rappelé que l’État est bien le premier responsable de l’emploi de ce produit qui a ravagé à la fois les sols, les eaux et les êtres humains et non-humains. Ses effets persistent encore aujourd’hui, et pour longtemps. Plus encore, son usage, inscrit dans les structures sociales héritées du colonialisme1 montre comment violences coloniales et écologiques sont indissociables.
    Elles ne sont pourtant pas toujours reliées. « En laissant de côté la question coloniale, les écologistes négligent le fait que les colonisations historiques tout autant que le racisme structurel contemporain sont au centre des manières destructrices d’habiter la Terre. En laissant de côté la question environnementale et animale, les mouvements antiracistes et postcoloniaux passent à côté des formes de violence qui exacerbent les dominations des personnes en esclavage, des colonisés et des femmes racisées2 » écrit Malcom Ferdinand. Sans souscrire à une telle généralisation au sujet des actions militantes, cette analyse reste forte. Non seulement les inégalités s’aggravent mutuellement mais une même logique en est à l’origine : certaines vies et certains sols ont été détruits ensemble parce que jugés moins valables que d’autres et utiles à l’enrichissement d’une minorité.
    Frantz Fanon, psychiatre et militant né justement aux Antilles françaises, penseur de la domination coloniale, décrivait déjà une Europe qui « s’est enflée de façon démesurée de l’or et des matières premières des pays coloniaux3 » jusqu’à devenir « littéralement la création du tiers monde ». Et d’ajouter : « il faudrait peut-être tout recommencer, changer la nature des exportations et non pas seulement leur destination, réinterroger le sol, le sous-sol, les rivières et pourquoi pas le soleil. »
    Frantz Fanon n’aura hélas pas le temps de porter une telle ambition. Les Damnés de la terre est publié l’année de sa mort, à l’âge de 36 ans, en 1961. La préface de Jean-Paul Sartre a parfois estompé, voire déformé, la lecture du texte. Le passage du temps également, tant l’espoir des luttes pour l’indépendance semble lointain. Le philosophe Achille Mbembe propose pourtant de réactualiser les problèmes politiques posés par Fanon : « les élargir pour apprendre avec lui à poser de nouvelles questions, celles qui sont propres à nos temps4  ». Cet ultime essai peut-il nous aider, au-delà de son importance historique, pour affronter les violences écologiques, sociales et politiques de notre époque ? Sa lecture est un soutien précieux, pas tant dans la quête d’une parfaite analogie historique que grâce aux émotions qu’il véhicule et aux imaginaires, à préserver et à défaire, auxquels il invite.

    Premier enseignement : Fanon nous rappelle que la terre n’est pas indépendante si l’esprit ne l’est pas. La libération n’est pas seulement celle des rues envahies par une armée étrangère. C’est aussi une reconquête intérieure et une expérience intime. Pour Fanon, le sujet colonisé est aliéné, c’est-à-dire qu’il se sent devenir « le lieu vivant de contradictions qui menacent d’être insurmontables ». Ces mots décrivent avec justesse le trouble saisissant, parfois paralysant, produit par nos colères et nos impuissances, nos rejets comme nos désirs.
    Consommer et ne pas consommer. Multiplier les petits gestes à grand renfort d’injonction morale et culpabilisante et ne voir aucune action coercitive collective d’ampleur être menée. Militer parfois en bas de chez soi mais ne rien contrôler des incendies australiens ou de la disparition des abeilles. Craindre pour l’avenir et continuer à évoluer dans un paysage encore largement colonisé par les désirs carbonés.
    Cette dissociation, même si elle n’est pas la coupure claire de ce « monde compartimenté » qui marque la vie coloniale, en emprunte certains aspects. Elle cloisonne, sépare, retranche. Ce sont les émotions éprouvées par des personnes conscientes de ce à quoi participent leurs achats ou leurs emplois mais qui n’ont pas la possibilité de faire autrement. Elles sont ici et ailleurs, empêchées d’aller là où cette division s’effacerait. Qu’est-ce, si ce n’est un monde compartimenté, celui qui organise voire valorise la séparation entre le cœur et les actes, et qui entrave la circulation de l’un à l’autre ?
    Comment sortir de cette situation ? La lecture de Fanon offre un deuxième enseignement. « C’est la lutte qui, en faisant exploser l’ancienne réalité coloniale, révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité ». L’explosion ne se fait pas sans violence car une force immense doit s’exercer aux jointures de ce qui est cadenassé pour ouvrir une brèche. La violence vise à retrouver à la fois son indépendance en tant que pays et son autonomie comme sujet.
    De la terre à l’esprit, la violence « débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées ». Cette violence qui « désintoxique » ne vient pas de nulle part. C’est une réaction : une contre-violence. « La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire », écrit Fanon dans une formule célèbre.
    L’ennemi écologique n’est certes pas identifiable par une tenue ou une caserne, ni circonscrit en un lieu donné ou limité à un seul pays. C’est un entrelacs d’individus et d’institutions, de privilèges et de corruptions, de décisions et de protocoles, de standards et de mesures, de quête du profit et de simples habitudes. C’est la crainte diffuse, dans des proportions différentes, d’avoir quelque chose à perdre en cas de changement : un emploi, la jouissance d’un salaire élevé, un rêve de voyage, des souvenirs familiaux, des possibilités de consommation. La reconstitution des responsabilités est ainsi plus complexe que la terrifiante clarté du joug colonial, même si la culpabilité des plus riches en termes d’émissions de CO2 est écrasante, 10 % d’entre eux contribuant à la moitié des émissions au niveau mondial.
    Reste que certaines actions climatiques (empêcher des avions de décoller, dégrader les locaux d’un gestionnaire d’actifs, filmer l’intérieur d’un abattoir, bloquer un pont, taguer un distributeur automatique de billets, saboter des engins de chantier etc.) sont bien une contre-violence. Sauf que, différence importante, et ces exemples non-exhaustifs le prouvent, ces gestes n’ont rien de proportionné à la violence subie. Aucune trace ici de cette « homogénéité réciproque extraordinaire ». Et comment le pourraient-ils, d’ailleurs ? Comment organiser une contre-violence capable de répondre à la violence de l’extinction des espèces, à celle des méga-feux et des tempêtes, des sécheresses et des pénuries, des avantages reconduits et des dominations aggravées ?
    Malgré le courage déployé, malgré la vertu de gestes militants qui permettent d’apprendre par l’action et de ne plus se sentir isolé, et malgré les preuves toujours plus nombreuses d’une folie vendue comme étant la seule rationalité à disposition, ces tentatives n’ont pas inversé le rapport de force. Elles sont non seulement phagocytées par la supériorité éthique et opérationnelle accordée à la non-violence, qui ne réoriente qu’à la marge la course vers l’abîme 5 mais, aussi, par une répression morale et policière. Cette contre-violence balbutiante, circonstanciée, mesurée, est dénoncée comme une menace terrible pour l’ordre établi alors que c’est justement la poursuite de cet ordre qui constitue une menace. Le but de cette répression est alors de faire taire ce qui s’exprime dans cette contre-violence pour empêcher toute forme de changement.
    Parler de la violence n’est pas s’inscrire dans un schéma binaire où il faudrait être, de façon abstraite et permanente, « pour » ou « contre », ni même, en la jugeant parfois nécessaire, en nier les dommages. Fanon avait horreur de la violence. Il en connaissait les conséquences. Le dernier chapitre, « Guerre coloniale et trouble mentaux », décrit les souffrances physiques et psychiques des combattants algériens comme des tortionnaires français, prisonnier ou bénéficiaire de ce régime, et soumis, dans des proportions qui n’ont rien à voir, à sa violence. La violence n’est pas désirable en soi. Elle ne purifie pas.
    Mais Fanon en connaissait les potentialités. Non pas un but mais une étape. Une façon de se secouer, de ne pas laisser les « rêves musculaires » aux seules échappées nocturnes, de quitter aussi bien la passivité du conte de fée que la société du « démerdage » où chacun se débrouille, une « forme athée de salut » qui persiste chez nous sous les contours d’un survivalisme moral dont l’empire s’étend de la sécession fiscale des plus fortunés au fantasme du camp retranché loin de tout.

