Quotient familial et conjugal : pourquoi et comment le réformer ?

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  • Quotient familial et conjugal : pourquoi et comment le réformer ?

    L’impôt sur le revenu est, en théorie, le plus juste des impôts du fait de sa progressivité (le taux d’imposition croît avec le revenu). Pourtant, en pratique, il ne peut pas être considéré comme satisfaisant. En premier lieu, il est de moins en moins progressif depuis trois décennies du fait de la diminution du nombre de tranches, de la baisse du taux supérieur d’imposition et de l’existence de nombreuses « niches fiscales »1. Sa part dans les recettes fiscales globales diminue ainsi régulièrement, avec en contrepartie la montée en puissance d’impôts proportionnels comme la TVA qui pèse, en proportion, davantage sur les revenus les plus modestes.

    Ensuite, et c’est ce que présente ce texte, le dispositif particulier de quotient familial et quotient conjugal doit être questionné au regard des enjeux de justice fiscale, de redistribution et d’égalité entre les femmes et les hommes. Dans la première partie, on montre les effets du dispositif de quotient du point de vue de ces enjeux. La deuxième partie discute les principes et les motivations au fondement de son instauration. La troisième partie présente des propositions pour faire évoluer ce dispositif et clarifier la politique fiscale et familiale.

    https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/09/20/quotient-familial-et-conjugal-pourquoi-et-comment-le-re

    #france #impot

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    https://entreleslignesentrelesmots.blog/2021/09/20/quotient-familial-et-conjugal-pourquoi-et-comment-le-re


    L’impôt sur le revenu est, en théorie, le plus juste des impôts du fait de sa progressivité (le taux d’imposition croît avec le revenu). Pourtant, en pratique, il ne peut pas être considéré comme satisfaisant. En premier lieu, il est de moins en moins progressif depuis trois décennies du fait de la diminution du nombre de tranches, de la baisse du taux supérieur d’imposition et de l’existence de nombreuses « niches fiscales »1. Sa part dans les recettes fiscales globales diminue ainsi régulièrement, avec en contrepartie la montée en puissance d’impôts proportionnels comme la TVA qui pèse, en proportion, davantage sur les revenus les plus modestes.

    Ensuite, et c’est ce que présente ce texte, le dispositif particulier de quotient familial et quotient conjugal doit être questionné au regard des enjeux de justice fiscale, de redistribution et d’égalité entre les femmes et les hommes. Dans la première partie, on montre les effets du dispositif de quotient du point de vue de ces enjeux. La deuxième partie discute les principes et les motivations au fondement de son instauration. La troisième partie présente des propositions pour faire évoluer ce dispositif et clarifier la politique fiscale et familiale.

    Sommaire

    1 – Les effets du quotient familial et conjugal

    Comment ça marche ?

    Une réduction d’impôt bien plus forte pour les hauts revenus

    Quotient familial : un enfant de famille riche rapporte plus qu’un enfant de famille pauvre

    Quotient conjugal : inégalitaire dans différentes dimensions

    Favorise les couples aux revenus inégaux

    Encadré : Exemples de réduction d’impôt pour un couple mono-actif

    N’assure pas l’égalité de traitement devant l’impôt

    Gain global pour un couple ne signifie pas gain pour chacun des conjoints

    Que change le prélèvement à la source ?

    Le quotient conjugal constitue un frein à l’activité des femmes…

    … contraire à l’objectif d’égalité entre les sexes

    Des critiques infondées contre l’imposition séparée

    Une particularité française

    2 – Un fondement théorique problématique

    Le ménage comme unité d’imposition

    L’imposition commune ne satisfait pas à la pleine citoyenneté

    L’imposition commune est inadaptée au regard de l’évolution actuelle

    L’objectif de neutralité de l’impôt par rapport au niveau de vie

    Niveau de vie et effets de l’échelle d’équivalence fiscale

    Encadré : Définition du niveau de vie et échelles d’équivalence

    Équité horizontale au détriment de l’équité verticale ?

    Encadré : Équité horizontale – Solidarité horizontale

    3 – Comment réformer ?

    Quelle articulation entre politique familiale et politique fiscale ?

    Encadré : Quelle base pour la politique familiale ?

    Pour un mode d’imposition séparé

    Un forfait égal pour chaque enfant

    Neutraliser les effets négatifs sur les contribuables les plus modestes

    Quelques pistes

    Encadré : Une option incohérente à éliminer

    Conclusion

    Annexe

    1 – Les effets du quotient familial et conjugal

    Comment ça marche ?

    En France, l’impôt sur le revenu est basé, non pas sur les individus, mais sur les ménages : le foyer fiscal est constitué par un célibataire ou un couple, marié ou pacsé, auquel sont rattachés les enfants (et les personnes dites « à charge »). En définissant ainsi le foyer fiscal, l’administration fait l’hypothèse que les couples mettent en commun l’ensemble de leurs revenus – ce qui ne correspond pourtant pas à la réalité, comme on le verra. Le calcul de l’impôt d’un ménage repose sur l’attribution d’un nombre de parts : une part pour un célibataire, deux parts pour un couple ce qui définit le quotient conjugal ; une demi-part supplémentaire pour chacun des deux premiers enfants, et une part entière pour chaque enfant à partir du troisième2 : c’est le quotient familial. Le revenu total du ménage est alors divisé par le nombre de parts. Le quotient obtenu correspond au revenu, fictif, d’une part du ménage. C’est sur ce quotient que s’applique le barème progressif de l’impôt (voir en annexe), ce qui donne le montant d’impôt correspondant à une part. On multiplie ensuite par le nombre de parts pour obtenir l’impôt total du foyer.

    On assimile souvent quotient familial et conjugal. Mais le quotient familial concerne la prise en compte des enfants et personnes à charge alors que le quotient conjugal caractérise l’imposition commune des couples avec l’attribution de deux parts.

