« J’ai appuyé fort pour y voir plus clair »

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    • En pleine promotion pour la sortie de son nouveau film France, le metteur en scène plusieurs fois récompensé à Cannes a exprimé son profond mépris pour le groupe télévisuel public au micro d’Europe 1.

      « Ils sont aseptisés, bien-pensants, bienséants. Je ne supporte pas cette espèce de ton, cette espèce de représentation des choses très puritaine, très morale. » Bruno Dumont n’a pas mâché ces mots au sujet de #France_Télévisions dans l’émission de radio, « Culture médias ».

    • Bruno Dumont, réalisateur de « France » : « J’ai appuyé fort pour y voir plus clair »

      Le cinéaste, dont le film cruel contre l’information-spectacle et le journalisme était en compétition au Festival de Cannes, réagit aux critiques parfois sévères qu’il a suscitées.

      France est le onzième long-métrage de Bruno Dumont. Présentée en compétition en juillet au Festival de Cannes, cette charge cruelle, contre l’information-spectacle et le journalisme, a divisé la critique. Le cinéaste dit qu’il comprend que son film, qui mélange mélo et tragique, romanesque et comédie, l’amour et la mort, ait pu désarçonner.

      Vous clouez au pilori dans ce film l’obscénité d’une époque dominée et abêtie par le système de l’information-spectacle et la culture du clash. Concevez-vous votre film comme une satire ?

      France est une franche satire de l’information-spectacle où, sous ce ridicule, bien appuyé en surface, perce une quête tragique et romantique de nous-mêmes dans ce monde numérique hypertrophié dans lequel beaucoup perdent naturellement les pédales. Le film y mélange tout à tour de bras le mélo, le tragique, le romanesque, la comédie, le sentimentalisme outré, le film français, le grotesque, la mort, l’amour, pour représenter ce que nous sommes devenus : des déséquilibrés ! J’ai appuyé fort, pour y voir plus clair !

      C’est donc un film enlevé qui – à ce régime artistique forcené – fait autant froid dans le dos que rire à s’en tenir les côtes et pleurer. Notre époque est abêtie par le filtre d’écrans où sévit une nouvelle pensée quasi démente, par sa simplification, sa disproportion et sa moralisation de tout. Les héros de France sont comme ça, aplatis !

      Le genre du film n’est pourtant pas si facile à définir…

      Il relève à la fois du mélodrame, genre « roman-photo » à l’eau de rose, et de la tragédie grecque. France se débat dans un monde aliéné dont elle est la vedette et, pourtant, regimbe comme une vraie héroïne de cinéma, mais cette fois-ci très humaine, petite, pleine de ses vicissitudes, de sa grâce et de ses turpitudes.

      Et comme c’est bête, France, ça tourne en rond et c’est pareil à une danse, un boléro : ça tourne, ça se développe, mais ça se répète, ça ressasse, ça énerve ! Ravel disait lui-même du thème de son Boléro : « Je sais bien que c’est nul, mais il fallait le trouver quand même ! » Ici, c’est à peu près pareil. C’est nul, mais à répéter avec insistance, ça commence à prendre tournure, non ?

      Les premières réactions de la presse au festival de Cannes ont témoigné d’un rejet du film. Un de vos précédents films, « Ma Loute », qui fut plus apprécié, ne parlait pourtant pas d’autre chose : l’aveuglement des élites devant l’injustice et la souffrance dont elles sont la cause. Comment expliquez-vous cette différence d’accueil ?

      Ma Loute se passait loin, au début du XXe siècle, dans la villégiature bourgeoise de l’élite industrielle provinciale. C’était poétique. C’était tranquille. On allait facilement dans le métaphorique. C’était bête aussi, mais on était tenu à distance. Avec France, on est tout près, on a le nez dans le contemporain.

      Dans du stuc pourtant, mais dans du naturel aussi, alors on ne sait plus très bien où on est, on s’y croirait même parfois, alors difficile de faire le malin. Parce que la presse, cette fois-ci, c’est elle qui a les honneurs de la satire ! Alors, oui, le film aurait été hué à la projection de presse. Il faut dire que beaucoup de journalistes en prennent pour leur grade. C’est parfois à la louche ! Mais la satire réclame son dû.