    Troisième enseignement : les lendemains de la lutte. Fanon savait combien les risques étaient grands d’en voir les objectifs détournés et les potentialités capturées. Dans des lignes saisissantes, il raconte que les anciens maîtres reviendront « en touristes amoureux d’exotisme, de chasse, de casinos ». Aujourd’hui, nous rappelle Guillaume Blanc, les anciennes terres pillées sont vantées comme des espaces à préserver sous la forme de parcs naturels au prix non seulement de l’oubli de l’histoire coloniale, première responsable là encore de la destruction, lorsque le mythe de la forêt vierge résonnait « comme un appel au viol » (Touam Bona), mais aussi des façons de vivre qui, localement, n’anéantissent pas leur environnement. Fanon raconte encore que « la bourgeoisie nationale va assumer le rôle de gérant des entreprises de l’Occident et pratiquement organisera son pays en lupanar de l’Europe », en dénonçant déjà le tourisme sexuel à l’œuvre à Cuba, au Mexique ou encore au Brésil.
    D’où cet effort constant pour rappeler que le combat doit se faire en parallèle d’un éveil des consciences et avec une participation la plus large possible. La participation ici n’a pas le sens que, souvent, nous lui donnons, celle d’une présence citoyenne réduite à des circonstances exceptionnelles ou à l’acquiescement aux politiques décidées sans elle. La participation, selon Fanon, relie et protège. « Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial ».
    Ce passage prend une importance particulière pour contrer toutes les déclinaisons des discours sur les vertus de l’héroïsme. La trace de ce culte se retrouve aussi bien dans des discours présidentiels que dans la promotion d’une mémoire militante dont il ne reste plus qu’un individu détaché des forces sociales constitutives de sa lutte. Françoise Vergès le décrit pour les figures du féminisme aux Etats-Unis, où « cette stratégie d’effacement façonne des icônes dépossédées de leur propre combat et séparées des collectifs dont elles étaient membres pour en faire des héroïnes calmes, douces et paisibles. » 6
    Le combat climatique et social pourrait être gangréné par ce registre de la personnification et de l’extraordinaire, qui chercherait à tout prix les stars de la lutte, les premiers de cordée de la barricade écologique, au double risque de simplifier les termes et les origines du combat et d’invisibiliser le contexte social qui le permet ou l’entrave.
    La participation, de Fanon jusqu’à nous, n’est ni l’application tiède et ennuyée d’une procédure bureaucratique, ni le défilé fantoche de sages pantins. Elle est un bouillonnement. Fanon nous aide à nous souvenir que l’individualisation n’est pas une conséquence naturelle et inévitable de l’évolution de notre société, mais bien un projet politique, se diffusant notamment parce que les problèmes collectifs ont toujours été davantage présentés comme étant du strict ressort de l’individu, que celui-ci soit le coupable sur qui tout s’abat ou le héros qui recueille les vivats pour avoir surgi hors de la foule.
    Or, les luttes collectives jouent un tout autre rôle : elles politisent ce qui ne semblait relever que d’une fatalité insaisissable, d’un coup du sort ou d’une faute individuelle. Elles conquièrent du pouvoir, indépendamment même de ce qu’elles obtiennent.

    Chez Fanon, c’est une précaution décisive pour se prémunir aussi bien de la prise de pouvoir par la bourgeoisie nationale encline à occuper les places des anciens maîtres que de l’inféodation à un « dieu vivant » qui saura utiliser les symboles de la lutte pour mieux en éteindre le message. Si le héros est éclaté, en chacun de nous, son règne est improbable. La dimension collective des marches et initiatives pour la justice sociale et climatique est aussi précieuse pour cette raison : en finir avec le mythe du sauveur qui éclairerait les masses infantilisées pour mieux étouffer les colères légitimes.
    Mais réfléchir aux dangers qui guettent la victoire, c’est la croire possible. Rien d’aussi simple sur le plan écologique. Il n’y aura pas de 5 juillet 1962 de l’écologie. Le carbone dans l’atmosphère ne signera pas un traité de paix à l’issue duquel il fera disparaître les effets de sa présence. Les espèces disparues ne renaîtront pas. Plus qu’à la préparation d’une victoire qui fantasmerait le retour à une vie d’avant, le combat climatique et social est l’occasion de mesurer tout ce qui est menacé d’être emporté pour de bon, de se battre pour conserver ce qu’il est encore possible de préserver, c’est-à-dire de s’attaquer aux racines structurelles et collectives, et non individuelles et anecdotiques, de ces problèmes et, en même temps, d’apprendre à vivre avec la perte. Cela ne signifie pas qu’il n’y aura pas de succès importants et décisifs pour notre capacité à survivre dignement mais ils ne ressembleront pas au soulagement d’un jour précis de libération.
    Vivre avec la perte n’est pas une nouveauté en soi. C’est son ampleur, temporelle, géographique, humaine comme non-humaine, qui la rend différente des épreuves précédentes. Pour des raisons tactiques, ce mot d’ordre semble généralement absent des mobilisations climatiques et sociales. Cette question de la mémoire et de sa présence, de ce qui doit être conservé comme de ce qui doit être défait, n’est pour autant pas complètement ignorée. C’est en effet à sa lumière qu’il faut aussi comprendre la volonté, en France comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, de déboulonner de nombreuses statues de personnalités qui symbolisent la prédation sur les êtres et les ressources. Enlever une statue n’est pas changer l’Histoire. C’est, d’abord, exprimer le refus d’un hommage. Personne n’interdit à Colomb ou Colbert d’avoir existé. Mais leur ombre, morale et matérielle, n’est plus désirable.
    Ensuite, il s’agit de ne plus s’encombrer de cette mémoire des serviteurs d’une élite privilégiée, vainqueurs moraux et sociaux de leur temps, quand celle à laquelle nous devons faire de la place est aussi une mémoire de vaincus. Mémoire des coraux disparus et des arbres brûlés. Mémoire des espèces éteintes et des militantes et militants assassinés. Mémoire des temps révolus de la stabilité climatique, du mythe de l’abondance et de l’infaillibilité qui réclame de nouveaux rites et d’autres cohabitations que les glorifications anciennes. Mémoire qui ne réduit justement pas l’Histoire à une vignette héroïque et individuelle.
    Ce qui nous dit enfin, et surtout, le déboulonnage des statues, c’est qu’il n’est plus possible de rester au pied de ce « monde sûr de lui, écrasant de ses pierres les échines écorchées par le fouet ». Quand les statues de ces marchands, « du général qui a fait la conquête » ou « de l’ingénieur qui a construit le pont » sont arrachés de leur socle, c’est une manière très claire de signifier que toute attente passive est finie. Cette démarche ne prétend pas tout sauver mais elle est, puissamment, inaugurale.
    Car aucune victoire n’est le résultat de « la bonne volonté ou du bon cœur du colon ». Que celui-ci se nomme « Français » pour Fanon ou « partisan de l’économie fossile », la lutte doit construire, par tous les moyens, l’« impossibilité à différer les concessions ». C’est au prix de cette impatience qu’il sera possible de renouer avec cette si désirable capacité à tout réinterroger. Et pourquoi pas le soleil.
     