    Une réduction d’impôt bien plus forte pour les hauts revenus

    Le taux effectif d’imposition d’un foyer – c’est-à-dire le montant de l’impôt rapporté au revenu déclaré – augmentant avec le revenu, le fait d’appliquer le barème sur le quotient (correspondant au revenu moyen) et de le multiplier ensuite par le nombre de parts procure, par rapport à l’imposition individuelle, une réduction d’impôt qui croît très sensiblement avec le niveau de revenu et avec le nombre de parts. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) reconnaît que le gain « croît plus que proportionnellement au revenu. De ce fait, cet avantage est fortement concentré au bénéfice des ménages disposant des revenus les plus élevés3 ». En 2017, la réduction d’impôt procurée par le quotient familial et conjugal représentait la somme de 27,7 milliards d’euros4, soit 42% du montant de l’impôt sur le revenu. Somme non négligeable, donc ! Or elle est répartie avec un effet anti-redistributif très important : les 15% de ménages les plus aisés en captent 40%, alors que les 50% les plus modestes se partagent seulement 20% de cette somme. La concentration de cet avantage fiscal chez les ménages les plus aisés est plus fortement marquée encore pour le seul quotient conjugal : en effet l’avantage du quotient familial est plafonné, ce qui n’est pas le cas du quotient conjugal. Ainsi, les 15% de ménages les plus aisés reçoivent 48% du montant correspondant à la conjugalisation (l’imposition commune des couples), alors que les 50% les plus modestes en reçoivent moins de 25%.

    Quotient familial : un enfant de famille riche rapporte plus qu’un enfant de famille pauvre

    Le constat de la forte concentration de l’avantage fiscal sur les revenus les plus élevés n’est contesté par personne. En pratique, cela signifie que pour une même composition de famille, la réduction d’impôt pour un enfant est d’autant plus importante que le revenu du ménage est élevé. Un enfant de famille riche apporte ainsi une réduction d’impôt bien plus élevée qu’un enfant de famille pauvre. Pour tenter de limiter cette inégalité, le quotient familial a été plafonné une première fois en 2012, puis à nouveau à deux reprises5. Mais même plafonné, il reste très inégalitaire. Le plafond ne concerne que relativement peu de contribuables, et il ne modifie en rien l’inégale répartition de l’avantage en dessous du plafond.

    Quotient conjugal : inégalitaire dans différentes dimensions

    Favorise les couples aux revenus inégaux

    La progressivité de l’impôt sur le revenu le rend plus juste en théorie. Mais l’intégration du dispositif du quotient conjugal le rend injuste, tout d’abord parce qu’il favorise les couples avec des revenus inégaux. En effet, si les deux conjoints ont des revenus équivalents, l’imposition commune ne change rien par rapport à l’imposition séparée, car la moyenne de leur revenu est équivalente à chacun des deux revenus ; le taux d’imposition commun du couple est donc le même que celui de chacun des conjoints dans le cas de l’imposition séparée. Par contre, si les revenus des conjoints sont inégaux, l’imposition commune procure une réduction d’impôt : le fait d’appliquer le barème d’impôt sur la moyenne des deux revenus réduit mécaniquement le taux d’impôt effectif du couple. Le gain pour ce couple est d’autant plus important que l’écart de revenus entre les conjoints est important et que les revenus sont élevés. Le quotient conjugal agit donc comme une prime à l’inégalité dans les couples, et une prime aux plus hauts revenus.

    Remarque : À côté du barème, il existe des dispositifs comme la décote, la prime pour l’emploi et la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus qui ont aussi des conséquences en termes de gain ou de perte pour un couple. On ne les présentera pas dans ce texte, on renvoie à l’étude très intéressante de Guillaume Allègre, Hélène Périvier et Muriel Pucci6 qui en détaille le fonctionnement.

    Pour une même situation du conjoint au revenu le plus élevé, la réduction d’impôt est maximale lorsque le second conjoint n’a pas de revenu, cas des femmes au foyer notamment. Le quotient conjugal agit, selon l’expression régulièrement employée, comme une prime aux couples mono-actifs, on y revient ensuite.

    Exemples de réduction d’impôt pour un couple mono-actif7

    Prenons le cas d’un couple dont la femme est au foyer et son conjoint est cadre dirigeant avec 120 000 euros par an : la réduction d’impôt apportée par le quotient conjugal est de 9787 euros8. S’il gagne 60 000 euros, elle est de 5994 euros ; si le conjoint est au SMIC, ce couple n’aura aucune réduction. Allègre, Périvier et Pucci ont calculé que l’avantage fiscal peut même atteindre 32 346 euros par an pour un revenu très élevé au-delà de 70 Smic, du fait de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus. De tels revenus ne sont pas fréquents, précisent-ils, mais 13% des couples mariés appartenant au décile supérieur de niveau de vie sont des couples mono-actifs, ce qui s’explique en partie par l’attractivité du quotient conjugal pour cette configuration de couple.

    N’assure pas l’égalité de traitement devant l’impôt

    L’imposition commune ne satisfait pas à l’exigence d’égalité de traitement devant l’impôt. Elle provoque, par rapport à une imposition séparée, l’augmentation du taux d’imposition effectif du conjoint à plus faible revenu, et à l’inverse, la diminution du taux d’imposition du conjoint au revenu le plus élevé. Constat reconnu par le Conseil des prélèvements obligatoires qui mentionne « le niveau élevé de taxation qui pèse sur le revenu du conjoint qui gagne le moins, en comparaison du niveau qui s’appliquerait si l’intéressé(e) était célibataire ou si l’imposition était séparée9 ». Les revenus les plus faibles étant très majoritairement ceux des femmes, l’imposition commune caractérise, selon la définition juridique, une discrimination indirecte envers les femmes10.

    L’égalité de traitement n’est pas non plus respectée car le traitement fiscal est différent selon les couples : les couples mariés ou pacsés font une déclaration conjointe, ce qui leur ouvre le bénéfice potentiel de la réduction d’impôt procurée par le quotient conjugal. Mais ce n’est pas le cas des couples en concubinage ou en union libre, qui eux font des déclarations séparément et ne sont donc pas éligibles à cette réduction. On peut penser que c’est parce que le mariage et le Pacs officialisent le couple et qu’il n’y a pas de vérification possible dans les autres cas. Mais en réalité, il y a une incohérence de l’administration fiscale puisque, pour l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), les couples en concubinage sont reconnus comme couples et doivent faire une déclaration commune, en cumulant leurs deux patrimoines immobiliers alors que le seuil de fortune qui déclenche la redevance de l’IFI est identique pour une personne et pour un couple. Ces couples sont désavantagés à la fois devant l’impôt sur le revenu et devant l’IFI.

