• Philippe Aigrain, le sens du commun – Libération
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    Le cofondateur de l’association la Quadrature du Net, infatigable promoteur du partage culturel et des « biens communs » numériques, est décédé dimanche, à l’âge de 71 ans.

    par Amaelle Guiton
    publié le 12 juillet 2021 à 22h07

    Pour celles et ceux qui l’ont croisé ou côtoyé, il fut un regard pétillant, une générosité palpable, une curiosité jamais démentie. Pour celles et ceux qui se sont plongés ces quinze ou vingt dernières années dans l’analyse des mutations sociales et culturelles provoquées par l’avènement d’Internet – et c’étaient en bonne partie les mêmes –, il incarnait une réflexion féconde, que pourraient résumer les titres de deux de ses ouvrages : Cause commune et Sharing (« partage »). Infatigable militant du partage de la culture, penseur des « biens communs » numériques, cofondateur de l’association de défense des libertés La Quadrature du Net, Philippe Aigrain, 71 ans, est décédé dimanche. C’est la maison d’édition Publie.net, dont il présidait la société éditrice, qui l’a annoncé ce lundi sur Twitter.

    Nous avons eu la tristesse d’apprendre le décès hier de Philippe Aigrain en montagne. Penseur des communs, chercheur, poète et romancier, il dirigeait la maison d’édition depuis 2016. Nous sommes bouleversés. Nos pensées à Mireille, sa compagne, ses filles et ses petits-enfants. pic.twitter.com/jDFDSbqH5r
    — publienet (@publienet) July 12, 2021

    « C’est lui qui a importé en France la pensée des “communs„ », ces ressources qui ne relèvent ni de l’Etat ni de la propriété individuelle exclusive, souligne la chercheuse Valérie Peugeot, qui a rencontré Philippe Aigrain pour la première fois en 2003 à l’occasion d’une journée de débats organisée par le réseau associatif I3C (Internet créatif, coopératif et citoyen). Ce docteur en informatique, passé par l’université de Berkeley en Californie et par l’Institut de recherche en informatique de Toulouse, vient alors de quitter le programme de recherche de la Commission européenne dédié aux technologies de l’information, où il a travaillé sept ans, et s’apprête à créer sa propre entreprise de développement de logiciels libres. Il va devenir au cours des années suivantes l’un des principaux acteurs des débats, ô combien vifs, sur la propriété intellectuelle à l’ère numérique, alors que les industries culturelles et les sociétés de gestion des droits d’auteur sont vent debout, à l’époque, contre la massification de la circulation des fichiers musicaux mp3…

    « Contribution créative »

    C’est Philippe Aigrain qui, en 2008, développe l’idée d’une « contribution créative », soit un financement mutualisé, par les internautes, de la création culturelle, qui permettrait de légaliser le partage d’œuvres en ligne : « un vrai système de redistribution permettant de sortir de l’alternative entre le piratage et le renforcement systématique de la propriété intellectuelle », résume Valérie Peugeot. La « contribution créative » ne verra pas le jour, mais cette réflexion marquera durablement une génération de militants des libertés sur Internet. Lesquels ont été aussi nourris de ses analyses et travaux sur les biens communs numériques, des logiciels libres à l’encyclopédie en ligne Wikipédia, en passant par les licences Creative Commons et l’accès ouvert aux travaux de la recherche publique.

    L’homme était aussi poète, éditeur – depuis 2016, il dirigeait les éditions Publie.net, créées huit ans plus tôt par l’écrivain François Bon – et militant. Il avait ferraillé en 2006 contre la loi Dadvsi (droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information), trois ans plus tard contre la loi Hadopi, plus récemment contre la loi renseignement de 2015, la création l’année suivante du « mégafichier » TES (titres électroniques sécurisés)… « J’admirais sa faculté d’indignation inébranlable face aux désordres du monde et en même temps la rigueur de ses analyses, la manière dont il savait mettre à distance certains réflexes militants pour appréhender une situation dans toute sa complexité », écrit à Libé Félix Tréguer, chercheur associé au Centre internet et société du CNRS, qui a rejoint la Quadrature du Net en 2009, peu de temps avant que l’association « sabre le champagne » après la censure d’une bonne partie de la loi Hadopi par le Conseil constitutionnel.

    « Un éternel émerveillé »

    « Sa curiosité, sa capacité à conjuguer les savoirs » lui permettaient « de naviguer entre des communautés militantes, intellectuelles, artistiques [et] entre les pays », poursuit Félix Tréguer, qui loue aussi la capacité de ce père de deux filles et quatre fois grand-père à ne jamais « se départir du soin de soi et des autres ». Sur Twitter, Jérémie Zimmermann, cofondateur et ex-porte-parole de l’association, salue « un éternel émerveillé, un amoureux de tout », à la « passion contagieuse ». Qui aura eu « le mérite, en permanence, d’incarner ses idées », souligne Valérie Peugeot. Et qui aura nourri les réflexions et les pratiques des amoureux d’un Internet libre et coopératif, dessinant, malgré les désillusions, d’autres possibles.
    Cause commune. L’information entre bien commun et propriété, Fayard, 2005 ; Sharing. Culture and the Economy in the Internet Age (« Partage. La culture et l’économie à l’âge d’Internet), Amsterdam University Press, 2012.

    #Philippe_Aigrain