    Antoine Hardy
    Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

    Notes :
    1 - Sur cette question, voir par exemple l’excellente émission LSD, La Série Documentaire, sur France Culture, « Les Antilles françaises enchainées à l’esclavage », documentaire de Stéphane Bonnefoi réalisé par Diphy Mariani, et notamment le quatrième épisode, « Chlordécone, un polluant néocolonial », diffusé le 9 mai 2019.
    2 - Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Éditions du Seuil, 2019
    3 - Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, La Découverte, 2004, p. 99. L’édition originale a été publiée en 1961 aux éditions François Maspero. Les Damnés de la terre est une œuvre dense et ce n’est pas un simple article qui prétendra couvrir toute l’actualisation potentielle de ses problématiques. J’ouvre ici des pistes de réflexions subjectives, qui se basent notamment sur le premier chapitre, intitulé « De la violence », pistes qui sont surtout une invitation à lire ou relire Fanon.
    4 - Dans l’émission « Grandes traversées » consacrée à Frantz Fanon. Anaïs Kien, « Grandes traversées : Frantz Fanon, l’indocile », France Culture, août 2020. Alice Cherki, qui a bien connu Fanon dans ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Blida, a formulé une invitation similaire dans le passionnant portrait qu’elle lui consacre, rappelant qu’ « une œuvre appartient à ceux qui la lisent, et chaque lecteur, de génération en génération, est libre de commenter et d’interpréter celle de Fanon comme il l’entend ». Alice Cherki, Frantz Fanon, Portrait, Éditions du Seuil, 2000.
    5- Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, La Fabrique Éditions, 2020
    6 - Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, La Fabrique éditions, 2019, p.96

  • Ce que Nathalie Heinich fait à la méthode scientifique | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2021/05/30/ce-que-nathalie-heinich-fait-a-la-methode-scientifique

    Avec le bien nommé « Tract » qu’elle vient de publier chez Gallimard, Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, la tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que les auteurs de ce texte ont choisie.

    #Science #Université #Idéologie #Sociologie

    • Il faut dire que l’entretien était particulièrement gratiné

      lundi 31 mai 2021

      Ce que Nathalie Heinich fait à la méthode scientifique

      Par Arnaud Saint-Martin et Antoine Hardy
      Sociologue, Politiste

      Avec le bien nommé « Tract » qu’elle vient de publier chez Gallimard, Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, la tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que les auteurs de ce texte ont choisie.

      Dans le numéro 29 de la collection « Tracts » de Gallimard, la sociologue Nathalie Heinich se demande Ce que le militantisme fait à la recherche. La thèse défendue est celle de la « contamination de la recherche par le militantisme ». Il s’agit en réalité de réserver le qualificatif de militants à des travaux qui concernent les questions décoloniales, de genre, de race ou encore d’intersectionnalité pour les disqualifier scientifiquement, tout en les considérant complice d’un « terreau » qui conduit au terrorisme.

      C’est une démarche qui n’est ni récente ni isolée mais qui est toutefois, sur le fond et la forme, d’une gravité particulière. Pour comprendre cette nouvelle tentative, il faut d’abord partir du texte en lui-même avant de le replacer parmi les interventions précédentes de son autrice ainsi que dans un contexte où les tentatives sont nombreuses pour saper les libertés académiques, l’autonomie intellectuelle et la critique sociale.
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      Le texte de Nathalie Heinich est publié dans une collection qui se veut généraliste et qui n’est bien sûr pas tenue par les règles des publications scientifiques. Le problème n’est pas que ce soit un texte militant ou d’intervention. Ce sont que des accusations aussi lourdes soient formulées sans aucune preuve, le tout par une sociologue, directrice de recherche au CNRS, reconnue pour ses travaux. Son propos a pourtant reçu une large audience avec une interview d’une vingtaine de minutes dans la matinale de France Inter, le 28 mai 2021.

      Les « preuves » avancées, sur une courte période (2012-2021), sont en effet très hétéroclites et presque totalement extérieures à la production scientifique[1]. Très peu d’universitaires sont cités et, le plus souvent, pour des interventions médiatiques ou non scientifiques. Aucun travail ne fait l’objet d’une analyse ou d’une réfutation sérieuse. Les différents champs évoqués ne sont en rien historicisés. Résultat : une menace décrite comme d’autant plus immense et terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie ni prouvée.

      Certains de ces exemples sont rappelés ici de façon non-exhaustive mais clairement représentative de sa démarche. Deux articles scientifiques sont cités (un de la chercheuse Rachele Borghi en 2012 et un article dans la revue Multitudes en 2015) mais au titre d’une furtive illustration. Ce sont également des livres mais publiés dans des collections ou chez des éditeurs qui ne relèvent pas au sens strict d’une publication scientifique (par exemple, un livre de Michel et Monique Pinçon Charlot publié en 2019 sous le label Zones des éditions La Découverte ou un livre de Christine Delphy publié en 2008 à La Fabrique). Elle évoque plusieurs interventions récentes mais qui sont médiatiques (par exemple celles de Michel Wieviorka, Sandra Laugier et Ludivine Bantigny entre le 8 et 23 mars 2021).

      Elle mentionne encore un appel à communication de l’Association française de sociologie, qui, en 2017, formulait l’interrogation suivante à propos de la sociologie : « s’agit-il seulement de contribuer à la connaissance de la réalité (dans sa dimension proprement sociale), ce à quoi semble parfois se résumer sa raison d’être, ou la sociologie peut-elle aussi, et à quelles conditions, participer à la dynamique de changements des pouvoirs et de l’ordre social ? ». Cette question, pourtant ancienne (celle des liens entre savoirs et pouvoirs), est ici transformée en une autre par Nathalie Heinich : « ne se croirait-on pas revenu à la douce époque de la « science prolétarienne » ? ».

      Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit.

      Ce n’est pas la seule malhonnêteté intellectuelle de ce texte. De nombreux exemples ne sont pas identifiables et s’avèrent simplement invérifiables. Elle mentionne ainsi une phrase tirée d’une thèse dont on ne connaît ni le titre ni l’auteur (« ma thèse s’adresse autant au monde universitaire qu’aux activistes et correspond à un engagement personnel »), sans préciser où elle se situe dans le manuscrit, le tout pour prouver un engagement militant. Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit. Sur la forme, comment une chercheuse peut-elle contrevenir à ce point aux règles minimales de la discussion aussi bien scientifique que collective ? Sur le fond, pourquoi un travail de thèse ne pourrait-il pas correspondre à un « engagement personnel » ?