    Il y a une autre incohérence, cette fois entre le traitement fiscal et social de couples (plus modestes, ceux-là) éligibles aux minima sociaux. Comme le font remarquer Hélène Périvier et Guillaume Allègre11, « s’agissant du RSA majoré versé aux mères isolées ayant un enfant, …/… l’union libre est reconnue comme une situation de mise en commun des ressources par le système social mais pas par le système fiscal ». Dans la pratique, c’est l’aide apportée à ces mères qui est minorée.

    Gain global pour un couple ne signifie pas gain pour chacun des conjoints

    Le quotient conjugal favorise les couples aux revenus inégaux. Considérons maintenant, non plus le couple comme une entité, mais les conjoints en tant que personnes et l’effet de l’imposition commune par rapport à une imposition individuelle. Parmi les couples mariés ou pacsés, 3% ont des revenus équivalents, pour lesquels donc le quotient conjugal n’apporte aucune réduction. Dans 75% des cas12, le revenu le plus élevé est celui de l’homme : par le mécanisme du quotient conjugal, il est donc imposé à un taux plus faible que dans le cas d’une imposition séparée ; à l’inverse, le revenu le plus faible (en majorité donc celui de la femme) est imposé à un taux plus élevé que dans le cas d’une imposition individuelle. Il en résulte un gain global pour le couple car la réduction d’impôt sur le revenu élevé est supérieure à la hausse d’impôt sur le revenu le plus faible.

    Mais s’en tenir à considérer le gain pour un couple n’a de sens que dans les cas de mise en commun des ressources des conjoints. Or c’est loin d’être le cas général. Parmi les couples dont les deux conjoints sont actifs, seuls 59% déclarent mettre en commun la totalité de leurs ressources, et seulement 30% parmi les couples pacsés13. Ce qui questionne la légitimité du principe d’imposition commune obligatoire. Concrètement, c’est la dimension des inégalités de revenus entre les femmes et les hommes qui disparaît de toute analyse se limitant au couple. Cette situation masque, dans la majorité des cas, une perte pour la femme et un gain pour l’homme.

    Que change le prélèvement à la source ?

    Avec l’adoption du prélèvement à la source, les couples mariés ou pacsés ont la possibilité d’opter pour un taux de prélèvement individualisé sur le revenu de chaque conjoint. Il faut garder en tête que cela ne change rien au montant total de l’impôt dû par le couple qui est toujours calculé de la même façon, avec donc ses différents problèmes. En proposant cette option, le fisc prend en compte, et vise à corriger, le fait que le revenu le plus faible se trouve surimposé. Concrètement, le taux individualisé pour le revenu le plus faible est fixé au même niveau que s’il résultait de l’imposition séparée. C’est ensuite le taux individualisé pour le conjoint au revenu le plus haut qui est calculé de manière à couvrir le paiement du reste de l’impôt. Cette option constitue une avancée au sens où elle permet que l’imposition commune ne cause plus une perte individuelle pour le ou la conjoint·e au revenu le plus faible. (Le gain global pour ce couple inégal n’est en rien modifié, c’est le conjoint au revenu le plus élevé qui en bénéficie). Mais c’est une avancée limitée car jusqu’à présent, il semble que très peu de couples se soient saisis de cette option pour le taux individualisé14, que ce soit par manque d’information et/ou de connaissance du fonctionnement du quotient conjugal.

    Le quotient conjugal constitue un frein à l’activité des femmes…

    L’imposition commune est caractérisée par différents travaux sur cette question comme un frein à la participation des femmes au marché du travail15. Le Conseil des prélèvements obligatoires entérine ce constat et reconnaît qu’elle entraîne pour le conjoint au revenu le moins élevé « une moindre incitation à obtenir des revenus d’activité16 », que cela « concerne majoritairement les femmes – en raison de revenus plus faibles en moyenne et de la répartition la plus usuelle des tâches domestiques au sein des couples ». L’offre de main d’œuvre des femmes est en effet plus sensible aux effets incitatifs à l’emploi, ou au contraire dissuasifs, qui résultent des politiques fiscales ou familiales : elle est plus « élastique » que celle des hommes du fait des normes sociales sur les rôles sexués.

    … contraire à l’objectif d’égalité entre les sexes

    L’accès à un emploi rémunéré (de qualité) est une condition nécessaire pour l’autonomie financière des femmes et pour l’égalité entre les sexes. C’est pourquoi les féministes – notamment mais pas seulement – sont favorables à l’imposition séparée. En Suède, les mouvements féministes ont obtenu, dès les années 1970, l’individualisation de l’imposition et des droits sociaux. « La réforme a permis de réduire considérablement le taux moyen d’imposition des femmes et a créé de fait les conditions financières favorables à l’entrée massive des mères-épouses sur le marché du travail durant les années 197017 ».

    Des critiques infondées contre l’imposition séparée

    Certaines personnes opposées à l’imposition séparée reprochent aux féministes de rejoindre la doctrine libérale en réclamant que le système fiscal soit réformé « pour inciter les femmes à travailler en pénalisant celles qui restent au foyer »18 ; elles leur reprochent de vouloir priver les femmes mariées d’un droit au « libre choix » d’avoir ou non un emploi. Tout d’abord, il s’agit, non pas d’obliger les femmes au foyer à avoir une activité professionnelle, mais simplement de ne pas les en décourager comme le fait actuellement le mode d’imposition conjointe. Ce qui est très différent.

