• Aux Etats-Unis, pénurie de main-d’œuvre dans une économie en pleine reprise
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    A Los Angeles, le 8 juillet 2021. FREDERIC J. BROWN / AFP

    Alors que l’économie américaine a créé 943 000 emplois sur le seul mois de juillet, faisant tomber le taux de chômage de 5,9 % à 5,4 %, de nombreuses entreprises, notamment dans les services, cherchent désespérément du personnel.
    Par [le génie] Arnaud Leparmentier (Mount Rainier (Etat de Washington), envoyé spécial)

    Les autorités du parc national du Mount Rainier, au nord ouest des Etats-Unis, conseillent d’arriver de bon matin pour éviter les embouteillages. L’Amérique est repartie en plein boom, avec une activité qui a rattrapé son niveau de début 2020. L’économie a créé sur le seul mois de juillet 943 000 emplois, faisant tomber le taux de chômage de 5,9 % à 5,4 %, a révélé vendredi 6 août le ministère du travail.

    En arrivant dans le Paradise Inn, superbe bâtisse rustique bâtie en 1916 au pied des glaciers qui dévalent du volcan et des prairies bucoliques, la réalité est un peu différente : d’abord, l’ordre est arrivé de Washington dans la matinée, il faut remettre les masques dans les locaux, variant delta du Covid-19 oblige. Surtout, on découvre ce mercredi 28 juillet que le restaurant est fermé le soir. Explication, il n’y a pas assez de personnel pour faire tourner l’hôtel.

    [ha ben ça alors, la job machine est ci :] Article réservé à nos abonnés Lire aussi En France, l’emploi salarié a retrouvé son niveau d’avant-crise

    Melinda Simpson, directrice générale de la concession hôtelière, le confirme : « Nos effectifs sont normalement à 260, nous sommes à 130. » Il y a bien sûr l’absence des travailleurs internationaux – des jeunes habituellement recrutés grâce au département d’Etat pour faire la promotion des Etats-Unis – : les visas d’échange J1 se sont effondrés de 350 000 à 108 000 entre 2019 et 2020 et n’ont pas dû remonter beaucoup. Et puis l’impossibilité de recruter des Américains. « Les gens n’ont pas envie de sortir ces temps-ci », explique Melinda Simpson.

    Pique-nique

    De ce fait, il n’y a pas de petit-déjeuner ; le midi, c’est pique-nique, et le dîner n’est proposé que cinq soirs par semaine – les mardi et mercredi, les équipes se reposent. Pendant les dîners, seules quelques tables sont occupées au lieu des centaines de convives qui revivent habituellement bruyamment leur randonnée du jour dans cette immense salle à manger et ses rondins. Pour Melinda Simpson, il ne s’agit pas d’une question de rémunération : « Nous offrons un des salaires minimums les plus élevés des Etats-Unis », estime-elle (14 dollars de l’heure environ et avantages en nature).
    En tout cas, la pénurie de main-d’œuvre ralentit le redécollage de l’économie américaine, qui doit encore recréer 5,4 millions des 22 millions d’emplois détruits au début de la crise. Si 380 000 personnes sont revenues travailler dans les loisirs-hôtellerie-restauration en juillet, ce secteur accuse encore un retard de 1,7 million d’emplois (10 % du total). Aujourd’hui, le nombre d’emplois non pourvus aux Etats-Unis est légèrement supérieur au nombre de chômeurs recensés (8,7 millions).

    Cette pénurie est sensible dans de nombreux services. En arrivant à l’aéroport de JFK à New York, mi-juillet, il n’y avait, fait inimaginable, aucune file au contrôle de police, mais il fallait attendre les taxis qui arrivaient un par un. Un chiffre du printemps montrait que seuls un tiers de 12 000 taxis jaunes arpentaient de nouveau le bitume après le confinement. L’activité, manifestement n’est pas repartie.
    A Seattle, en pleine saison touristique, les restaurants ferment en début de semaine et le midi, incapables de servir leurs clients
    Il en va de même pour les compagnies aériennes, incapables de faire face à la demande. Le vol direct New York-Portland (Oregon) a été annulé par Delta, remplacé par une escale à Minneapolis faute d’être en mesure d’assurer la liaison. Là, l’appareil a eu une avarie – cela arrive –, mais le lendemain matin, ce sont deux hôtesses qui manquaient à l’appel. Une semaine plus tard, c’était au tour d’American Airlines et de la compagnie low cost Spirit Airlines d’annuler des vols par centaines, à cause des intempéries mais aussi du manque cruel de personnel. Les compagnies ont reçu quelque 54 milliards de dollars d’aide fédérale pendant la crise du Covid pour maintenir leurs effectifs.