      Autre exemple : lorsque la ministre de l’Enseignement supérieure et de la recherche, Frédérique Vidal, avait demandé en février 2021 une enquête au CNRS sur le prétendu « islamogauchisme » à l’université, le CNRS avait réagi par l’intermédiaire d’un communiqué pour affirmer que ce « slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Or, Nathalie Heinich réduit la réaction officielle de l’institution à celle de son « service de presse ». Les prétendues preuves à l’appui de sa démonstration sont tronquées, manipulées ou inexistantes. Pourtant, si la menace était réelle, elle aurait justement laissé des traces conséquentes dans un pays qui compte 57 000 enseignants-chercheurs, environ 70 000 doctorantes et doctorants[2] ou encore des centaines de revues scientifiques.

      Nathalie Heinich affirme qu’il n’y a « rien de plus répétitif donc, de plus monotone et standardisé que ces sujets de thèse, de colloques, de numéros de revue, de séminaires consacrés au « genre », à la « domination », aux « discriminations », à la « racialisation ». Un article du chercheur Albin Wagener rappelait pourtant que l’étude des thèses et publications sur quatre portails (theses.fr, HAL, Cairn, Open Edition) identifiait la présence de termes comme « intersectionnalité », « décolonial », « racisé » dans seulement 0,038 % (pour le plus bas) à 2,38 % (pour le plus élevé) du corpus étudié. Elle met de son côté en avant une étude qui a ajouté les mots « genre » ou « islamophobie » et élargi les sources aux séminaires et aux colloques pour affirmer que « ces termes constituent plus de la moitié de l’ensemble du corpus ainsi élargi ». C’est d’ailleurs un chiffre de 50 % qu’elle mentionne lors de son interview à France Inter.

      Or, la construction de ce chiffre est à rebours de la méthode scientifique. Le sociologue Gilles Bastin en démontre tous les travers : en partant de certains mots-clefs (genre, décolonial, etc.), les auteurs ont omis que « ces termes sont surtout polysémiques et peuvent être employés dans des contextes totalement étrangers aux questions idéologiques qui obsèdent l’Observatoire du décolonialisme. C’est notamment le cas de « genre » et de « discrimination » dont l’emploi conduit à compter dans le corpus des articles sur le genre romanesque ou la discrimination entre erreur et vérité. » Nathalie Heinich glisse ainsi de la critique du militantisme à la qualification de militantisme par la présence d’un mot ou de plusieurs. Comment est-il possible de juger de la scientificité d’un travail sur la base d’un mot sauf en ayant une approche strictement idéologique qui disqualifie tout travail qui contiendrait l’un de ces termes ? C’est pourtant bien de cela dont il s’agit.

      Au-delà de ces bidouillages, elle formule des accusations d’une extrême gravité qui méritent d’être citées entièrement :

      « Cet islamogauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’idéologie “décoloniale”, qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité “dominée”, de la “domination” la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un “racisme d’État”, lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien ici comment peut s’opérer le glissement de la manipulation intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctrinement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme académique ne menace pas seulement le monde de l’enseignement et de la recherche. »

      Lors d’un entretien avec l’essayiste réactionnaire Eugénie Bastié, pour le site Internet du FigaroVox, trois jours avant la publication, Nathalie Heinich avait formulé des accusations similaires mais d’une manière encore plus brutale. Les chercheurs qu’elle rattache à des « courants des sciences humaines et sociales issus d’une tradition militante d’extrême gauche » contribuent selon elle « à légitimer le terreau dans lequel s’épanouissent les assassins de l’école Ozar Hatorah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou des terrasses de l’Est parisien ».

      Ce type d’intervention qui cherche d’un côté à délégitimer le travail de certains collègues et, de l’autre, à les rendre complices du terrorisme, n’est que la suite d’une longue série depuis la querelle de « l’excuse sociologique » réengagée par Manuel Valls[3]. C’est la marque d’une grande inconséquence morale et intellectuelle que d’en offrir un nouvel épisode avec une absence complète de preuve et une malhonnêteté totale dans la démonstration.

      La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre ».

      Les interventions de Nathalie Heinich sont nombreuses en ce sens. En février 2021, avec des collègues, elle soutenait la dénonciation par la ministre Frédérique Vidal de ce prétendu « islamo-gauchisme » à l’université, en insistant sur le « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». En janvier 2021, elle signait l’appel de « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » qui se donnait pour mission d’alerter sur la « la vague identitaire sans précédent au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche » : « un mouvement militant entend y imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu « décolonialisme » et d’une « intersectionnalité » qui croit combattre les inégalités en assignant chaque personne à des identités de « race » et de religion, de sexe et de « genre » ». Le texte publié chez Gallimard est d’ailleurs la reprise d’une première version publiée sur le site de cet « Observatoire », le 4 mars 2021.

      Quelques mois plus tôt, en octobre 2020, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, Nathalie Heinich signait une autre tribune collective dont le message ciblait également le militantisme ou, plus précisément, la fausse idée que les signataires s’en font. Et d’asséner : « l’importation des idéologies communautaristes anglo-saxonnes, le conformisme intellectuel, la peur et le politiquement correct sont une véritable menace pour nos universités ».

      Cette dénonciation du militantisme à l’université n’est pas récente. À France Culture, en septembre 2015, Nathalie Heinich expliquait comment son ancien directeur de thèse, Pierre Bourdieu, aurait été « très tordu entre deux positions » : « la position de chercheur qu’il a d’abord été essentiellement, quelqu’un qui est payé pour produire et transmettre du savoir avec une visée de vérité et de l’autre côté ce qu’on appelle l’intellectuel, le tribun qui intervient dans l’espace public avec un impératif d’engagement et non pas de neutralité pour rechercher la vérité ».

      Cette interprétation, rétrospective et biaisée, simplifie à l’excès la stratégie d’intervention que Pierre Bourdieu s’est efforcé de mettre en oeuvre durant sa carrière, au nom d’un « intellectuel collectif » voué à défendre et illustrer l’attitude critique dans l’espace public – et pas seulement dans le cadre de séminaires[4]. La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre », où la construction des connaissances n’aurait rien à voir avec la politique alors qu’elle est liée à cette dernière (en matière de postes et de financements ainsi que de la forme – pérenne ou par projet – que peuvent prendre ces derniers). Difficile de croire à une recherche pure, détachée de la politique, flottant au-dessus du monde social.

      Nathalie Heinich ne condamne pas en soi le militantisme mais le refuse dans la salle de classe ou dans les publications scientifiques. Pourtant, de telles publications sont bien jugées par des pairs qui sont capables de faire la différence entre une opinion militante et une démonstration scientifique. Elle réduit par ailleurs le militantisme, de manière étroite, à une « énergie essentiellement émotionnelle » et semble ignorer de nombreux travaux scientifiques qui montrent comment science et militantisme entretiennent en réalité des relations fécondes. Par exemple en termes de recherches biomédicales, les connaissances et combats d’activistes malades du SIDA ont pu utilement remodeler l’agenda de recherche[5]. Le militantisme peut aussi faire progresser la science en entraînant des recherches dans des domaines qui sont peu ou pas étudiés[6].