    Mais surtout, l’idée qu’il faudrait défendre un libre choix de travailler ou non à réserver aux les femmes en couple relève d’une conception patriarcale néfaste et périmée. C’est cette conception qui a institutionnalisé la dépendance des femmes au foyer envers leur conjoint pour leur accès à la protection sociale et plus globalement pour leur subsistance. Avec les conséquences que l’on déplore aujourd’hui, à savoir la multiplication des situations de précarité après un divorce, une séparation ou lors de la retraite. En effet, le nombre de femmes séparées et seules avec enfants ne cesse d’augmenter – il a plus que doublé depuis 40 ans – avec parmi ces familles, une sur trois qui vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

    Parmi les femmes au foyer, beaucoup ont renoncé à avoir une activité professionnelle du fait du manque de modes de garde pour les enfants ou de leur coût trop élevé. Ce qui doit être garanti pour les femmes, ce n’est pas la liberté de rester au foyer mais la liberté d’avoir un emploi. Cela suppose de développer le nombre de places d’accueil à un coût abordable.

    Dans tous les cas, les couples ont et auront la liberté de décider qu’un seul conjoint travaille pour des raisons qui les regardent : mais il n’y a pas de raison pour que le coût impliqué par ce choix soit pris en charge par la collectivité. À l’heure où l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes fait consensus, la notion d’un libre choix de travailler ou non réservé aux femmes mariées (et subventionné par la société) n’est pas recevable.

    Une particularité française

    La France est le seul pays à avoir ce système de quotient, avec imposition commune du couple obligatoire, et cette attribution de parts. La plupart des pays qui appliquaient l’imposition commune obligatoire ont évolué depuis les années 1970 vers l’imposition séparée, qui est majoritaire dans l’Union européenne19. Certains pays offrent aux couples le choix entre conjugalisation ou individualisation. Concernant les enfants, les pratiques sont, là aussi, différentes. Certains pays octroient un crédit d’impôt ou un abattement en fonction du nombre d’enfants à charge. Mais d’autres pays ont choisi de ne pas tenir compte des enfants dans l’impôt, et c’est dans le cadre de la politique familiale, par des aides directes et des services, que passe le soutien à l’éducation des enfants.

    Si la conception de l’impôt entendue comme une « contribution commune répartie entre les citoyen·nes en raison de leur capacité contributive » est partagée par la plupart des pays, la notion de capacité contributive peut être discutée en lien avec les rôles respectifs de la fiscalité et de la politique familiale.

    2 – Un fondement théorique problématique

    Le dispositif de quotient conjugal et familial se veut la traduction du principe visant à asseoir l’impôt des citoyen·nes sur leur capacité contributive. Ce principe affirmé dès 1789 est difficilement contestable, mais on peut en questionner la mise en œuvre pratique. Qu’est-ce que la capacité contributive ? La France en a adopté une conception particulière à travers deux postulats. Le premier définit le foyer fiscal comme étant, non l’individu, mais le ménage : ce qui s’avère injustifié et de plus en plus inadapté aujourd’hui au regard des nouvelles configurations familiales. Le second entend prendre en compte les « charges » familiales (enfants, personnes âgées ou invalides) pour évaluer la capacité contributive du ménage. L’administration fiscale met en avant un principe « d’équité horizontale » interprété ainsi : « à niveau de vie initial comparable, deux foyers de composition différente doivent disposer d’un niveau de vie comparable après impôt ». La fiscalité se voit ainsi chargée en partie d’un rôle de politique familiale. Qui plus est, l’échelle d’équivalence fiscale utilisée pour comparer les niveaux de vie – échelle qui fixe le nombre de parts – diffère de l’échelle retenue par l’Insee et l’OCDE. Examinons les conséquences de ces deux postulats.

    Le ménage comme unité d’imposition

    Dès lors qu’ils sont en couples, unis juridiquement, les individus n’ont plus d’existence autonome devant l’impôt. C’est le couple qui constitue le foyer fiscal, l’hypothèse étant faite d’une mise en commun des ressources entre les conjoints (hypothèse non vérifiée, on l’a vu).

    L’imposition commune ne satisfait pas à la pleine citoyenneté

    À l’origine, l’imposition commune a été établie sur la base du modèle de famille patriarcale, où les hommes sont les chefs de famille, pourvoyeurs majoritaires des ressources et où les femmes, gestionnaires du foyer, sont considérées comme des « charges familiales » au même titre que les enfants. C’est alors l’époux qui est en apparence le seul contribuable, lui qui signe seul la déclaration d’impôt même si l’épouse a un revenu. Les femmes mariées sont « attachées au déclarant ». Depuis, accompagnant les progrès de l’émancipation des femmes, les choses ont évolué avec la disparition depuis 1982 de la notion de chef de famille et l’exigence de la double signature sur la déclaration papier. Mais aujourd’hui, la déclaration en ligne n’est de fait signée (électroniquement) que par un seul conjoint, l’homme dans la majorité des cas, même si l’autre peut la consulter et adresser au service fiscal une demande de rectification, ce qui ne garantit pas son implication.

    Il reste que la non-reconnaissance des personnes devant l’impôt dès lors qu’elles sont mariées ou pacsées ne satisfait pas au principe de pleine citoyenneté. De la même manière que la mise en œuvre des droits universels passe par l’attribution de droits propres, attachés aux personnes et non accordés au titre de conjoint-e (comme le sont encore aujourd’hui certains droits sociaux), la citoyenneté à part entière suppose une existence devant l’impôt et passe par un statut personnel de contribuable. Le système fiscal doit reconnaître les personnes adultes comme autonomes, indépendamment de leur sexe et de leur statut familial.

    L’imposition commune est inadaptée au vu de l’évolution actuelle

    Enfin, outre l’incohérence déjà relevée entre les traitements des couples selon leur statut juridique, l’imposition commune est devenue incapable de prendre en compte l’évolution des familles, avec les unions libres, les séparations, divorces, remariages et recompositions. Ce n’est pas la fonction de l’administration fiscale de vérifier la composition des couples, ni de « récompenser ou blâmer les différentes formes de vie familiale20 » en favorisant les couples mariés et pacsés au détriment des célibataires et couples en union libre. La diversification des configurations familiales questionne la pertinence de tout système d’imposition qui ne serait pas basé sur les personnes.

