Un pulvérisateur de pesticide sur un champ de maïs près de Belle Glade, au nord du parc national des Everglades. DAMON WINTER/NYT-REDUX-REA
Une étude publiée jeudi dans « Science » estime que la mortalité infantile dans plusieurs comtés entre 2006 et 2017 a été causée par la surutilisation d’insecticides, employés pour compenser la raréfaction des chauve-souris.
Par Stéphane Foucart
La notion de « santé planétaire » – c’est-à-dire les liens étroits qui unissent la santé des écosystèmes à celle des sociétés humaines – est notoirement difficile à quantifier. Difficile, mais pas impossible. C’est le sens de travaux novateurs que la revue Science met à l’honneur de son édition de vendredi 6 septembre : l’économiste de l’environnement Eyal Franck (université de Chicago) y montre que l’effondrement des populations de chauves-souris insectivores américaines a été marqué par une baisse de production agricole et compensé par une augmentation considérable des usages d’#insecticides. Assez, en tout cas, pour que les conséquences en soient localement mesurables sur la mortalité infantile. ▻https://www.science.org/doi/10.1126/science.adg0344?adobe_mc=MCMID%3D16003541573781823461974944205576538878%7CM
Les estimations sont spectaculaires. Les pertes de revenus et de production pour les agriculteurs se montent à un total de près de 2,7 milliards de dollars (2,4 milliards d’euros) par an entre 2006 et 2017 dans 245 des comtés inclus dans l’étude. Quant à l’excès de mortalité des nouveau-nés directement imputable à la surutilisation de pesticides, il est estimé à environ 1 300 morts sur l’ensemble des comtés concernés, au cours de cette même période.
Pour mener son analyse, M. Franck a tiré parti d’une redoutable épizootie, apparue en 2006 dans le nord-est des Etats-Unis, qui frappe les chiroptères. Provoqué par un champignon pathogène, le « syndrome du nez blanc » précipite des déclins abrupts chez ces animaux : dès que la maladie est détectée sur un territoire, leurs populations peuvent chuter de plus de 70 % en quelques mois. Après son apparition en 2006, explique l’économiste américain, « la maladie a continué à se propager de manière échelonnée, de sorte que chaque année, de plus en plus de comtés sont passés du statut “non affecté”, à celui d’“affecté” par la maladie ».
Chute du revenu agricole
Ainsi, le chercheur a pu comparer les données des zones touchées à celle des zones vierges du pathogène. « Un résultat important de l’analyse est que les deux types de comtés, affectés et non affectés, voient leurs résultats en matière d’utilisation d’insecticides et de mortalité infantile évoluer de manière parallèle dans les années précédant l’apparition de la maladie, explique M. Franck. Mais les données commencent à diverger dès lors que les chauves-souris commencent à mourir dans les comtés où la maladie s’installe. » En moyenne, les comtés touchés voient l’utilisation d’insecticides augmenter de 31 %, les agriculteurs compensant ainsi le service de prédation des parasites, offert par les chiroptères. Localement, le revenu agricole moyen par kilomètre carré chute pour sa part de 28,9 %. « Une telle baisse du revenu des exploitations rappelle que la “crise agricole” actuelle trouve en partie son origine dans la mauvaise gestion des écosystèmes et que les agriculteurs [et avant tout leurs employeurs de fait banques et agro-alimentaire] y sont pour quelque chose, commente le biologiste Kris Wyckhuys (Université du Queensland à Brisbane, Académie des sciences agricoles de Chine). En particulier en recourant à des intrants chimiques coûteux et à des biocides, pour contrer la perte progressive des fonctions de l’écosystème. »
Un recours dont le prix se paie aussi en matière de santé publique. « L’usage des insecticides est l’une des pollutions agrochimiques associée à des conséquences sanitaires délétères (…), écrit M. Frank. Globalement, la présence d’insecticides dans les échantillons d’eau à travers les Etats-Unis, y compris loin des exploitations agricoles, est plus forte pendant la saison de production agricole d’avril à septembre, ce qui reflète une exposition potentielle aux insecticides en dehors des champs. »
« Preuves concrètes et rigoureuses »
Donnée très sensible à la pollution, la mortalité infantile « interne » (non causée par un accident ou un homicide) est fréquemment utilisée par les épidémiologistes comme indice de la contamination des milieux : en l’espèce, elle augmente de 8 % en moyenne dans les comtés d’où les chauves-souris ont presque disparu. Soit un total de plus de 1 300 nouveaux-nés morts en excès au cours de la période 2006-2017 sur les 245 comtés frappés par l’épizootie.
« Cette recherche s’ajoute à un nombre croissant d’études d’inférence causale suggérant que la pollution environnementale en général, et les pesticides en particulier, ont des conséquences négatives sur les nouveau-nés », écrivent Ashley E. Larsen (université de Californie à Santa Barbara), Dennis Engist et Frederik Noack (université de Colombie-Britannique), dans un commentaire publié par Science.
Pour établir le lien causal entre l’effondrement des chiroptères, la hausse des usages d’insecticides et l’élévation de la #mortalité_infantile, Eyal Franck a non seulement pris en compte de possibles facteurs de confusion (météorologie, etc.), mais il a aussi exploité les données utilisées grâce à des techniques statistiques permettant de contrôler virtuellement cette « expérience naturelle », comme on pourrait le faire au laboratoire.
« Il s’agit d’une approche novatrice, dit le biologiste Francisco Sanchez-Bayo (université de Sydney), qui n’a pas participé à ces travaux. C’est une façon très élégante de démontrer le lien entre la perturbation des services écosystémiques, dans ce cas la prédation des parasites assurée par les chauves-souris, et des effets sanitaires, illustrés ici par la mortalité infantile. » M. Wyckhuys salue, de son côté, « un travail extraordinaire, fournissant des preuves concrètes et rigoureuses de l’impact négatif sur la santé humaine du déclin de la #biodiversité dans les exploitations agricoles ».
L’étude de M. Frank ne s’attarde pas sur les raisons de la percée fulgurante en Amérique du Nord, à partir de 2006, du syndrome du nez blanc. L’état actuel de la connaissance indique que l’arrivée dans le Nouveau Monde d’un champignon pathogène, présent de longue date en Europe, mais auquel les #chauves-souris américaines n’avaient jamais été exposées, est la cause majeure de la maladie.
Cependant, des chercheurs ont publié en 2013 des travaux suggérant que la massification des usages des insecticides néonicotinoïdes, à partir de 2004 en Amérique du Nord, pourrait avoir joué un rôle dans la propagation rapide et la virulence de la maladie. « Les #néonicotinoïdes pourraient avoir contribué à la propagation de ce champignon en affaiblissant le système immunitaire des chauves-souris », dit M. Sanchez-Bayo.
De tels effets des néonicotinoïdes sur l’immunité ont été démontrés en laboratoire sur de nombreuses espèces animales. « Les chauves-souris consomment chaque jour d’énormes quantités d’insectes et sont donc certainement exposées à des quantités sublétales de “néonics” [non mortelles, mais affectant certaines fonctions biologiques] si elles prospectent leurs proies dans les zones agricoles », note-t-il. Un rapport de 2018 de la Canadian Wildlife Federation forme également cette hypothèse, qui compléterait l’enchaînement de causes et de conséquences mis en évidence par les travaux d’Eyal Frank, en un cercle vicieux presque parfait.
Stéphane Foucart