      Les interventions de Nathalie Heinich sont enfin à replacer dans un contexte plus large. La méthode de son texte fait tout d’abord écho à celle employée dans les réformes de l’enseignement supérieur et la recherche depuis une quinzaine d’années, dont la Loi de programmation de la recherche (LPR) a représenté un exemple typique. Ce projet de loi était en effet resté longtemps imprécis et indéfini, ce qui a étouffé tout travail possible et a permis facilement à ses partisans de qualifier les critiques de « fantasmes » ou d’« exagérations ».

      Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs parlent en ce sens d’une « gouvernementalité de l’insaisissable » : « loin d’être là simplement un accident ou une maladresse, on peut en effet faire l’hypothèse que l’opacité, le flou et la variation des énoncés mis en avant par l’analyse constituent une stratégie adaptée pour faire passer une réforme dont l’immense majorité de la communauté académique ne veut pas. »[7] C’est le même effet que procure la lecture de Nathalie Heinich : quelque chose d’insaisissable, et de voulu comme tel, pour paralyser la critique.

      L’usage social de ces faux ennemis permet ensuite de faire diversion. Au moment où des étudiants expliquaient devoir voler dans les magasins pour se nourrir et que les files d’attente aux distributions alimentaires s’allongeaient, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche recourrait à cette dénonciation, déjà citée, du prétendu « islamo-gauchisme » à l’université. Le politiste Samuel Hayat a bien expliqué comment ce terme permet « aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise ».

      Avec une conséquence que le mathématicien David Chavalarias a montré puisque de tels propos ont en effet atteint « la mer », c’est-à-dire ces comptes du réseau social Twitter qui parlent de politique sans pour autant pouvoir être identifiés à une famille politique. Et de conclure que, en termes de diffusion, « les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années ».

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés. Deux amendements supprimés de la récente LPR nous renseignent bien sur le climat ambiant. Le premier proposait de subordonner la liberté académique aux « valeurs républicaines ». Or, pour respecter la République, il y a la loi. Le second amendement supprimé voulait condamner le « fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité (…) ou y avoir été autorisé (…), dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ». Cela en aurait été largement fini des grèves et des manifestations sur les campus.

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés.

      Le militantisme est bien davantage menacé que menaçant. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la précarité des personnels ampute leur capacité de protester. Cette précarité n’est plus, comme l’explique l’historien Christophe Granger, une étape pénible avant la stabilité. Elle est devenue la condition du métier. Les conséquences sont multiples. Pas de stabilité, de projection dans le temps, de capacité à s’installer quelque part et de construire une vie sereine. Ce « système organisé d’incertitude » a une conséquence terrible pour celles et ceux qui le subissent : « il les rive à un présent qui, faute de la moindre certitude valable, n’en finit pas de se vivre au présent »[8].

      Comment penser les luttes collectives quand la course personnelle pour obtenir un poste est si intense ? Comment s’investir dans un campus quand le contrat qui vous y attache est de très court-terme et qu’il faut tout le temps réfléchir à la prochaine candidature ? La concurrence pour les postes et les ressources épuise, désorganise et crame une énergie psychique considérable. Les destins séparés des statutaires et des précaires, même si ce mot ne doit pas faire croire à une réalité homogène tant les inégalités sont extrêmement diverses, complexifie la formation d’un front uni pour s’opposer et proposer autre chose.

      Plus largement, les possibilités de protester sont aussi entravées par la sophistication et l’amplification des dispositifs de surveillance[9] et par des violences policières, légales et illégales, qui tétanisent et effraient, notamment, mais pas seulement, les personnes qui manifestent ou s’organisent[10] et les journalistes qui en rendent compte. L’État de droit n’est pas une simple série de lois et de règles, aujourd’hui en danger. C’est aussi une atmosphère qui ne cesse de se dégrader.

      Pour conclure, un texte comme celui de Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, une tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que nous avons choisie.

      S’il s’agit d’identifier ce qui menace l’université, les problèmes sont largement documentés : le manque de postes, de financements pérennes et de nouvelles universités pour accueillir l’augmentation massive du nombre d’étudiantes et d’étudiants alors que sur la même période, le nombre de professeurs des universités ou de maîtres de conférences n’a pas évolué. Et comme le souligne plusieurs universitaires, « ces trois dernières années, le budget des universités a crû de 1,3 % par an, ce qui est inférieur à l’effet cumulé de l’inflation et de l’accroissement mécanique de la masse salariale ». Nathalie Heinich aurait pu prêter sa notoriété à de telles causes.

      Réfléchir aux conditions sociales du travail scientifique serait plus utile que la mise en scène de ces faux ennemis. C’est ce que fait par exemple Nature, dans un éditorial publié une semaine avant le texte de Nathalie Heinich, où la revue écrit que « le racisme dans la science est endémique parce que le système qui produit et enseigne la connaissance scientifique a, pendant des siècles, donné une fausse image, marginalisé et maltraité les personnes de couleurs et des communautés sous représentées. Le système de la recherche a justifié le racisme – et, trop souvent, des scientifiques occupant des positions de pouvoir ont bénéficié de celui-ci. Ce système inclut l’organisation de la recherche : comment elle est financée, publiée et évaluée. »

      C’est ce qu’il serait aussi possible de faire face au dévoiement de la recherche à des fins économiques. Que ce soit pour le tabac, le bisphénol A ou les néonicotinoïdes, la recherche scientifique a pu être détournée par des intérêts privés. La tactique était, et reste, souvent simple et redoutable : dire que les données qui prouvent un problème ne suffisent pas et qu’il faut faire davantage de recherche. Le doute, en la matière, est déjà une victoire pour les industriels. Il n’est plus la conséquence de ce qui n’a pas été exploré mais de ce qui est volontairement obscurci[11]. Au service de ce doute devenu produit[12], les techniques sont aujourd’hui de plus en plus sophistiquées[13] et cet enfumage généralisé empêche de se repérer. Car si on ne distingue plus ce qui est vrai de ce qui est faux, comment être encore capable de critiquer quoi que ce soit ?

      Or, c’est bien ce qui se passe à propos du texte de Nathalie Heinich : une scientifique reconnue nous parle de quelque chose qu’elle juge très grave sans aucune preuve. Elle aurait pu choisir de lutter contre les dangers réels qui menacent aussi bien la recherche que l’université. Au lieu de cela, elle préfère s’abîmer dans la dénonciation de dangers fantasmés qui ne servent qu’une chose : populariser les idées d’extrême-droite.

      Arnaud Saint-Martin

      Sociologue, Chercheur au CNRS, rattaché au Centre européen de sociologie et de science politique de la Sorbonne (CNRS, EHESS, Paris 1)

      Antoine Hardy

      Politiste, Doctorant en sciences politiques au Centre Emile Durkheim, Université de Bordeaux

    • Dans le numéro 29 de la collection « Tracts » de Gallimard, la sociologue Nathalie Heinich se demande_ Ce que le militantisme fait à la recherche_. La thèse défendue est celle de la « contamination de la recherche par le militantisme ». Il s’agit en réalité de réserver le qualificatif de militants à des travaux qui concernent les questions décoloniales, de genre, de race ou encore d’intersectionnalité pour les disqualifier scientifiquement, tout en les considérant complice d’un « terreau » qui conduit au terrorisme.

