« Les manifestations traduisent un fort clivage de notre société et un fort sentiment d’inégalité »

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  • Pass sanitaire : « Les manifestations traduisent un fort clivage de notre société et un fort sentiment d’inégalité »
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    « 20 MINUTES AVEC » Pour le sociologue et historien des mouvements sociaux Stéphane Sirot, les tensions autour du pass sanitaire, nourries par un anti-systémisme hérité des « gilets jaunes », sont le résultat de plusieurs années d’ébullition sociale
    Propos recueillis par Tom Hollmann

    Chaque semaine, 20 Minutes propose à une personnalité de commenter un sujet de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
    Ce vendredi, le sociologue et historien des mouvements sociaux, Stéphane Sirot, analyse les manifestations hebdomadaires contre le pass sanitaire et le contexte dans lequel elles s’inscrivent.
    Le mouvement, « disparate » et « anti-système » par nature, traduit selon lui « un fort sentiment d’inégalité » entre les Français. Sa pérennité, elle, se jouera à la rentrée et tiendra à l’application du pass sanitaire à l’école et au travail.

    Depuis désormais cinq semaines, les manifestations contre le pass sanitaire émaillent chaque samedi l’Hexagone. Pour l’historien et sociologue des mouvements sociaux Stéphane Sirot, interrogé par 20 Minutes, ce mouvement « disparate » et « anti-institutionnel », qui n’est pas sans rappeler celui des « gilets jaunes », s’inscrit dans un contexte d’ébullition sociale continue depuis l’année 2016 et les manifestations contre la loi Travail.

    A l’approche de l’élection présidentielle de 2022 et de l’examen des réformes déjà décriées de l’assurance chômage et du système de retraites, doit-on craindre une rentrée de toutes les contestations ? Entretien.
    Pour l’historien Stéphane Sirot, « la mobilisation se maintient ».
    Le pass sanitaire a été étendu cet été par le gouvernement pour lutter contre la propagation du Covid-19, et en particulier du variant Delta. En quoi cette contestation envers le pass sanitaire est-elle particulière ?

    Ce qui est sans précédent, c’est le contexte dans lequel elles s’inscrivent. Nous n’avons jamais vu autant de mobilisations sociales se succéder depuis 2016 et les manifestations contre la loi Travail. Petit à petit, des manifestations très classiques, soutenues par les organisations syndicales, se sont vues remplacées par des mobilisations plus difficilement identifiables et hors du champ institutionnel, telles que Nuit Debout, la crise des « gilets jaunes », ou ces manifestations contre le pass sanitaire que nous observons aujourd’hui.

    L’émergence des réseaux sociaux et le dévoiement des organisations politiques et syndicales, qui ont de plus en plus de mal à mener des contestations efficaces, sont autant de raisons qui peuvent expliquer la naissance de ces nouvelles formes de mobilisation.
    Vous évoquiez la ressemblance avec le mouvement des « gilets jaunes » . Retrouve-t-on ces derniers dans les manifestations ?

    Il faudrait une analyse sociologique poussée pour le dire mais, de ce que j’ai pu en voir, ces manifestations sont plus disparates que celles des « gilets jaunes ». Si ces derniers soutiennent l’opposition au pass sanitaire – les études d’opinion le montrent –, on s’aperçoit que des catégories sociales supérieures, généralement absentes dans ce genre de manifestations, sont, cette fois, bien présentes.

    Le point commun réside toutefois dans une forme de rejet du pouvoir que nous observions déjà avec les « gilets jaunes ». Un mélange d’anti-systémisme et d’anti-macronisme parfois très virulent, voire épidermique, qui traduit un fort clivage de notre société, de l’opinion de nos concitoyens, et d’un fort sentiment d’inégalité.

