• « Le “sifflet à chiens” ou la rhétorique du racisme ordinaire », Pauline Grosjean, prof d’éco à l’université de Nouvelle-Galles-du-Sud, à Sydney (Australie).

    Lors d’un déplacement dans les Hauts-de-France, le 9 avril, pour soutenir le candidat de son parti aux élections régionales, la présidente du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, a qualifié le candidat Les Républicains, Xavier Bertrand, de « mondialiste ». D’après le dictionnaire du Petit Robert, « mondialiste » signifie « politique économique et sociale visant une perspective mondiale ». Cela peut paraître étrange dans le contexte d’élections régionales. Mais ne nous y trompons pas, la façon dont ce mot résonne aux oreilles de certains est bien différente. L’usage d’un vocabulaire qui paraît innocent mais qui active les stéréotypes négatifs et généralement racistes de certains segments de la société est un phénomène que les chercheurs en sciences politiques appellent « dog whistles », que l’on peut traduire littéralement par « sifflets à chiens ».

    Bien sûr, Marine Le Pen n’est pas la seule à siffler les chiens. On peut ainsi s’interroger sur la véritable signification de la question apparemment rhétorique « Mais qui ? » brandie lors des manifestations contre le passe sanitaire, ou encore sur la résonance des références d’Emmanuel Macron aux « problèmes civilisationnels de l’Afrique » le 8 juillet 2017 lors du G20 de Hambourg.

    Un effet pas anodin

    Mais l’usage politique des sifflets à chiens peut avoir des effets dévastateurs. Lors de sa première campagne présidentielle, bien que Donald Trump se soit livré à un discours explicitement xénophobe contre les immigrants (Mexicains et musulmans en particulier), il n’a jamais tenu un discours ouvertement raciste contre la population noire.

    Pourtant, l’analyse statistique de près de 12 millions de contrôles routiers par la police dans 142 comtés où Donald Trump a tenu un meeting pendant la campagne électorale de 2016 montre une augmentation de 5,1 % en moyenne du nombre de contrôles routiers de conducteurs noirs par la police (« Whistle the Racist Dogs : Political Campaigns and Police Stops », Pauline Grosjean, Federico Masera et Hasin Yousaf, 17 octobre 2020, _UNSW Business School Research Paper).

    Cet effet se matérialise dès le lendemain du meeting et dure pendant près de deux mois. Au total, la première campagne présidentielle de Donald Trump est estimée avoir été responsable de plus de 15 000 contrôles supplémentaires de conducteurs noirs, ces contrôles ne tenant en rien à des justifications objectives d’intervention de la police – collision, excès de vitesse, absence de ceinture ou plaques d’immatriculation défectueuses. Etant donné qu’un quart des homicides commis par la police ont lieu après un contrôle routier qui dégénère, cet effet n’est pas anodin.

    Semblant de décence

    En revanche, on n’observe aucun effet sur les conducteurs latinos (ni asiatiques, ni blancs d’ailleurs) alors que, répétons-le, Donald Trump attaquait directement dans ses meetings les Latinos et non les Noirs. Tel est l’effet des « sifflets à chiens » : l’évocation de dangers active les stéréotypes racistes des policiers, qui se mettent à arrêter plus de conducteurs contre lesquels ils ont ces stéréotypes, les Noirs. Cet effet est d’ailleurs beaucoup plus prononcé dans les comtés où l’esclavage était plus présent et où il y a eu historiquement le plus de lynchages. Un échantillon représentatif d’individus lisant l’extrait d’un discours de Trump où il affirme que « le Mexique envoie des criminels et des violeurs » sont plus susceptibles de déclarer que « les Noirs sont violents », mais cela n’a aucun effet sur le racisme contre les Latinos !

    Les « sifflets à chiens » permettent aux politiciens de maintenir un semblant de décence, de ne pas se mettre à dos une partie de l’électorat qui serait outrée d’un message explicitement raciste, ou de ne pas contrevenir aux lois qui régissent la liberté d’expression, mais ils ont la même efficacité qu’un message ouvertement raciste. Ils permettent aux partis et aux leaders politiques de nier toute position raciste tout en ralliant et encourageant leur électorat le plus intolérant.

    https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/01/le-sifflet-a-chiens-ou-la-rhetorique-du-racisme-ordinaire_6092964_3232.html

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