      C’est une démarche qui n’est ni récente ni isolée mais qui est toutefois, sur le fond et la forme, d’une gravité particulière. Pour comprendre cette nouvelle tentative, il faut d’abord partir du texte en lui-même avant de le replacer parmi les interventions précédentes de son autrice ainsi que dans un contexte où les tentatives sont nombreuses pour saper les libertés académiques, l’autonomie intellectuelle et la critique sociale.

      Le texte de Nathalie Heinich est publié dans une collection qui se veut généraliste et qui n’est bien sûr pas tenue par les règles des publications scientifiques. Le problème n’est pas que ce soit un texte militant ou d’intervention. Ce sont que des accusations aussi lourdes soient formulées sans aucune preuve, le tout par une sociologue, directrice de recherche au CNRS, reconnue pour ses travaux. Son propos a pourtant reçu une large audience avec une interview d’une vingtaine de minutes dans la matinale de France Inter, le 28 mai 2021.

      Les « preuves » avancées, sur une courte période (2012-2021), sont en effet très hétéroclites et presque totalement extérieures à la production scientifique[1]. Très peu d’universitaires sont cités et, le plus souvent, pour des interventions médiatiques ou non scientifiques. Aucun travail ne fait l’objet d’une analyse ou d’une réfutation sérieuse. Les différents champs évoqués ne sont en rien historicisés. Résultat : une menace décrite comme d’autant plus immense et terrifiante qu’elle n’est jamais clairement définie ni prouvée.

      Certains de ces exemples sont rappelés ici de façon non-exhaustive mais clairement représentative de sa démarche. Deux articles scientifiques sont cités (un de la chercheuse Rachele Borghi en 2012 et un article dans la revue Multitudes en 2015) mais au titre d’une furtive illustration. Ce sont également des livres mais publiés dans des collections ou chez des éditeurs qui ne relèvent pas au sens strict d’une publication scientifique (par exemple, un livre de Michel et Monique Pinçon Charlot publié en 2019 sous le label Zones des éditions La Découverte ou un livre de Christine Delphy publié en 2008 à La Fabrique). Elle évoque plusieurs interventions récentes mais qui sont médiatiques (par exemple celles de Michel Wieviorka, Sandra Laugier et Ludivine Bantigny entre le 8 et 23 mars 2021).

      Elle mentionne encore un appel à communication de l’Association française de sociologie, qui, en 2017, formulait l’interrogation suivante à propos de la sociologie : « s’agit-il seulement de contribuer à la connaissance de la réalité (dans sa dimension proprement sociale), ce à quoi semble parfois se résumer sa raison d’être, ou la sociologie peut-elle aussi, et à quelles conditions, participer à la dynamique de changements des pouvoirs et de l’ordre social ? ». Cette question, pourtant ancienne (celle des liens entre savoirs et pouvoirs), est ici transformée en une autre par Nathalie Heinich : « ne se croirait-on pas revenu à la douce époque de la « science prolétarienne » ? ».

      Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit.

      Ce n’est pas la seule malhonnêteté intellectuelle de ce texte. De nombreux exemples ne sont pas identifiables et s’avèrent simplement invérifiables. Elle mentionne ainsi une phrase tirée d’une thèse dont on ne connaît ni le titre ni l’auteur (« ma thèse s’adresse autant au monde universitaire qu’aux activistes et correspond à un engagement personnel »), sans préciser où elle se situe dans le manuscrit, le tout pour prouver un engagement militant. Nathalie Heinich adopte le pire des postures mandarinales pour autoriser ce qui peut ou ne peut pas être dit. Sur la forme, comment une chercheuse peut-elle contrevenir à ce point aux règles minimales de la discussion aussi bien scientifique que collective ? Sur le fond, pourquoi un travail de thèse ne pourrait-il pas correspondre à un « engagement personnel » ?

      Autre exemple : lorsque la ministre de l’Enseignement supérieure et de la recherche, Frédérique Vidal, avait demandé en février 2021 une enquête au CNRS sur le prétendu « islamogauchisme » à l’université, le CNRS avait réagi par l’intermédiaire d’un communiqué pour affirmer que ce « slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique ». Or, Nathalie Heinich réduit la réaction officielle de l’institution à celle de son « service de presse ». Les prétendues preuves à l’appui de sa démonstration sont tronquées, manipulées ou inexistantes. Pourtant, si la menace était réelle, elle aurait justement laissé des traces conséquentes dans un pays qui compte 57 000 enseignants-chercheurs, environ 70 000 doctorantes et doctorants[2] ou encore des centaines de revues scientifiques.

      Nathalie Heinich affirme qu’il n’y a « rien de plus répétitif donc, de plus monotone et standardisé que ces sujets de thèse, de colloques, de numéros de revue, de séminaires consacrés au « genre », à la « domination », aux « discriminations », à la « racialisation ». Un article du chercheur Albin Wagener rappelait pourtant que l’étude des thèses et publications sur quatre portails (theses.fr, HAL, Cairn, Open Edition) identifiait la présence de termes comme « intersectionnalité », « décolonial », « racisé » dans seulement 0,038 % (pour le plus bas) à 2,38 % (pour le plus élevé) du corpus étudié. Elle met de son côté en avant une étude qui a ajouté les mots « genre » ou « islamophobie » et élargi les sources aux séminaires et aux colloques pour affirmer que « ces termes constituent plus de la moitié de l’ensemble du corpus ainsi élargi ». C’est d’ailleurs un chiffre de 50 % qu’elle mentionne lors de son interview à France Inter.

      Or, la construction de ce chiffre est à rebours de la méthode scientifique. Le sociologue Gilles Bastin en démontre tous les travers : en partant de certains mots-clefs (genre, décolonial, etc.), les auteurs ont omis que « ces termes sont surtout polysémiques et peuvent être employés dans des contextes totalement étrangers aux questions idéologiques qui obsèdent l’Observatoire du décolonialisme. C’est notamment le cas de « genre » et de « discrimination » dont l’emploi conduit à compter dans le corpus des articles sur le genre romanesque ou la discrimination entre erreur et vérité. » Nathalie Heinich glisse ainsi de la critique du militantisme à la qualification de militantisme par la présence d’un mot ou de plusieurs. Comment est-il possible de juger de la scientificité d’un travail sur la base d’un mot sauf en ayant une approche strictement idéologique qui disqualifie tout travail qui contiendrait l’un de ces termes ? C’est pourtant bien de cela dont il s’agit.

      Au-delà de ces bidouillages, elle formule des accusations d’une extrême gravité qui méritent d’être citées entièrement :

      « Cet islamogauchisme s’inscrit dans un paysage académique au sein duquel progresse, au mépris du savoir scientifique, l’idéologie “décoloniale”, qui fait de la race l’alpha et l’oméga de toute identité “dominée”, de la “domination” la clé de lecture unique du monde, et des discriminations racistes le résultat d’un “racisme d’État”, lequel justifierait dès lors toutes les formes de lutte, y compris les plus violentes – et l’on voit bien ici comment peut s’opérer le glissement de la manipulation intellectuelle dans le monde universitaire à l’endoctrinement des esprits faibles. Il arrive que le militantisme académique ne menace pas seulement le monde de l’enseignement et de la recherche. »

      Lors d’un entretien avec l’essayiste réactionnaire Eugénie Bastié, pour le site Internet du FigaroVox, trois jours avant la publication, Nathalie Heinich avait formulé des accusations similaires mais d’une manière encore plus brutale. Les chercheurs qu’elle rattache à des « courants des sciences humaines et sociales issus d’une tradition militante d’extrême gauche » contribuent selon elle « à légitimer le terreau dans lequel s’épanouissent les assassins de l’école Ozar Hatorah, de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher ou des terrasses de l’Est parisien ».