    L’objectif de neutralité de l’impôt par rapport au niveau de vie

    La France a choisi d’évaluer les capacités contributives en prenant aussi en compte les charges familiales. La capacité contributive est assimilée au niveau de vie. Une autre option, on y reviendra, consisterait à laisser à la politique familiale la fonction d’assurer le soutien aux familles, et à la politique fiscale celle de lever l’impôt des citoyen·nes en fonction de leurs revenus. Mais l’administration fiscale a mis en avant un principe de « neutralité de l’impôt par rapport au niveau de vie » avec le système de quotient et l’attribution de parts fiscales.

    Tout d‘abord, chacun·e peut avoir une perception de ce qu’est le niveau de vie, mais ce concept n’a pas de mesure objective définitive et son évaluation reste source de controverses. Plusieurs échelles d’équivalence existent, donnant des résultats très différents21. Ensuite, le principe d’équité horizontale tel que défini par le fisc aboutit concrètement à ce que l’impôt opère une redistribution verticale qui va des plus foyers les plus modestes vers les plus aisés. Examinons ces deux points.

    Niveau de vie et effets de l’échelle d’équivalence fiscale

    Pour comparer le niveau de vie de deux personnes seules, on compare assez intuitivement leur revenu. Mais ce n’est pas aussi simple dès qu’il s’agit de comparer le niveau de vie de ménages de composition différente. Il est nécessaire alors d’établir une « échelle d’équivalence » entre les différents membres du ménage en ce qui concerne leur consommation et d’évaluer les économies d’échelle procurées par la vie en commun. Ce qui donne lieu à des évaluations discordantes qui suscitent des controverses.

    Définition du niveau de vie et échelles d’équivalence

    Par définition, le niveau de vie d’un ménage est le même pour tous les individus du ménage, adultes comme enfants. Il est défini comme le revenu disponible total du ménage divisé par le nombre d’« unités de consommation » (ou de parts), ce nombre dépendant de la composition du ménage. On perçoit bien que si deux ménages disposent du même revenu global, l’un étant un célibataire sans enfant, l’autre un couple avec trois enfants, leur niveau de vie sera différent. Pour comparer le niveau de vie de ménages de composition différente, il est alors nécessaire de faire un certain nombre d’hypothèses pour appréhender les économies d’échelle que réalise un ménage de plusieurs personnes grâce au partage de biens collectifs (comme le logement et ses équipements, le chauffage, etc.) et pour évaluer la consommation comparée d’un adulte et d’un enfant selon son âge, etc. Cela permet d’établir une échelle d’équivalence et de définir des unités de consommation (uc). Il existe plusieurs échelles d’équivalence. La plus utilisée est celle de l’Insee, identique à celle de l’OCDE : le premier adulte d’un ménage compte comme 1 uc, les autres adultes ainsi que les enfants d’âge supérieur à 14 ans comptent comme 0,5 uc, et chacun des enfants de moins de 14 ans comme 0,3 uc.

    L’échelle d’équivalence utilisée pour l’impôt sur le revenu est notablement différente. Un couple y représente 2 parts (contre 1,5 pour l’Insee), ce qui est reconnu comme surestimé : à revenu identique, un célibataire a certes un niveau de vie plus élevé qu’un couple, mais il ne peut pas valoir le double du fait des économies d’échelle procurées par la vie en commun.

    Une famille avec 3 enfants de moins de 14 ans représente 4 parts pour le fisc, contre 2,4 pour l’Insee. Diviser les revenus de cette famille par 4 au lieu de 2,4 pour calibrer le taux d’imposition procure donc un gros avantage à ce ménage.

    L’échelle fiscale, en attribuant 2 parts au couple au lieu de 1,5 selon l’Insee, contre 1 part au célibataire, sous-estime de 33%22 le niveau de vie du couple par rapport à celle du célibataire. L’impôt du couple est sensiblement minoré par rapport à celui d’’une personne célibataire.

    L’échelle fiscale favorise ainsi les couples mariés ou pacsés par rapport aux célibataires et aux couples en union libre, et elle favorise les familles avec enfants, plus particulièrement encore à partir du troisième enfant (la part entière a été instaurée par les politiques natalistes adoptées après-guerre mais reste en vigueur aujourd’hui). La Direction générale du Trésor reconnaît que le quotient familial accorde à ces familles un avantage qui va largement au-delà de toute échelle d’équivalence. De son côté, le Haut Conseil de la famille reconnaît que « le quotient conjugal ne tient pas compte des économies d’échelle réalisées au sein du couple » et « s’éloigne donc du principe d’équité horizontale ».

    Remarque : adopter l’échelle de l’Insee en remplacement de celle du fisc permettrait simplement de limiter les évaluations disproportionnées de niveau de vie selon la composition familiale, mais cela ne règlerait aucun des autres problèmes pointés ici.

    Équité horizontale au détriment de l’équité verticale ?

    Le fait d’assimiler la capacité contributive au niveau de vie aboutit donc à favoriser anormalement certaines catégories. L’autre problème vient du fait que l’équité horizontale ainsi mise en œuvre opère une importante redistribution verticale des plus modestes en direction des plus aisés.

    Le principe énoncé de neutralité de l’impôt vis-à-vis du niveau de vie signifie que les ménages avec enfants doivent avoir, après impôt, le même niveau de vie que ceux sans enfant qui disposent des mêmes revenus avant impôt. La fiscalité devrait donc en quelque sorte neutraliser le coût d’un enfant pour ses parents quel que soit leur niveau de vie : un ménage de cadres supérieurs reçoit alors une aide supérieure de la part de la collectivité. C’est bien ainsi que fonctionne le quotient familial. On peut ne pas valider cette conception et lui préférer une équité qui ciblerait les enfants en visant à assurer à chacun d’eux un niveau de vie convenable quel que soit le revenu de ses parents.

    Équité horizontale – Solidarité horizontale

    Le concept d’équité, et à plus forte raison d’équité horizontale, suscite de nombreuses discussions. L’équité horizontale est généralement définie ainsi : deux personnes dans la même situation devraient avoir les mêmes droits et obligations. Le fisc l’interprète en identifiant « personnes » à « ménages », et « situation » à « niveau de vie ». On a vu que ces deux assimilations sont abusives et génèrent, à l’opposé même de l’objectif défini, de fortes inégalités de traitement devant l’impôt. On doit donc se demander si l’équité horizontale a une place dans le système fiscal.

