• Vers le pôle Nord, à bord d’un brise-glace russe - Monde - Le Télégramme
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    Après plus de trois jours de voyage au départ de Mourmansk et trente minutes de manœuvres pour se garer dans la glace, le « _50 let Podeby » atteint le pôle Nord. Les lycéens descendent sur la banquise pour réaliser des selfies à l’endroit le plus septentrional du globe.
    Photo AFP_

    Dans une immensité polaire où le réchauffement climatique est de plus en plus visible, le brise-glace russe, « le 50 let Podeby », sillonne la banquise, sur le toit du monde.

    Avec Dmitri Loboussov, aux commandes depuis treize ans, le « 50 let Pobedy » (50 ans de la Victoire), l’un de ces énormes navires nucléaires que la Russie bâtit pour garantir sa suprématie marine dans l’Arctique afin d’y exploiter - priorités stratégiques fixées par Vladimir Poutine - ressources naturelles et voies commerciales naissantes.

    Le capitaine de 57 ans, qui alterne quatre mois en mer et à terre, est un amoureux de cette banquise que son immense brise-glace rouge et noir transperce. Lancé, le navire de la flotte nucléaire de l’agence atomique russe Rosatom reste si silencieux pour qu’on entende la glace craquer sous sa coque. À vitesse minimale, ce monstre de métal de 159,6 mètres semble glisser tel un patin sur la banquise.


    Commandé par le capitaine de 57 ans, Dmitri Loboussov, l’immense « 50 let Podeby », cap sur le pôle Nord, avance si silencieusement qu’on entend la glace craquer sous sa coque.
    (Photo Ekaterina Anisimova/AFP)

    « La maison des ours »
    Dans la baie d’Essen, au large de la Terre George, un ours blanc ne fuit même pas, gambadant ou se prélassant à proximité du navire. « Ce sont eux les ours les patrons, c’est leur maison, on ne fait que passer. S’ils sont sur notre route, on ralentit, ou on contourne », assure le capitaine. Son brise-glace a déjà atteint 59 fois 90° Nord, le pôle géographique. C’est dire si le marin, barbe grise et pipe au bec, connaît la région et ses métamorphoses. Après près de trente ans de mer, ce qu’il comprend le mieux, c’est cette glace qu’il brise et sur laquelle déambulent les ours. Or, avec le réchauffement climatique, dit-il, « elle n’est plus la même ».


    « Ce sont eux les ours les patrons, c’est leur maison, on ne fait que passer. S’ils sont sur notre route, on ralentit, ou contourne », affirme le capitaine Dmitri Loboussov.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP


    Le capitaine de 57 ans, Dmitiri Loboussov, qui alterne quatre mois en mer et à terre, est un amoureux de cette banquise que son immense brise-glace rouge et noir transperce.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

    « La glace a changé »
    « Je vais au pôle depuis 1993 et, dans les années 1990 et au début des années 2000, la glace était plus complexe, difficile et épaisse », explique ce marin taciturne, tiré à quatre épingles dans son uniforme bleu marine. « Il y avait beaucoup de glaces pluriannuelles. De la glace comme ça, on n’en rencontre presque plus », poursuit le capitaine, en mission, cette fois-ci, pour montrer l’Arctique à des lycéens ayant gagné un concours scientifique. « La banquise pluriannuelle est plus compacte car, lorsqu’elle se forme sur plusieurs années, elle perd en sel », dit-il. Mais aujourd’hui, l’essentiel du « champ blanc » est composé de glaces jeunes qui fondent rapidement en été.

    Selon les scientifiques, il n’y a aucun doute, le réchauffement climatique est à l’œuvre. Par rapport aux années 1980, la surface de la banquise dans l’Arctique russe est, suivant les années, de « cinq à sept fois moindre », note l’institut météorologique Rosguidromet dans son rapport du mois de mars et, en 2020, « la couverture de glace en septembre a atteint un record de faiblesse avec 26 000 km2 ».


