• Comment Bercy s’est converti dans la douleur à la dépense : 424 milliards d’euros depuis mars 2020 (Elsa Conesa, _Le Monde, 29 mai 2021)
    https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/05/29/comment-bercy-s-est-converti-dans-la-douleur-a-la-depense_6081957_823448.htm

    « Oups. » Dans les couloirs monochromes de Bercy, la réaction est restée policée. Mais les hauts fonctionnaires du puissant ministère de l’économie et des finances se souviendront longtemps de ce moment où Emmanuel Macron a lâché sa petite bombe, le soir de son allocution du 12 mars 2020. « Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies, quoi qu’il en coûte », l’ont-ils entendu dire, médusés. Crise oblige, nombre d’entre eux étaient encore dans leur bureau du bâtiment Colbert, un œil sur l’écran de télévision. Mais aucun n’avait été prévenu, pas même les directeurs, poids lourds du ministère. « Houston, on a un problème », a ironisé l’un d’eux.

    Bien sûr, il y a cette pandémie qui s’étend comme une marée noire sur l’Europe et contraint à fermer les économies les unes après les autres. Mais ce « quoi qu’il en coûte », il va falloir le financer. Le président n’est pas le seul à décider : l’appétit des investisseurs pour la dette française ne se décrète pas. Et, depuis quelques jours, a resurgi le spectre d’une crise de la dette, à l’image de celle qui avait failli faire éclater la zone euro en 2012. « Ce n’était pas du tout certain que les marchés suivraient, se souvient une figure de la maison. On n’aurait pas eu le plan de relance européen et la #BCE, on partait dans le décor… » (…)

    Une révolution culturelle pour une maison dont les grands commis sont biberonnés au contrôle des deniers publics. « On est passés du chauffage au climatiseur », ironise l’ancien ministre Eric Woerth, aujourd’hui président de la commission des finances à l’Assemblée. Les élus ont, de fait, rarement eu l’occasion d’auditionner un ministre du budget qui, comme Olivier Dussopt, s’applique à sommer des chiffres disparates pour afficher le niveau de dépenses le plus élevé face à la crise − 424 milliards d’euros depuis mars 2020

    (…)

    Sa grande angoisse ? Que les aides d’urgence se pérennisent et fassent exploser le déficit. L’administration n’aurait sans doute pas fait le « quoi qu’il en coûte » parce que c’est « un changement de cap politique majeur dont elle n’a pas l’initiative, rappelle Amélie Verdier, l’actuelle directrice du budget. _*L’administration ne fait pas la politique et c’était très politique de dire qu’on arrête de compter. Elle conseille avant et assure après la mise en œuvre des choix faits. »_ Sa préoccupation, ce ne sont pas les milliards décaissés dans l’urgence, dont personne ne conteste la nécessité. Le problème, « c’est plutôt l’après, la sortie de crise ».

    « La réalité, c’est que les hauts fonctionnaires de Bercy se sont fait marcher sur la tête par le politique, observe un ancien de la maison. Certains en étaient malades. » Valorisés pendant des années dans le rôle ingrat du défenseur de l’austérité, ces moines-soldats ont dû détruire ce qu’ils avaient mis des années à construire, presque du jour au lendemain. Un revirement décrit par certains comme « inhumain ». Ne dit-on pas qu’au budget il y a ce rêve d’être « le dernier qui éteindra les lumières » ? En clair, d’être celui qui, à force d’avoir ratiboisé la dépense, l’a fait… disparaître.

    *Bien sûr, l’urgence de la crise s’est imposée à ces cerveaux bien faits. Mais à la fierté réelle d’avoir contribué à sauver le pays s’ajoute, par moments, le sentiment désagréable de s’être fait avoir. Car dans le chaos provoqué par la pandémie, certains ministères en ont profité pour prendre leur revanche. Des dépenses retoquées dix fois parce qu’elles étaient jugées ineptes ont été validées sans autre forme de procès. (…)

    Dans la tempête, certains de ces gardiens du temple ont tenu bon, conservant un œil sur le déficit quand tous les repères sautaient. Et ont tenté d’alerter : la crise n’excuse pas tout, il faut du contradictoire. « Les premiers mois, on voyait la résistance des “vrais Bercy”, qui continuaient à tenir un discours de rigueur, raconte un fonctionnaire d’un ministère concurrent. On leur disait qu’ils étaient déconnectés de la réalité, mais rien à faire, la culture demeure. » Dans les boucles d’e-mails, les deux discours coexistent, trahissant des débats internes. (…)

    Pour autant, politiques, chefs d’entreprise, élus, tous le disent : la mobilisation du ministère a été exemplaire à tous les étages. Réquisitionnée pour distribuer, partout en France, les chèques du fonds de solidarité, l’administration fiscale a répondu comme un seul homme à des consignes pourtant très inhabituelles : dépenser, décaisser et cesser les contrôles. « Notre mission est plutôt de prélever que de donner, reconnaît Jérôme Fournel, directeur général des finances publiques (DGFIP). Mais il y avait un besoin de sécuriser les versements et la DGFIP a été en capacité de le faire dans des délais très courts. »

    Quitte à détourner le regard, par moments. Comme le raconte cet inspecteur en Rhône-Alpes qui a dû verser des aides à des entreprises qui n’avaient pas fait leurs déclarations depuis des années. « On aurait pu leur dire de régulariser leur situation avant de payer, bougonne-t-il. Mais les consignes, c’était de payer, qu’on verrait plus tard. » Dans le doute, il a fait un courrier de rappel aux entreprises concernées en pointant leurs obligations. « Même si ça ne sert à rien… C’est du jamais-vu qu’il n’y ait pas d’obligation pour lâcher l’argent, ça nous chatouille quand même un peu de voir ça… »

    (…) Même après quinze mois de crise, l’idée même de politique industrielle continue de nourrir des débats entre les différentes directions de Bercy, entre les ingénieurs de la direction des entreprises et les énarques du Trésor. Faut-il relocaliser les filières critiques ? Ou laisser faire le marché ? Quel degré d’implication pour l’Etat ? « La crise a confirmé notre diagnostic selon lequel le fonctionnement du marché crée des vulnérabilités, comme sur les semi-conducteurs ou le paracétamol », fait valoir Thomas Courbe, à la tête de la direction générale des entreprises, qui porte traditionnellement une vision plus interventionniste.