    L’objectif d’équité horizontale est mis en œuvre par le principe de solidarité horizontale qui est à la base de la protection sociale. Il organise la redistribution horizontale dans différents domaines liés à la couverture de risques sociaux, à travers les cotisations sociales : redistribution des bien portants vers les malades, des actifs occupés vers les chômeurs, etc. En matière familiale, il organise la solidarité des personnes sans enfant vis-à-vis des familles avec enfants, et plus largement, la solidarité collective de la société vis-à-vis de l’éducation des enfants. En France, la solidarité relative à la prise en charge des enfants se trouve donc mise en œuvre à la fois par la politique familiale – avec les différentes allocations et services aux familles – et par la politique fiscale à travers le quotient familial. En plus de générer les inégalités déjà relevées, le système global fiscal et familial est illisible et incohérent.

    L’équité horizontale telle qu’interprétée par le fisc détériore fortement la redistribution verticale, alors même que l’impôt sur le revenu est un outil essentiel de notre système socio-fiscal pour limiter les inégalités de revenus et promouvoir la justice sociale. Faut-il alors choisir entre équité horizontale et verticale ? Ou plutôt, est-il pertinent de vouloir attribuer à l’impôt un objectif d’équité horizontale compte tenu de ses implications concrètes ?

    Les redistributions verticale et horizontale ne sont pas de même nature, elles n’ont pas le même objectif et elles entrent parfois en contradiction, comme ici lorsqu’on prétend les superposer dans l’impôt sur le revenu. Il y alors des choix politiques à faire.

    3 – Comment réformer ?

    Quelle articulation entre politique familiale et politique fiscale ?

    Au vu des éléments présentés ci-dessus, il semblerait plus rationnel de cesser de vouloir faire de l’impôt un outil de politique familiale, et plus simple de s’en tenir au principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». La fiscalité s’en tiendrait à considérer les ressources financières d’une personne pour définir sa faculté de contribuer. La politique familiale s’occuperait d’apporter le soutien de la société aux ménages avec enfants pour contribuer aux charges familiales à travers prestations et services. Nul doute que cette séparation des fonctions rendrait l’impôt plus lisible, plus transparent et plus juste, et de ce fait plus acceptable pour l’ensemble des contribuables.

    De même, elle permettrait de clarifier la politique familiale qui est elle aussi illisible. Aujourd’hui, se superposent en effet des prestations comme les allocations familiales (qui avaient vocation à être universelles23 avant de devenir en 2015 dégressives en fonction des revenus), des prestations sous conditions de ressources ou bien dégressives en fonction des revenus, des services financés totalement ou en partie par la collectivité, comme l’école, la mise à disposition de modes de garde d’enfants ou la prise en charge de leurs soins de santé, et enfin le quotient familial qui, lui, distribue une aide croissant avec le revenu. S’y ajoutent divers dispositifs de seuils ou d’abattements, avec le RSA, le RSA majoré et la prime pour l’emploi. Ensemble complexe qui brouille l’objectif actuel de la politique familiale.

    Quelle base pour la politique familiale ?

    Élever des enfants représente un coût, dénommé « charge », pour les parents (on considère ici la seule dimension économique) tout en étant utile à la société. La politique familiale devrait avoir pour objectif de définir et d’organiser le partage de ce coût entre parents et société en socialisant un certain nombre de dépenses ; de viser à réduire les inégalités de revenus entre les personnes avec des charges de famille (enfants et personnes dépendantes) et les personnes sans enfant en assurant ainsi une redistribution horizontale. Pour les gens se positionnant à gauche, il n’y a pas de raison pour que la société subventionne plus fortement les ménages les plus aisés. Ensuite, le débat doit être mené pour déterminer la part entre des prestations égales pour tout enfant au nom d’une prise en charge universelle, et des prestations ciblées sur les plus modestes24.

    La politique familiale ne doit pas avoir comme objectif d’encourager la natalité, qui par expérience se fait toujours au détriment de l’autonomie des femmes. Elle devrait simplement permettre aux femmes et aux couples de choisir librement d’avoir ou non des enfants, c’est-à-dire de ne pas laisser les contraintes budgétaires décider à leur place. Pour cela, elle doit donner aux parents les moyens de satisfaire leur choix.

    Pour un mode d’imposition séparé

    En résumé, le mode d’imposition commune avec son système de quotient est basé sur une justification dont on a vu le peu de cohérence et de robustesse. Il ne satisfait pas à l’exigence d’égalité de traitement : il surimpose les célibataires, les personnes sans enfant et les couples en union libre par rapport aux couples mariés ou pacsés ; il n’est pas adapté à l’évolution des configurations familiales ; il agit comme une discrimination indirecte envers les femmes ; il contrarie l’objectif d’égalité entre les sexes en désincitant à l’emploi des femmes ; il accorde une réduction d’impôt d’autant plus importante que le revenu du ménage est important. Une somme globale très importante est ainsi distribuée à contrepied de l’enjeu de justice sociale.

    Tous ces éléments plaident pour une réforme de ce système de quotient. Différents scénarios ont déjà fait l’objet de simulations25 : suppression du quotient conjugal (avec différentes mesures d’accompagnement), possibilité de choisir imposition séparée ou conjointe26, maintien ou non de la prise en compte des enfants dans l’impôt, etc.

    Seule l’imposition séparée (sans autre option), et donc la suppression du quotient conjugal, apparaît comme permettant d’assurer l’égalité de traitement devant l’impôt de toute personne, indépendamment de son sexe, de son statut marital, de sa situation professionnelle active ou non. Elle seule serait en cohérence avec l’objectif d’égalité entre les femmes et les hommes et de généralisation de droits propres attachés à la personne, en remplacement de droits dérivés accordés au titre de conjoint·es. Il serait temps de rompre avec la conception patriarcale de la famille qui imprègne les institutions depuis la protection sociale et la fiscalité jusqu’au marché du travail.