      Ce type d’intervention qui cherche d’un côté à délégitimer le travail de certains collègues et, de l’autre, à les rendre complices du terrorisme, n’est que la suite d’une longue série depuis la querelle de « l’excuse sociologique » réengagée par Manuel Valls[3]. C’est la marque d’une grande inconséquence morale et intellectuelle que d’en offrir un nouvel épisode avec une absence complète de preuve et une malhonnêteté totale dans la démonstration.

      La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre ».

      Les interventions de Nathalie Heinich sont nombreuses en ce sens. En février 2021, avec des collègues, elle soutenait la dénonciation par la ministre Frédérique Vidal de ce prétendu « islamo-gauchisme » à l’université, en insistant sur le « dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». En janvier 2021, elle signait l’appel de « l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » qui se donnait pour mission d’alerter sur la « la vague identitaire sans précédent au sein de l’enseignement supérieur et de la recherche » : « un mouvement militant entend y imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu « décolonialisme » et d’une « intersectionnalité » qui croit combattre les inégalités en assignant chaque personne à des identités de « race » et de religion, de sexe et de « genre » ». Le texte publié chez Gallimard est d’ailleurs la reprise d’une première version publiée sur le site de cet « Observatoire », le 4 mars 2021.

      Quelques mois plus tôt, en octobre 2020, dans le contexte de l’assassinat de Samuel Paty, Nathalie Heinich signait une autre tribune collective dont le message ciblait également le militantisme ou, plus précisément, la fausse idée que les signataires s’en font. Et d’asséner : « l’importation des idéologies communautaristes anglo-saxonnes, le conformisme intellectuel, la peur et le politiquement correct sont une véritable menace pour nos universités ».

      Cette dénonciation du militantisme à l’université n’est pas récente. À France Culture, en septembre 2015, Nathalie Heinich expliquait comment son ancien directeur de thèse, Pierre Bourdieu, aurait été « très tordu entre deux positions » : « la position de chercheur qu’il a d’abord été essentiellement, quelqu’un qui est payé pour produire et transmettre du savoir avec une visée de vérité et de l’autre côté ce qu’on appelle l’intellectuel, le tribun qui intervient dans l’espace public avec un impératif d’engagement et non pas de neutralité pour rechercher la vérité ».

      Cette interprétation, rétrospective et biaisée, simplifie à l’excès la stratégie d’intervention que Pierre Bourdieu s’est efforcé de mettre en oeuvre durant sa carrière, au nom d’un « intellectuel collectif » voué à défendre et illustrer l’attitude critique dans l’espace public – et pas seulement dans le cadre de séminaires[4]. La vision qui sous-tend cette réflexion exprime l’illusion d’une science « neutre », où la construction des connaissances n’aurait rien à voir avec la politique alors qu’elle est liée à cette dernière (en matière de postes et de financements ainsi que de la forme – pérenne ou par projet – que peuvent prendre ces derniers). Difficile de croire à une recherche pure, détachée de la politique, flottant au-dessus du monde social.

      Nathalie Heinich ne condamne pas en soi le militantisme mais le refuse dans la salle de classe ou dans les publications scientifiques. Pourtant, de telles publications sont bien jugées par des pairs qui sont capables de faire la différence entre une opinion militante et une démonstration scientifique. Elle réduit par ailleurs le militantisme, de manière étroite, à une « énergie essentiellement émotionnelle » et semble ignorer de nombreux travaux scientifiques qui montrent comment science et militantisme entretiennent en réalité des relations fécondes. Par exemple en termes de recherches biomédicales, les connaissances et combats d’activistes malades du SIDA ont pu utilement remodeler l’agenda de recherche[5]. Le militantisme peut aussi faire progresser la science en entraînant des recherches dans des domaines qui sont peu ou pas étudiés[6].

      Les interventions de Nathalie Heinich sont enfin à replacer dans un contexte plus large. La méthode de son texte fait tout d’abord écho à celle employée dans les réformes de l’enseignement supérieur et la recherche depuis une quinzaine d’années, dont la Loi de programmation de la recherche (LPR) a représenté un exemple typique. Ce projet de loi était en effet resté longtemps imprécis et indéfini, ce qui a étouffé tout travail possible et a permis facilement à ses partisans de qualifier les critiques de « fantasmes » ou d’« exagérations ».

      Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs parlent en ce sens d’une « gouvernementalité de l’insaisissable » : « loin d’être là simplement un accident ou une maladresse, on peut en effet faire l’hypothèse que l’opacité, le flou et la variation des énoncés mis en avant par l’analyse constituent une stratégie adaptée pour faire passer une réforme dont l’immense majorité de la communauté académique ne veut pas. »[7] C’est le même effet que procure la lecture de Nathalie Heinich : quelque chose d’insaisissable, et de voulu comme tel, pour paralyser la critique.

      L’usage social de ces faux ennemis permet ensuite de faire diversion. Au moment où des étudiants expliquaient devoir voler dans les magasins pour se nourrir et que les files d’attente aux distributions alimentaires s’allongeaient, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche recourrait à cette dénonciation, déjà citée, du prétendu « islamo-gauchisme » à l’université. Le politiste Samuel Hayat a bien expliqué comment ce terme permet « aux personnes qui l’utilisent d’amalgamer en un tout cohérent une série d’attitudes et de positions très diverses – et de jouer sur l’ambiguïté que cet amalgame autorise ».

      Avec une conséquence que le mathématicien David Chavalarias a montré puisque de tels propos ont en effet atteint « la mer », c’est-à-dire ces comptes du réseau social Twitter qui parlent de politique sans pour autant pouvoir être identifiés à une famille politique. Et de conclure que, en termes de diffusion, « les ministres du gouvernement ont réussi à faire en quatre mois ce que l’extrême-droite a peiné à faire en plus de quatre années ».

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés. Deux amendements supprimés de la récente LPR nous renseignent bien sur le climat ambiant. Le premier proposait de subordonner la liberté académique aux « valeurs républicaines ». Or, pour respecter la République, il y a la loi. Le second amendement supprimé voulait condamner le « fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un établissement d’enseignement supérieur sans y être habilité (…) ou y avoir été autorisé (…), dans le but de troubler la tranquillité ou le bon ordre de l’établissement ». Cela en aurait été largement fini des grèves et des manifestations sur les campus.

      Les moyens de militer et de protester sont, enfin, de plus en plus fragilisés.

      Le militantisme est bien davantage menacé que menaçant. Dans l’enseignement supérieur et la recherche, la précarité des personnels ampute leur capacité de protester. Cette précarité n’est plus, comme l’explique l’historien Christophe Granger, une étape pénible avant la stabilité. Elle est devenue la condition du métier. Les conséquences sont multiples. Pas de stabilité, de projection dans le temps, de capacité à s’installer quelque part et de construire une vie sereine. Ce « système organisé d’incertitude » a une conséquence terrible pour celles et ceux qui le subissent : « il les rive à un présent qui, faute de la moindre certitude valable, n’en finit pas de se vivre au présent »[8].