    « Lorsqu’on passe l’archipel François-Joseph, on voit que les glaciers ne sont plus là où ils ont été portés sur la carte. Les glaciers reculent, il n’y a pas à discuter, aucun doute, c’est l’effet de la chaleur », relève le capitaine.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

    « Les glaciers ne sont plus là »
    Ici, en haut du monde, les voyants rouges se multiplient. Le réchauffement des températures en Russie, dont le tiers du territoire se situe au-delà du cercle polaire, est plus rapide que la moyenne du globe : depuis 1976, la température y a augmenté de 0,51°C par décennie. Après des années de mer, le capitaine Loboussov a été témoin aussi de dégâts climatiques sur les îles arctiques. « Lorsqu’on passe l’archipel François-Joseph, on voit que les glaciers ne sont plus là où ils ont été portés sur la carte, relève-t-il, Les glaciers reculent, il n’y a pas à discuter, aucun doute, c’est l’effet de la chaleur. » Puis, le briscard des mers expose une autre illustration des mutations en cours. En été, le pôle Nord est désormais « couvert de brouillard. Je pense que c’est l’effet du réchauffement, il y a plus d’humidité dans l’air », dit-il, « Avant, aller au pôle sans lunettes solaires était impossible tant le soleil brillait. »


    « Le pôle Nord est désormais couvert de brouillard. Avant, aller au pôle sans lunettes solaires était impossible tant le soleil brillait », relève Dmitri Loboussov.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

    Le pôle Nord dans le brouillard
    Le voilà, d’ailleurs, le pôle Nord ! L’impassible capitaine Dmitri Loboussov, pipe à la bouche, actionne le signal sonore de son vaste navire. Les passagers s’activent, leur destination est là bien qu’invisible, couverte de brouillard. Impossible de jeter l’ancre, l’eau de l’océan Arctique y est trop profonde. Mais un champ de glace suffisamment épais est repéré par l’équipage pour s’arrimer à proximité du pôle géographique, à 90° de latitude Nord. En réduisant son allure, le « 50 let Pobedy » va s’immobiliser. « Virez plus à gauche, nous allons nous garer là », ordonne le capitaine à son second de garde ce jour-là, l’officière Diana Kidji, 27 ans, seule femme ayant ce rang dans la flotte des brise-glaces nucléaires russes.

    Après trente minutes de manœuvres, le gigantesque navire rouge et noir s’arrête à proximité du pôle. « Je vous félicite », dit le capitaine à son second, lui serre la main et quitte la passerelle. Les passagers, parmi lesquels des lycéens, descendent sur la banquise pour réaliser des selfies à l’endroit le plus septentrional du globe. La banquise est en perpétuelle dérive sur les courants arctiques, il est donc impossible de rester au pôle Nord.


    Le bateau, dont la coque est recouverte d’acier inoxydable pour favoriser la glisse, a aussi une forme particulière pour rompre la glace : sa coque à l’avant, sous la ligne de flottaison, est en forme « de cuillère », explique le capitaine Loboussov.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

    75 voitures de F1
    Parti de Mourmansk, le navire de près de 160 mètres de long aura mis trois jours et demi à franchir les 2 400 kilomètres jusqu’au pôle. Le voyage, seulement possible en été, est facilité par la fonte des glaces, causée par le changement climatique. Mais, même en été, l’équipage de 95 personnes reste aux aguets pour éviter les couches de glaces les plus dures qui ralentiraient sa course.

    Pour cela, les marins sur le pont sont en contact permanent avec ceux de la salle de contrôle, au cœur du navire, qui, devant leurs ordinateurs, répondent du fonctionnement du réacteur nucléaire. « Nous avons en tout 1 144 paramètres à gérer et autant de capteurs différents qu’il faut régulièrement vérifier », sourit l’ingénieur-mécanicien en chef, Vladimir Ioudine, la soixantaine bien portante et en charge d’un moteur de 75 000 chevaux, la puissance de 75 voitures de F1.

    Le bateau, dont la coque est recouverte d’acier inoxydable pour favoriser la glisse, a aussi une forme particulière pour rompre la glace : sa coque à l’avant, sous la ligne de flottaison, est en forme « de cuillère », explique le capitaine Loboussov. «  Cela nous permet de moins nous accrocher et d’avoir une grande capacité de franchissement », indique cet amoureux des glaces. Qui prend toujours soin de ne pas déranger les ours.