    Un forfait égal pour chaque enfant

    Concernant les enfants, il serait envisageable, y compris dans le mode d’imposition individuelle, de continuer à les prendre en compte dans l’impôt, chaque enfant pouvant être rattaché au choix à l’un ou l’autre des parents, mais sans le système de parts : chaque enfant apporterait un même crédit d’impôt27 au parent à qui il est attaché, quel que soit son revenu. C’est une option possible, mais elle continue à faire de la fiscalité un outil de politique familiale. Meilleure nous paraît être l’option de ne pas prendre en compte les charges familiales dans l’impôt, de transférer à la politique familiale le gain de recettes fiscales résultant de la suppression du quotient familial et de le transformer en un forfait égal pour chaque enfant. Ce forfait pourrait être fusionné avec les allocations familiales, redevenues universelles et attribuées dès le premier enfant.

    Neutraliser les effets négatifs sur les contribuables les plus modestes

    La transformation du quotient familial en un forfait égal pour chaque enfant supprimera la concentration de l’avantage fiscal sur les plus riches et bénéficiera y compris aux ménages qui ne sont pas imposables et ne perçoivent actuellement rien du montant distribué au titre du quotient familial.

    Le passage à l’imposition séparée est plus délicat car il faut considérer ses effets négatifs potentiels sur les couples les plus modestes. On a vu que le quotient conjugal favorise les couples mariés ou pacsés avec des revenus inégaux, ainsi que ceux à revenus élevés. Sa suppression signifie donc pour ces couples un supplément d’impôt qui sera d’autant plus élevé que le revenu est élevé. Cela va dans le sens d’une meilleure redistribution verticale. Il faut toutefois veiller à ce que les couples modestes qui font partie de ces couples inégaux ne soient pas perdants dans le changement. La réforme n’ayant pas pour vocation de procurer des recettes fiscales supplémentaires, tout ou partie de ces recettes pourra être utilisé dans cet objectif.

    Différentes études existent qui évaluent la répartition des gagnants et des perdants en fonction de leur niveau de vie, ainsi que les montants moyens de gain ou perte, dans la situation comparée entre imposition conjointe28 et imposition séparée29. Il en ressort que ce sont les ménages les plus aisés qui sont de loin les plus nombreux à être pénalisés – sans surprise donc, et sans problème -, pour un montant moyen de perte sensiblement supérieur à la perte concernant les ménages de faible niveau de vie. Bien moins de perdants donc parmi les ménages modestes et pour un montant très inférieur, mais qui justifie néanmoins de prévoir des mesures d’accompagnement.

    Quelques pistes

    Ce n’est pas l’objet de ce texte de formuler des propositions abouties. Il y aurait un choix politique préliminaire à faire : il faudrait en effet convenir démocratiquement d’un seuil de revenu en dessous duquel on refuse que les contribuables subissent une perte. À partir de là, diverses solutions peuvent être envisagées selon les critères que l’on se donne.

    Une option incohérente à éliminer

    Les scénarios étudiés par le Haut Conseil de la famille prévoient d’accompagner la suppression du quotient conjugal avec divers dispositifs visant à assurer une redistribution. Mais seuls les couples mariés ou pacsés seraient bénéficiaires de la redistribution prévue. Ainsi, alors que le passage à l’imposition séparée est motivé par la volonté de supprimer les inégalités de traitement entre d’un côté les couples unis juridiquement – qui bénéficient de la réduction d’impôt -, et de l’autre côté les célibataires et couples en union libre qui n’en bénéficient pas, les dispositifs étudiés dans ces scénarios reproduisent la même inégalité de traitement. Pour ne pas reproduire les inégalités qu’on cherche à éliminer, le critère pour décider des contribuables bénéficiaires de la redistribution ne doit pas continuer à être celui du statut marital. Cette redistribution peut être soit universelle, soit décidée politiquement sur un critère de seuil de ressources.

    On peut par exemple choisir une redistribution à caractère universel. Pour donner un ordre de grandeur, si les 11,1 milliards d’euros correspondant au gain annuel généré par la suppression du quotient conjugal étaient distribués entre les 38 millions de foyers fiscaux, chaque foyer toucherait 292 euros : ce qui serait approprié puisque c’est un gain supérieur à la perte moyenne supportée par les couples perdants se situant dans le premier décile de niveau de vie.

    On peut aussi opter pour une redistribution, non pas universelle, mais bénéficiant à la partie de la population se situant sous un certain seuil de revenu, qui serait à̀ déterminer. Différentes options sont ouvertes, fiscales ou sociales. On peut également décider de ne redistribuer qu’une partie du gain de recettes fiscales et d’utiliser le reste pour financer des politiques publiques permettant d’améliorer l’égalité́ d’accès à l’emploi pour les femmes et les hommes, à travers le développement de places d’accueil de la petite enfance. Ces politiques sont de toute manière indispensables. Ces pistes ne sont que des exemples qui gagneront à être discutées collectivement.

    Mais contrairement aux critiques formulées par ses adversaires, passer à une imposition séparée et y adjoindre un forfait égal par enfant, ce n’est en rien menacer la solidarité entre conjoints, ni attaquer la politique familiale. Le quotient familial est d’ailleurs loin d’en être le socle, en ne représentant qu’une part assez faible (10 à 14%) des dépenses publiques destinées aux familles.

    Conclusion

    L’imposition commune des couples avec le dispositif de quotient familial et conjugal génère inégalités, discriminations et incohérences, tout en coûtant très cher à la collectivité. Passer à un mode d’imposition séparée couplée avec un forfait égal attribué à chaque enfant permet de supprimer ces défauts et d’assurer l’égalité de traitement devant l’impôt. L’imposition personnelle rendrait l’impôt sur le revenu cohérent avec l’objectif de justice sociale et d’égalité entre les femmes et les hommes. La politique familiale reprendrait alors pleinement son rôle. Au-delà, la réforme du quotient conjugal et familial doit être l’occasion d’ouvrir un cadre global de réflexion pour rendre plus lisibles, cohérentes et justes les politiques familiales, fiscales et sociales.

