• « Mon travail sera toujours connecté à Gaza » : Duaa Qishta, la liberté à bicyclette
    Par Emmanuelle Jardonnet | Publié le 01 août 2021
    https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2021/08/01/mon-travail-sera-toujours-connecte-a-gaza-duaa-qishta-la-liberte-a-bicyclett

    Duaa Qishta, à l’Atelier des artistes en exil, à Paris (2e), le 9 juillet 2021 . BAUDOUIN POUR "LE MONDE"

    Foulard rouge noué dans les cheveux, veste en jean, elle fait d’emblée penser à l’image de l’affiche féministe « We Can Do it ! ». L’idée l’amuse et elle prend la pose, le bras relevé, biceps en avant, en riant, dans son studio de l’Atelier des artistes en exil. Duaa Qishta, 29 ans, fait partie des quelque 200 artistes adhérents, de tous horizons et toutes disciplines confondues, de cette association qui aide les artistes récemment arrivés en France, principalement en mettant à leur disposition un espace de travail dans son centre, installé depuis la sortie du confinement à deux pas de la place des Victoires, au cœur de Paris (2e). Palestinienne et plasticienne, mais avant tout peintre, la jeune femme est arrivée à Paris en janvier 2020. Non pas à vélo, mais sous le signe du vélo.

    Rétropédalage. Duaa Qishta est née en expatriée, à Médine, en Arabie saoudite, où son père travaillait dans un hôpital. Au retour de la famille à Rafah, tout au sud de la bande de Gaza, à la frontière avec l’Egypte, elle a 2 ans. Malgré une disposition à créer, les études d’art ne sont pas une option. Sa famille la veut scientifique : elle s’inscrit en fac de maths, comme sa mère avant elle, professeur de maths sous le régime du Fatah. Ses études terminées, elle passe les concours : celui d’Etat et celui de l’ONU, pour enseigner au sein des camps de réfugiés. « Ces tests sont très difficiles à obtenir, car il y a beaucoup de candidats pour une poignée de postes. » Elle jette l’éponge après plusieurs tentatives.

    Enseignante désœuvrée alors que le Hamas a pris le pouvoir, sa mère décide à ce moment-là de lancer une petite affaire de confection, et propose à sa fille de travailler avec elle. Une activité commerciale qu’elle combine avec des cours particuliers. « Je les donnais au rez-de-chaussée d’une maison à moitié construite, que mon père avait accepté de mettre à ma disposition. Mais je me sentais lasse : je ne trouvais pas ma place et je ne me voyais pas d’avenir. »
    Puis, un jour, en consultant Facebook, elle tombe sur la page d’un artiste, et découvre une annonce : un workshop pour artistes à Rafah. « C’était tout près de chez moi et très peu cher. Pour postuler, il fallait montrer des travaux. J’ai envoyé des dessins. » Elle est retenue, et revit : « Mon prof, un jeune peintre, m’a ouvert les yeux et l’esprit, et m’a fait réaliser que j’avais des choses à exprimer. Il m’a connectée avec moi-même », raconte-t-elle.
    Voyage onirique
    Mais, au bout d’un mois, le workshop a un problème d’hébergement : « J’ai repensé à la maison de mon père : et si nous ouvrions un studio en groupe, à sept filles et garçons ? » Le père cède face à la détermination de sa fille. Son cercle s’agrandit, et elle commence à vendre. Ses amis aussi montent en puissance, l’entraînant vers des réflexions plus conceptuelles, et elle présente des dossiers de candidature pour des bourses et des résidences.
    Entre-temps, leur atelier doit fermer : leur groupe mixte et des peintures de nus ont heurté les autorités locales. « Nous sommes critiqués, menacés, et nous n’avons plus d’endroit pour travailler. » Un ami en résidence à Paris lui suggère de venir. Alors que, jusque-là, elle exprimait des problèmes de son pays à partir d’archives et d’histoires de guerre, il lui conseille de davantage exprimer ses rêves. Elle repense alors à un rêve enfoui : le vélo.
    « A Gaza, on dit que les filles perdent leur virginité à vélo. Donc je ne savais pas en faire, et j’avais peur avec toute cette pression. En tant que garçon, cet ami palestinien ne se rendait pas compte de cet empêchement », relate-t-elle. Le vélo devient une blague entre eux, et il compare sa passion à celle de Géricault pour les chevaux. « Ça m’a donné de l’espoir, et un objectif : aller à Paris, avoir un vélo, et aller voir les tableaux de Géricault en vrai, au Louvre. »
    On est en 2019, elle tombe, toujours par le biais de Facebook, sur un appel à projets pour une résidence à la Cité des arts. Elle y postule avec un projet mêlant vélo et hidjab, qui deviendra sa série « Géricault Gaza », un voyage onirique à travers la bande de Gaza où elle se met en scène dans des compositions très revisitées du peintre français.
    Elle est prise pour trois mois. A son arrivée, son ami lui offre son premier vélo, et elle apprend à en faire avec lui, la nuit, sur les berges de la Seine. Le vélo bleu est de toutes ses peintures : elle le chevauche, cambrée sur la roue arrière sur un lieu de pèlerinage. Elle porte des escarpins rouges, et le Coran à la place du sabre. Dans une scène plus domestique et intime, elle le serre dans ses bras. « C’est une sorte de rébellion contre le poids des traditions, pour dire que les femmes ont le droit de vivre pour elles », explique l’artiste.
    Une touche surréaliste
    Chaque toile a une touche surréaliste : là, son lit se transforme en naufrage au clair de lune ; ici, deux poules se disputent un œuf. « Elles se battent pour contrôler le poussin qui va sortir. C’est une image de la fragilité d’être une fille dans une culture musulmane traditionnelle », explicite la jeune femme. Cette série de grands tableaux viendra bientôt se clore avec une scène de guerre, où les soldats à cheval seront des femmes à vélo. C’est sa série parisienne. Car elle est restée.
    La pandémie de Covid-19 et le confinement sont passés par là, avec l’impossibilité de voyager. Elle a depuis demandé et obtenu le statut de réfugiée assorti d’une carte de résident de dix ans. Autre bonne nouvelle : l’artiste enchaînera à la rentrée deux résidences d’un semestre dans les écoles d’art de Valence-Grenoble et de Cherbourg, dans le cadre du programme Pause, porté par le Collège de France et accompagné par l’Atelier des artistes en exil.
    Elle n’est pas rentrée à Gaza depuis janvier 2020, et a tremblé pour sa famille lors des récents bombardements. « J’attendrai d’être française et que le Hamas ne soit plus là. Je veux à terme participer au développement de la culture sur place et aider d’autres jeunes artistes qui sont comme j’étais : perdus, pas réellement en vie. Mon travail sera toujours connecté à Gaza, à ma mémoire, car il traduit ma quête d’identité en tant que femme palestinienne, et la nécessité de toujours devoir se battre. » Bien en selle, comme elle l’est devenue aujourd’hui.