    Dans la baie d’Essen, au large de la Terre George, un ours blanc ne fuit même pas, gambadant ou se prélassant à proximité du navire.
    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

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    Photo Ekaterina Anisimova/AFP

    Un équipage masculin aux ordres d’une femme
    Diana Kidji est une exception dans la flotte nucléaire arctique. Elle est la femme la plus gradée à servir sur les brise-glaces nucléaires de l’agence atomique Rosatom, outil stratégique de Moscou pour s’imposer comme la première puissance de cette région riche en hydrocarbures.

    Observant les icebergs à la jumelle à l’approche du pôle Nord, Diana Kidji lance au timonier : « 10 degrés sur la gauche ! »

    Se tenant sur le pont du brise-glace, elle est entourée d’écrans et de radars et, dans ses jumelles, apparaît bientôt une tâche blanche : un ours polaire. Diana, cheveux bruns, en uniforme et gouvernail en bracelet au poignet, ordonne alors au navire de ralentir sa course, une manœuvre destinée à ne pas effrayer la bête.

    De par son âge, son genre et ses fonctions, Diana Kidji est une exception dans la flotte nucléaire arctique. Elle est la femme la plus gradée à servir sur les brise-glaces nucléaires de l’agence atomique Rosatom, outil stratégique de Moscou pour s’imposer comme la première puissance de cette région riche en hydrocarbures.

    Sur le « 50 ans de la Victoire », baptisé en l’honneur de la défaite de l’Allemagne nazie, elle est l’une des trois seconds du capitaine, cassant les stéréotypes dans un pays aux vues conservatrices, où certaines professions sont dépourvues voire même inaccessibles aux femmes.

    À bord du navire, il y a neuf autres femmes mais elles sont en cuisine, à l’infirmerie et au nettoyage. Le reste des 95 membres d’équipage sont des hommes, dont certains ne cachent pas leur mécontentement de devoir obéir à une femme. Diana est toutefois réticente à parler de sexisme, préférant se concentrer sur sa détermination à faire le boulot.

    Lors de ses périodes de travail, par tranches de quatre heures, Diana se délecte de la « puissance ressentie » en dirigeant le navire.

    Le brise-glace traverse l’Arctique sur une période de quatre mois, avant que l’équipage ne passe quatre mois à terre.

    Comme la plupart de ses camarades, Diana est originaire de la deuxième ville de Russie, Saint-Pétersbourg, terre d’origine de la flotte russe. Enfant, elle rêvait déjà de la mer. Voulant rejoindre la marine russe, elle a rejoint une université spécialisée dans la flotte commerciale qui venait d’ouvrir une formation pour les femmes, celle formant les militaires leur étant fermée. « J’ai vu ça comme un signe. Rien ne sert de frapper aux portes fermées si une voie s’ouvre devant vous », dit-elle.

    « Opposants sérieux »
    Après son diplôme, elle a été invitée à rejoindre la flotte des brise-glaces russes, tombant « immédiatement amoureuse » de ces géants des mers. Montant rapidement en grade, elle a traversé l’Arctique des dizaines de fois et effectué neuf voyages jusqu’au pôle Nord. Lorsqu’elle a rejoint l’équipage de son navire actuel, en 2018, elle admet que certains de ses camarades étaient suspicieux. Un autre second en chef, Dmitri Nikitine, 45 ans, reconnaît que la carrière de Diana constitue un « précédent. Il y a des opposants sérieux au fait d’avoir des femmes dans la flotte. Il y a la croyance qu’une femme à bord d’un navire porte-malheur », souligne-t-il, avant d’assurer que ces superstitions « disparaissent petit à petit ».

    Dmitri Nikitine rappelle ainsi que des femmes ont été capitaines par le passé et que les flottes étrangères comptent de plus en plus de femmes dans leurs rangs. Assurant respecter les choix de sa collègue, il admet cependant que pour lui, la place des « femmes (est) d’attendre leurs maris au port ».

    Selon Rosatomflot, filiale de Rosatom, la flotte des brise-glaces nucléaires russes compte une autre femme officier, sur le Yamal, mais à un rang inférieur à celui de Diana Kidji. Sergueï Barinov, officier de 56 ans, explique, lui, que c’est le jeune âge de Diana et non son sexe qui est exceptionnel. Il espère que les nouveaux brise-glaces nucléaires russes actuellement en construction emploieront davantage de jeunes Russes. Diana, elle, ambitionne de devenir, un jour, capitaine.