    Christiane Marty, août 2021

    https://obs-justice-fiscale.attac.org/debats/article/quotient-familial-et-conjugal-pourquoi-et-comment-le-refo

    ANNEXE

    Barème d’imposition 2020

    Tranches de revenu

    Taux d’imposition

    De 0 à 10 084 €

    0 %

    De 10 085 € à 25 710 €

    11 %

    De 25 711 € à 73 516 €

    30 %

    De 73 517 € à 158 122 €

    41 %

    Au-delà de 158 122 €

    45 %

    Calculs présentés dans l’encadré page 5

    Réductions d’impôt pour un couple dont la femme est au foyer

    Cas 1 Revenu de l’homme = 120 000 euros ; Revenu de la femme = 0 euro

    Imposition conjointe : I = 20 412 euros ; Taux d’imposition = 17%

    Imposition séparée : I= 30 199 ; taux d’imposition = 25,2%

    = > réduction d’impôt procurée par le quotient conjugal = 30 199 – 20 412 = 9 787 euros

    Cas 2 Revenu de l’homme = 60 000 euros ; Revenu de la femme = 0 euro

    Imposition conjointe : I = 4 212 euros ; Taux d’imposition = 7%

    Imposition séparée : I= 10 206 ; taux d’imposition = 17%

    = > réduction d’impôt procurée par le quotient conjugal = 10 206 – 4 212 = 5 994 euros

    Cas 3 Revenu de l’homme = 14 772 euros (Smic) ; Revenu de la femme = 0 euro

    Imposition conjointe : I = O

    Imposition séparée I = 0

    => aucune réduction.

    1 Voir Un impôt juste pour une société juste, coord. JM. Harribey, C. Marty, Fondation Copernic, Syllepse 2011.

    2 Le quotient familial est particulièrement avantageux pour les familles nombreuses : il a été conçu en 1945 pour favoriser la natalité… mais il reste toujours en vigueur aujourd’hui.

    3 CPO, Rapport de mai 2011, page 201.

    4 Insee, « Imposition des couples et des familles : effets budgétaires et redistributifs de l’impôt sur le revenu », Mathias André, Antoine Sireyjol, document de travail, novembre 2019.

    5 En 2021, la réduction d’impôt du fait du quotient familial ne peut pas dépasser 1570 euros par demi-part fiscale.

    6 « Imposition des couples en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal », G. Allègre, H. Périvier et M. Pucci, 2019, OFCE working paper 5.

    7 Par défaut, on considère un couple hétérosexuel, mais c’est identique pour un couple homosexuel.

    8 Calcul fait sur le barème 2020. Détail en annexe.

    9 Rapport cité, page 204.

    10 La discrimination indirecte est définie comme la situation dans laquelle un dispositif ou une pratique, apparemment neutre, désavantage particulièrement des personnes par rapport à d’autres pour des motifs prohibés, parmi lesquels le sexe, « à moins que ce dispositif ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires ». On verra dans la suite du texte que les moyens ne sont ni nécessaires, ni appropriés.

    11 Hélène Périvier et Guillaume Allègre « Réformer le quotient conjugal », juin 2013, site de l’OFCE.

    12 « Écarts de revenus au sein des couples : trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », T. Morin, Insee Première, 1492.

    13 S. Ponthieux, « La mise en commun des revenus dans les couples », Insee première, 2012.

    14 Selon les dossiers de presse du Ministère en date de janvier 2020 « Bilan du prélèvement à la source » et de 2021 « Impôt sur les revenus 2020 ».

    15 Voir notamment « Les enjeux budgétaires et économiques de la réforme de l’imposition des revenus des ménages », O. Bargain, 2014 ; ou « L’impact de la fiscalité sur la participation des conjoints au marché du travail », Documents de travail de la DGTPE, 2007/05.

    16 Rapport cité, page 204.

    17 « La place relative de hommes et des femmes sur le marché du travail : une comparaison France-Suède », par Dominique Anxo et Anne-Marie Daune-Richard, Travail et emploi (1991).

    18 Voir « Contre l’individualisation des droits sociaux », Henri Sterdyniak, Revue de l’OFCE, 2004.

    19 Voir tableau comparatif des pays dans G. Allègre, H. Périvier et M.Pucci, Imposition des coupoles en France et statut marital : simulation de trois réformes du quotient conjugal, 2019, OFCE working paper 5.

    20 Comme le font remarquer C. Landais, T. Piketty et E. Saez dans Pour une révolution fiscale, Seuil, 2011.

    21 Voir « Calculer le niveau de vie d’un ménage : une ou plusieurs échelles d’équivalence ? » H. Martin, Économie et statistiques, 2017.

    22 Le quotient conjugal du couple représente la moitié de celui du célibataire aux yeux du fisc, contre 67 % selon l’Insee.

    23 Pas vraiment universelles, de fait, puisqu’un seul enfant n’y donne pas droit.

    24 L’évolution de la protection sociale depuis les années 1980 tend à limiter les prestations universelles et à adopter de plus en plus un ciblage sur les plus modestes. C’est une stratégie libérale qui entend limiter la protection sociale à un simple filet de sécurité pour les plus démunis·es, et à inciter les autres à recourir aux assurances privées.

    25 En particulier : Haut Conseil à la famille (HCF), Architecture de la politique familiale – Quelle évolution pour les 15 prochaines années ? 2011.

    – G. Allègre, H. Périvier et M. Pucci, Simulation de trois réformes du quotient conjugal, op. citée.

    26 Offrir le choix entre les deux modes d’imposition ne supprime aucun des avantages dont bénéficient les couples inégaux et les couples les plus aisés. Ces couples, s’ils sont bien informés, choisiront le mode qui minimise leur impôt, ce sera donc l’imposition commune.

    27 Le crédit d’impôt est déduit de l’impôt dû, mais il donne lieu à un remboursement par l’administration s’il se trouve être supérieur à l’impôt dû.

    28 On renvoie au dossier détaillé de Mathias André « L’imposition conjointe des couplés mariés et pacsés organise une redistribution en direction des couples les plus aisés dont les effets ont augmenté entre 2012 et 2017, dans Insee références, 2019.

    29 Étude déjà citée du HCF, et celle de Allègre, Périvier et Pucci.