« Les records d’abstention montrent que le pays légal n’a plus rien à voir avec le pays réel »

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  • « Les records d’abstention montrent que le pays légal n’a plus rien à voir avec le pays réel »
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    Céline Braconnier
    Professeure des universités en science politique

    Pour la professeure en science politique Céline Braconnier, l’absence d’impact du vote sur leur quotidien et le brouillage induit par la valse généralisée des étiquettes politiques continuent d’éloigner les citoyens des urnes.

    Tribune. La concurrence des qualificatifs choisis pour dire publiquement l’ampleur de l’abstention enregistrée dimanche 20 juin aux régionales et départementales – « historique », « ahurissant », « phénoménal », « catastrophique » – exprime un état de sidération partagé face à une démobilisation électorale qui concerne désormais deux citoyens inscrits sur trois.

    Par elle-même, cette hausse de l’abstention ne devrait pourtant pas étonner. Elle s’inscrit dans le prolongement continu d’un mouvement de retrait des urnes qui affecte la totalité des scrutins, hormis la présidentielle, depuis la fin des années 1980. Dimanche, les jeunes n’ont été que 20 % à se déplacer. Les records d’abstention ont de nouveau été battus dans les territoires populaires des grandes métropoles dont la population est plus jeune qu’ailleurs, mais aussi moins diplômée et économiquement fragile.

    Rappeler que seuls 11 % des inscrits ont voté le 20 juin à Vaulx-en-Velin (Rhône), 12 % à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), 17 % à Bobigny (Seine-Saint-Denis) et Sarcelles (Val-d’Oise), c’est montrer que le pays légal n’a plus rien à voir avec le pays réel. De fait, les orientations politiques des territoires sont arrêtées par des votants beaucoup plus âgés, beaucoup plus diplômés, beaucoup plus aisés que la moyenne. Il existe bien un risque accru que les programmes, comme les politiques publiques, en satisfaisant d’abord les attentes des catégories de la population qui se déplacent, renforcent le sentiment d’abandon et de déconnexion avec les institutions de ceux qui votent le moins et, donc, leur distance aux urnes.

    Déconnexion marquée des élus
    Au-delà des complaintes convenues, enregistrées lors des soirées électorales, il serait temps de questionner sérieusement les modalités d’activation pratique de notre démocratie représentative. La participation à la présidentielle, qui continue de mobiliser massivement, même si c’est un peu moins à chaque fois, montre qu’il n’y a pas – en tout cas pas encore – de rupture avec le vote, y compris parmi les jeunes, y compris dans les quartiers populaires. Lorsque les citoyens comprennent comment et pourquoi, et lorsqu’ils peuvent voter facilement à côté de chez eux, ils continuent de prendre part aux choix collectifs.

    Relever le défi de la remobilisation électorale passera forcément par des mesures de plusieurs ordres et engagera plusieurs types d’acteurs.

    Le facteur politique est le plus immédiatement visible. Une majorité de citoyens éprouve l’absence d’impact des résultats du vote sur son quotidien et déplore que les alternances politiques ne produisent pas d’alternatives dans les modes de vie. Les plus fragiles, notamment, dénoncent une déconnexion marquée des élus à l’égard des difficultés vécues, et disent ne plus rien attendre des professionnels de la politique, aucune formation partisane n’échappant à cette défiance généralisée.

    • Sur ce point, il est frappant de constater que les votants du 20 juin ne diffèrent pas fondamentalement des abstentionnistes, n’était que, dans leur cas, le désenchantement est compensé par l’habitude de voter ou la culpabilité à s’abstenir. Autant que l’ampleur de l’abstention, l’importance du vote désenchanté et politiquement désinvesti doit conduire les partis à questionner leurs modalités de déploiement. Le militantisme de terrain, qui assurait historiquement un lien entre le vécu quotidien des citoyens, leur espace de vie et les institutions politiques et républicaines, n’a pas été remplacé.

      « Mal-inscription » sur les listes

      Dans le même temps, la « dé-composition » du paysage politique, longtemps structuré par un axe droite-gauche facilitant le repérage et le décryptage de l’offre, a laissé place à une cartographie devenue ésotérique à quiconque n’est pas très politisé. Alimentée par la porosité des trajectoires de candidats entre partis, la valse généralisée des étiquettes a produit des effets très forts de brouillage. Une situation encore compliquée, cette année, pour les régionales et départementales, par les systèmes d’alliance à géométrie variable en fonction des scrutins et des territoires. Les formations, comme les individus qui les composent, ne peuvent faire l’économie d’une clarification des positions, des programmes, des trajectoires, ainsi que d’une réflexion sur les missions d’éducation politique qui leur incombent.
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      Au-delà des partis, la réforme de procédures électorales héritées de temps anciens, désormais inadaptées à nos modes de vie et qui constituent autant d’obstacles à la participation, doit permettre de faciliter le vote des catégories les plus variées d’électeurs. Affectant 15 % des inscrits, et plus d’un tiers des 25-35 ans, la « mal-inscription » sur les listes électorales continue d’alimenter mécaniquement l’abstention des étudiants comme des jeunes cadres, catégories particulièrement mobiles géographiquement et plutôt sociologiquement prédisposées à voter quand elles peuvent le faire aisément.

      Supprimer cette étape de l’inscription préalable à l’exercice du droit de vote – que la France est un des seuls grands pays démocratiques à continuer d’imposer à ses citoyens – aurait pour effet de faciliter la participation de plus de 7 millions d’électeurs et de réintroduire plus de 5 millions de non-inscrits dans la population électorale. Dans le même ordre d’idées, faciliter l’établissement des procurations, rendre possible le vote par correspondance, introduire la possibilité de voter sur plusieurs jours constituent autant de modalités alternatives à celles existantes, dont les effets de facilitation mériteraient d’être a minima expérimentées.

      Enfin, le rôle de l’école dans l’accompagnement des premières expériences électorales doit être posé. Les jeunes, dans de nombreuses enquêtes, déclarent attendre de l’institution scolaire qu’elle les aide à décrypter les règles du jeu politique. L’on sait aussi qu’un citoyen qui vote plusieurs fois d’affilée a plus de chance de continuer de se rendre aux urnes et que la pratique électorale résulte, pour partie, de mécanismes d’entraînement. Dans cette perspective, abaisser l’âge électoral à 16 ans pourrait avoir pour effet de permettre un accompagnement plus efficace tant par la famille que par les institutions de formation.

      « Pays réel », « pays légal », elles ont pas mal dédiabolisées les catégories de la droite nationaliste...