    L’hypocrisie supposée des décisions gouvernementales est une thématique largement dénoncée durant ces manifestations, car l’instauration du pass sanitaire est vue par beaucoup comme une forme déguisée d’obligation vaccinale, qui aurait sans doute été mieux acceptée si cela avait été amené avec pédagogie.
    Le président de la République et sa majorité ont tenu des propos très durs envers les manifestants…

    C’est un classique de la majorité présidentielle et d’Emmanuel Macron que d’avoir tendance à cliver les choses avant de tenter de les apaiser quand il est confronté à un mouvement social. Une majorité de personnes soutenant l’application du pass sanitaire et étant déjà pleinement vaccinée, juge avec mépris ceux qui se mobilisent contre cette mesure, les renvoie finalement à un statut d’illuminés ou de complotistes – il y en a bien, mais ils ne représentent l’entièreté des manifestants.

    Ce clivage se fait également ressentir du côté des organisations syndicales et politiques, qui peinent à se mettre d’accord sur le sujet. Je ne sais pas si cela relève d’une stratégie, mais si l’objectif du gouvernement était de diviser ses opposants, c’est réussi.
    Les différentes réformes à venir laissent présager de nouvelles contestations. Peut-on imaginer une convergence des luttes ?

    Je ne le pense pas. Aujourd’hui, les seules organisations politiques à soutenir les manifestations contre le pass sanitaire sont celles qui sont anti-système. Je pense à Florian Philippot, à Nicolas Dupont-Aignan et, dans une moindre mesure, aux insoumis. Mais ces soutiens rendent compliquée l’adhésion des organisations syndicales ou des formations politiques plus traditionnelles à ce mouvement.

    Les syndicats peinent souvent à sortir du cadre du travail – c’est en partie pour cela qu’ils n’étaient pas impliqués auprès des « gilets jaunes » – et ne veulent pas partager l’affiche avec des politiques qui seraient caractérisés comme appartenant à l’extrême droite. Pour les politiques, il est plus compliqué de manifester contre une mesure sanitaire que contre une mesure véritablement politique. Des contestations auront assurément lieu à l’automne, les organisations syndicales ont déjà appelé à se mobiliser contre les différentes réformes, mais elles ne sortiront pas de leur cadre.
    N’est-ce pas par crainte d’une convergence des luttes, justement, qu’Emmanuel Macron a demandé la suspension du contrôle technique pour les deux-roues ?

    Ce n’est pas tant une convergence que craint le pouvoir, mais une multiplication des luttes. Les motards savent se montrer mobilisés, et le gouvernement n’a clairement pas intérêt à voir émerger une nouvelle forme de grogne sociale, alors cette suspension du contrôle technique paraît finalement assez logique. Au printemps 2018, nous observions déjà une forme d’amoncellement des luttes et de multiplication des rapports de force entre le peuple et le gouvernement. A l’automne, le mouvement des « gilets jaunes » faisait son apparition. C’est typiquement le genre de situations que le gouvernement veut éviter.
    Pensez-vous qu’à l’image de celles des « gilets jaunes », les manifestations contre le pass sanitaire seront amenées à perdurer ?

    C’est difficile à dire, je pense que les premières semaines d’application du pass sanitaire à l’école et dans le milieu professionnel seront décisives dans son acceptation, ou non, par nos concitoyens. On peut imaginer que si les choses se passent bien, les manifestations pourraient perdre en vigueur. Tandis qu’au contraire, d’autres situations pourraient s’avérer désastreuses. Je pense notamment aux parents qui pourraient voir leurs enfants « évincés » de l’école, pour reprendre les mots de Jean-Michel Blanquer, s’ils ne sont pas vaccinés ou en possession d’un pass sanitaire.

    Le gouvernement étant majoritairement soutenu par l’opinion, il est peu probable qu’il cherche un compromis. Une frange d’irréductibles, foncièrement opposée au pass sanitaire, pourrait alors continuer à se mobiliser, semaines après semaines, comme nous l’avions observé en 2018 et en 2019 avec les « gilets jaunes ». Ce qui est compliqué avec ce type de manifestations, c’est qu’elles donnent l’impression qu’elles ne s’arrêteront jamais !

    L’élection présidentielle jouera sans doute un rôle important, même si l’abstention est une crainte, puisque les électeurs pourraient décider de sanctionner le président sortant dans les urnes. La perspective d’une élection à venir pourrait donc, d’une certaine manière, apaiser les choses.