      Comment penser les luttes collectives quand la course personnelle pour obtenir un poste est si intense ? Comment s’investir dans un campus quand le contrat qui vous y attache est de très court-terme et qu’il faut tout le temps réfléchir à la prochaine candidature ? La concurrence pour les postes et les ressources épuise, désorganise et crame une énergie psychique considérable. Les destins séparés des statutaires et des précaires, même si ce mot ne doit pas faire croire à une réalité homogène tant les inégalités sont extrêmement diverses, complexifie la formation d’un front uni pour s’opposer et proposer autre chose.

      Plus largement, les possibilités de protester sont aussi entravées par la sophistication et l’amplification des dispositifs de surveillance[9] et par des violences policières, légales et illégales, qui tétanisent et effraient, notamment, mais pas seulement, les personnes qui manifestent ou s’organisent[10] et les journalistes qui en rendent compte. L’État de droit n’est pas une simple série de lois et de règles, aujourd’hui en danger. C’est aussi une atmosphère qui ne cesse de se dégrader.

      Pour conclure, un texte comme celui de Nathalie Heinich place le lecteur face à un dilemme : d’un côté, une tentation de ne pas répondre à un texte qui méprise les règles élémentaires de la discussion scientifique et collective ; de l’autre, la nécessité de combattre des attaques aussi graves et aussi fausses énoncées depuis une position de pouvoir. C’est la seconde solution, imparfaite comme la première, que nous avons choisie.

      S’il s’agit d’identifier ce qui menace l’université, les problèmes sont largement documentés : le manque de postes, de financements pérennes et de nouvelles universités pour accueillir l’augmentation massive du nombre d’étudiantes et d’étudiants alors que sur la même période, le nombre de professeurs des universités ou de maîtres de conférences n’a pas évolué. Et comme le souligne plusieurs universitaires, « ces trois dernières années, le budget des universités a crû de 1,3 % par an, ce qui est inférieur à l’effet cumulé de l’inflation et de l’accroissement mécanique de la masse salariale ». Nathalie Heinich aurait pu prêter sa notoriété à de telles causes.

      Réfléchir aux conditions sociales du travail scientifique serait plus utile que la mise en scène de ces faux ennemis. C’est ce que fait par exemple Nature, dans un éditorial publié une semaine avant le texte de Nathalie Heinich, où la revue écrit que « le racisme dans la science est endémique parce que le système qui produit et enseigne la connaissance scientifique a, pendant des siècles, donné une fausse image, marginalisé et maltraité les personnes de couleurs et des communautés sous représentées. Le système de la recherche a justifié le racisme – et, trop souvent, des scientifiques occupant des positions de pouvoir ont bénéficié de celui-ci. Ce système inclut l’organisation de la recherche : comment elle est financée, publiée et évaluée. »

      C’est ce qu’il serait aussi possible de faire face au dévoiement de la recherche à des fins économiques. Que ce soit pour le tabac, le bisphénol A ou les néonicotinoïdes, la recherche scientifique a pu être détournée par des intérêts privés. La tactique était, et reste, souvent simple et redoutable : dire que les données qui prouvent un problème ne suffisent pas et qu’il faut faire davantage de recherche. Le doute, en la matière, est déjà une victoire pour les industriels. Il n’est plus la conséquence de ce qui n’a pas été exploré mais de ce qui est volontairement obscurci[11]. Au service de ce doute devenu produit[12], les techniques sont aujourd’hui de plus en plus sophistiquées[13] et cet enfumage généralisé empêche de se repérer. Car si on ne distingue plus ce qui est vrai de ce qui est faux, comment être encore capable de critiquer quoi que ce soit ?

      Or, c’est bien ce qui se passe à propos du texte de Nathalie Heinich : une scientifique reconnue nous parle de quelque chose qu’elle juge très grave sans aucune preuve. Elle aurait pu choisir de lutter contre les dangers réels qui menacent aussi bien la recherche que l’université. Au lieu de cela, elle préfère s’abîmer dans la dénonciation de dangers fantasmés qui ne servent qu’une chose : populariser les idées d’extrême-droite.

      Arnaud Saint-Martin
      SOCIOLOGUE, CHERCHEUR AU CNRS, RATTACHÉ AU CENTRE EUROPÉEN DE SOCIOLOGIE ET DE SCIENCE POLITIQUE DE LA SORBONNE (CNRS, EHESS, PARIS 1)

      Antoine Hardy
      POLITISTE, DOCTORANT EN SCIENCES POLITIQUES AU CENTRE EMILE DURKHEIM, UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

      [1] Sur les trente-neuf notes de son texte, Nathalie Heinich renvoie également à plusieurs de ses textes.

      [2] Disponible sur le site du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en FranceLien hypertexte.

      [3] Sur le mot d’ordre de « l’excusisme » coupable de « complicité » avec le terrorisme, banalisé par Manuel Valls, les idéologues du Printemps Républicain et aujourd’hui Nathalie Heinich, voir Manuel Rebuschi, Ingrid Voléry (dir.), Comprendre, expliquer, est-ce excuser ? Plaidoyer pour les sciences humaines et sociales, Vulaines-sur-Seine, Editions du Croquant, 2019.

      [4] Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique, Marseille, Agone, 2002, p. 470-475.

      [5] Steven Epstein, Impure science : AIDS, activism, and the politics of knowledge, Berkeley, University of California Press, 1996.

      [6] David J. Hess, Undone Science : Social Movements, Mobilized Publics, and Industrial Transitions, The MIT Press, 2016.

      [7] Thibaut Rioufreyt et Camille Noûs, « À la recherche de la LPPR. Mener l’enquête face à la gouvernementalité de l’insaisissable », Revue française de pédagogie, No 207, 2020.

      [8] Christophe Granger, La destruction de l’université, Éditions La Fabrique, 2015.

      [9] Voir par exemple : Olivier Tesquet, A la trace, Enquête sur les nouveaux territoires de la surveillance, Premier Parallèle, 2020

      [10] Par exemple, pour le journaliste David Dufresne, qui a recensé et identifié les films amateurs des violences lors des manifestations des Gilets-Jaunes, « ce n’est plus du maintien de l’ordre, c’est une répression massive, puisque la police française a blessé en quelques mois autant de manifestants qu’en vingt ans », https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/gilets-jaunes-la-police-a-blesse-en-quelques-mois-autant-de-manifestant

      [11] Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology : The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford, Stanford University Press, 2008.

      [12] C’est la formule devenue célèbre du memo interne de l’entreprise Brown & Williamson tobacco : « Doubt is our product since it is the best means of competing with the ‘body of fact’ that exists in the minds of the general public. It is also the means of establishing a controversy ».

      [13] Sur ces questions, voir la lecture des livres et articles de Stéphane Foucart, dont le travail d’investigation met à jour ces différents mécanismes. Pour une analyse passionnante de leurs évolutions les plus récentes, voir : Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Sylvain Laurens, Les gardiens de la raison, Enquête sur la désinformation scientifique, Paris, La Découverte, 2020.