      Le film montre d’entrée la manière dont la presse peut arranger le réel comme bon lui semble. La fiction rôde dans l’information-spectacle, parce que les images et les sons font naturellement d’abord ce qu’ils savent faire : du cinéma – de la fiction – et c’est déjà le monde à l’envers. D’où la haine résiduelle des gens, leur haine du journaliste pour la fiction qu’il renvoie du réel ! Une journaliste d’une TV allemande, lors des inondations de juillet, ne s’est-elle pas mis de la boue sur elle pour faire genre, comme si elle avait aidé les sinistrés, et nous raconter des salades et tout bidonner ? Du France toute crue, non ?

      Le journalisme ne se résume pourtant pas à ces travers…

      C’est pourquoi il ne se borne pas à la seule satire d’une profession de spectacle en perdition, et creuse dans l’âme humaine. Ces héros de l’information sont, au fond, tragiques. Nombre d’entre eux lâchent prise et s’anéantissent. D’autres pas.

      A bien y regarder, le film ne désespère pas d’une profession décriée, fort diverse au demeurant, bien capable de se relever de ses travers et dont France va être paradoxalement l’héroïne. Alors, dans son bouillon, la satire se poétise, elle s’évapore, elle se romance ! J’ai toujours cherché à glorifier humainement mes héros. Si petits soient-ils, je filme leurs sursauts, toujours !

      Pourquoi ce nom, « France » ? N’avez-vous pas eu peur de charger un peu la barque ?

      La Vie de Jésus, déjà, ne fut-elle pas, à cette bascule, la vie d’un homme bien ordinaire ? France, c’est aussi la France, mais dans le rayonnement ! Quand on entend dire à la journaliste en visite « Madame France, on est tellement content de vous voir, chez nous » : ça fait quelque chose, non ? Au fond, selon moi, ce n’est même plus une femme, France. Ni même une journaliste. C’est un ectoplasme cinématographique qui sonde le temps présent où nous sommes.

      Léa Seydoux n’a jamais été aussi magnifiquement filmée. Vous la transformez, entre le kitsch et la rédemption, en une icône de notre temps. Quels ont été vos partis pris formels pour y parvenir ?

      C’est le tour de force que le film devait réussir à représenter sous un régime si théâtral : la transformation continuelle d’une anti-héroïne en héroïne. Si Léa Seydoux est pitoyable et bouleversante, c’est réussi ! Tout l’enjeu du film était là. Cette ligature si humaine et dont Hugo avait fait de Jean Valjean Monsieur Madeleine.

      France, c’est un boléro, et c’est Madeleine. Il fallait que Léa Seydoux soit éblouissante pour sortir France de là où elle était et, surtout, pour en être, de ce barnum de l’information-fiction. Et c’est toute notre vie qui est dans ce dilemme : d’être ou pas, et toujours de tout ! Le cinéma, à transfigurer, nous aide tant à voir clair dans ce magma.

      Comment avez-vous obtenu, sur la foi d’un tel scénario, l’ouverture des portes de l’Elysée et de CNews ?

      On a demandé. Ils ont accepté. Plus facile de tourner à l’Elysée que près de chez moi dans les dunes de la Slack. J’imagine qu’ils doivent avoir le sens de l’humour, à l’Elysée. C’est tellement un signe d’intelligence l’humour, l’ironie surtout. A l’Elysée je me suis senti direct chez moi. On a fait nos plans prévus sans encombre. CNews pareil. On fait du cinéma, vous savez, que du faux, on est des rigolos.

      Ne craignez-vous pas que la violence de votre peinture des élites corrobore un populisme d’autant plus simplificateur et irrationnel qu’il est instrumentalisé par des mouvements totalitaires ?

      Ces mouvements totalitaires n’attendent pas après moi pour avoir de l’eau à leur moulin ; ils viennent mécaniquement des peintures insipides et autres croûtes qu’on a faites des gens eux-mêmes, au cinéma et à la télévision, avec la presse qui va avec, depuis des décennies, et qui, à force, en aura bien décérébré des millions. Les « gilets jaunes » étaient rendus à moitié déments à force de visionner des images dégénérées.

      C’est l’asepsie générale de cette pensée numérique que diffuse l’information-spectacle des élites qui engendre et pond la pensée rance des vindicatifs. C’était au cinéma digne de ce nom d’instrumentaliser la pensée totalitaire pour la garder dans son théâtre et l’y transfigurer à l’éther de sa fiction. Sinon, tout file dans la rue. A tout divertir, tout le temps, on aura rendu les gens moins humains. Voilà tout.

      https://www.lemonde.fr/culture/article/2021/08/25/bruno-dumont-j-ai-appuye-fort-pour-y-voir-plus-clair_6092272_3246.html

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