    Furieuse, la sénatrice démocrate de l’Etat de Washington, Maria Cantwell a écrit aux patrons des compagnies aériennes pour leur demander des comptes. « Au mieux, les compagnies aériennes ont mal géré la commercialisation de leurs vols et leur effectif, et au pire, elles n’ont pas utilisé le financement octroyé par les contribuables pour se préparer à la reprise des voyages à laquelle nous assistons. » Exaspéré aussi, le Wall Street Journal a lancé un appel pour une charte en faveur des voyageurs aériens.

    Prestations fédérales

    Dans les villes, la situation est la même : à Seattle (Washington), en pleine saison touristique, les restaurants ferment en début de semaine et le midi, incapables de servir leurs clients. « Désolé pas de brunch ce week-end. Nous espérons être en mesure de vous servir chaque jour de la semaine très rapidement », écrit un bistrotier du quartier touristique Market.

    Quelle est la cause de la pénurie ? Le Seattle Times note que fin mai, le secteur de la restauration avait besoin de 70 000 recrues alors que 27 500 employés de la restauration étaient au chômage. De nombreux restaurateurs pointent l’aide de 300 dollars versée chaque semaine par l’Etat fédéral et le fait que l’obligation de chercher un travail, suspendue par le gouverneur de l’Etat au début de la pandémie, n’a pas été rétablie. L’allocation-chômage dans la région de Seattle (aides fédérales et locales cumulées) est de 640 dollars par semaine, tandis que le salaire moyen d’un employé de la restauration est de 695 dollars.

    Ces prestations fédérales supplémentaires « encouragent les gens à ne pas venir travailler », déclare au Seattle Times John Schmidt, copropriétaire des restaurants de Seattle Neighborhood Grills. « Pourquoi travailleriez-vous ? Vous pouvez prendre des congés pendant l’été. Je ne les blâme pas [mais] c’est frustrant pour moi. »
    Les allocations provoquent-elles un chômage volontaire ? Les responsables politiques, surtout républicains, en sont persuadés : la moitié des Etats fédérés ont renoncé à ces allocations fédérales au début de l’été, et le frémissement a manifestement eu lieu en juillet.

    Selon le site de recherche d’emplois indeed.com, cité par le Wall Street Journal, le nombre de chômeurs cherchant activement un emploi est passé de 24 % à 31 % entre juin et juillet. Jason Furman, professeur à Harvard et ancien conseiller de Barack Obama, partage cette thèse : « Il est clair que la combinaison des 300 dollars supplémentaires par semaine et l’élargissement considérable du nombre de personnes pouvant toucher des prestations a ralenti le rythme auquel les gens ont pris un emploi. Comme la moitié des Etats ont abandonné ces prestations, la croissance de l’emploi a repris », confie-t-il au Monde.

    Dans une étude réalisée fin juin pour le Peterson Institute, M. Furman notait que « les travailleurs américains quittent leur emploi à des taux historiques et de nombreux chômeurs ne reviennent pas malgré des offres d’emploi record ». Selon eux, en juin, seuls 24 % des chômeurs reprenaient un emploi alors que le chiffre attendu était de 34 %, compte tenu des offres d’emplois qui dépassent de 10 % le nombre de chômeurs. « On devrait s’attendre raisonnablement à avoir entre 300 000 et 500 000 créations d’emplois supplémentaires par mois », assure-t-il.

    Une autre explication pour le secteur de la restauration est que les Américains renâclent à accepter les jobs pénibles de serveurs, payés au lance-pierre, à un niveau inférieur au salaire minimal fédéral : 7,25 dollars garantis mais le fixe versé par l’employeur peut tomber à 2,13 dollars si les pourboires permettent de franchir la barre de 7,25 dollars. Ce secteur, improductif, avec une importante parcellisation des tâches – trois personnes différentes font l’accueil, versent des verres d’eau et prennent la commande – est depuis longtemps en pénurie. Les employeurs ont toutefois dû s’adapter. Depuis le début de la crise, les salaires ont augmenté nominalement de 4,9 % (et de 1,6 %, si l’on prend en compte l’inflation).

    Dix-huit mois après le début de la pandémie, d’autres facteurs peuvent expliquer les pénuries de personnel, comme la crainte persistante du Covid, l’absence de systèmes de garde d’enfants ou les déménagements massifs d’Américains qui vont habiter dans des maisons individuelles et quittent provisoirement leur emploi. D’autres semblent créer leur entreprise. De manière diffuse, après le Covid, les Américains veulent se donner le choix, se sentant en position de force sur le marché du travail. En réalité, ils sont un peu trompés par l’inflation. Si les salaires ont bien augmenté en général de 2,9 % depuis la crise, ils ont, selon M. Furman, reculé de 0,3 % si l’on prend en compte la hausse des prix.

    #travail #chômage #salaire